Sables immuables – Audrey Gourjon

Manteau long russe, perruque Louis XVI, chapeau de cowboy et pieds nus, le vieillard se tenait debout, regardant au loin. Mâchonnant une vieille chique trouvée on ne sait où, il ne bougeait pas alors que le sable devait vraisemblablement lui brûler la voute plantaire. Tout autour de lui la plage s’étendait à perte de vue, l’océan trop loin n’était ni audible, ni même visible.

Il dénoua le cordon ballant de son chapeau et l’attacha à un morceau de bois pour se faire une canne

Audrey Gourjon Photo: Michel Cuny

Audrey Gourjon
Photo: Michel Cuny

à pêche rustique. Aujourd’hui, son défi était simple : attraper suffisamment de poissons pour les jours à venir. Il aimait les journées comme celle-ci qui pimentaient sa vie.

L’ancien s’empressa donc de rejoindre la mer à pied, l’outil modeste à la main : cela lui prit quelques heures tout de même. Il ne prenait jamais rien d’autres avec lui sauf le coquillage qu’il avait trouvé dans le sable quelques jours auparavant, et qu’il chérissait beaucoup. Le vieillard voulait l’appeler « sexy fruit » mais après réflexion, et en se rappelant ses lointaines notions de biologie, il ne lui semblait pas qu’un coquillage était un fruit. Il se contenta donc de son second choix de prénom : Blanche-neige, bien que la coquille fût brune.
– On aura du poisson frais aujourd’hui, tu verras, ça sera sympa ! dit-il en lui faisant un clin d’œil.
Tout en continuant de converser avec le coquillage, il arriva à l’océan, jeta son manteau pour s’asseoir sur sa fourrure, les anglaises factices de sa perruque touchant le sable. Il attendit des minutes, des heures : la notion de temps lui était étrangère depuis des lustres. Quand le soleil fut sur le déclin, il fit de son manteau un ballot dans lequel se trouvait une dizaine de poissons : il s’était grandement amélioré avec l’entrainement. Il se hâta de revenir à son cabanon qu’il avait quitté pour son défi du jour. Enfin, il se coucha sur son manteau et tira vers lui une couverture. Bien que la température fût constamment très chaude sur Terre, il la supportait et ce, malgré son âge avancé.
– Oh merde, j’ai failli oublier ! s’écria-t-il en se relevant précipitamment.
Il ressortit dans la nuit déjà bien avancée et se pencha pour ramasser une fine poignée de sable qu’il jeta dans un immense sac poubelle aux deux tiers plein. Il faisait ce rituel depuis toujours, du moins du plus loin qu’il se souvienne : ainsi plus d’une centaine de sacs étaient déjà remplis de la même plage et avaient été alignés derrière le cabanon. Il rentra, ferma les yeux et s’endormit après cette journée bien remplie.

Au matin du second jour, il ouvrit les paupières. Blanche Neige était à côté de lui et il sourit de ses dents pourries. Il la prit dans ses mains ridées pour la glisser dans sa poche. Il réajusta ensuite maladroitement sa perruque qui s’était décalée pendant son sommeil et se leva sous les rayons du soleil qui s’infiltraient par les interstices des planches de bois des murs. Il s’étira : son dos se bloqua. Désormais tout courbé, il se rendit sur la plage, mais comme il avait oublié son chapeau, il dut refaire son lent chemin dans le sens inverse pour le récupérer. – Tu n’es plus qu’un vieux squelette sur pattes parfois tu sais, se lança t-il avec une once de colère et de tristesse aussi.
Alors qu’il allait franchir son paillasson « welcome home alien », il entendit un ricanement. Il se tourna si vivement que son dos se débloqua dans un craquement sonore qui lui tira une larme de douleur. Un frêle oiseau l’observait depuis la toiture et émettait des sons étranges, moqueurs. Ni une ni deux, le vieillard dégaina sa fronde – faite main – de sa poche arrière, comme un gamin, puis tira sur le piaf avec une précision digne de son chapeau de cowboy. Le volatile hurla et, touché en pleine tête, s’écrasa pitoyablement aux pieds du vieillard. Ce dernier jubilait : cela faisait une éternité qu’il n’avait plus mangé de volaille ! Son repas quotidien se limitait en effet aux poissons et aux maigres herbes ou fruits qu’il pouvait récupérer de temps à autre dans les modestes végétations alentours. Pourtant, il y avait eu une époque où sa terre avait été surpeuplée d’oiseaux.
Tout en méditant là-dessus, il s’empressa de rallier l’océan pour nettoyer le crâne défoncé de son futur repas. Il se surprit à atteindre le rivage en moins d’une demi-heure alors que plusieurs heures lui étaient habituellement nécessaires pour ne serait-ce qu’entendre le ressac de l’eau. C’était impensable, mais il ne put qu’en conclure que son exploit lui avait donné des ailes. Il regarda le ciel, songeur. Un sourire en coin apparut sur son visage. Sacrée Terre tout de même ! Tous les experts des hautes autorités scientifiques s’étaient accordés à dire que les océans monteraient à cause du réchauffement de la planète, de la fonte des glaces ou d’autres trucs qu’il n’avait jamais vraiment captés. Tout ce qu’il savait, c’est que les mers n’avaient pas grimpé d’un centimètre par an mais bien de plusieurs mètres au cours des dernières décennies. S’ensuivit une terrible époque d’agitations mondiales qu’il avait fini par oublier : aujourd’hui seule comptait sa paisible retraite ici. Peu importait : oh oui peu importait !

Après avoir décortiqué l’oisillon, il le dévora avec tout l’appétit qu’un homme affamé pouvait avoir. Que c’était bon ! Il tenta de savourer chaque bouchée car il était probable qu’il ne re-goûterait plus de cette viande avant très longtemps. Il n’avait jamais su en effet si c’était la conséquence de la disparition précipitée de nombreux territoires sous les océans, mais ses terres avaient été envahies par de nombreux volatils. Il les avait connues noires de plumages quand le sable n’était alors même plus distinguable par endroit. La population d’oiseaux avait fini par chuter car il s’était nourri jusqu’aux derniers de ses représentants pour se rationner au quotidien. Il s’essuya la bouche avec l’une des boucles immaculées de son postiche et s’allongea sur le sol pour s’adonner à une petite sieste.
Au cours de son somme, il fit un rêve farfelu dans lequel il était au tribunal, jugé par un immense oiseau affublé de sa moumoute. Ebahi, le vieillard lui fit remarquer que cela faisait ressortir son joli plumage de volatile. Mais l’assemblée, constituée exclusivement d’oiseaux infirmes et à moitié dévorés, trouva la remarque offensante et s’empressa de réclamer la peine de mort pour le vieux fou. La parole fut alors à son avocate, Blanche Neige, mais comme cette dernière n’avait pas encore appris à communiquer, les piafs qui piaillaient ne la comprirent pas et sa défense tomba à l’eau. Enfin, la peine tomba : les bras de l’ancêtre seraient arrachés et serviraient comme branches de luxe pour le nid royal (car évidemment on était dans une monarchie d’aigles royaux). Le vieillard se mit alors à implorer la clémence du juge mais ce dernier, qui était un pic vert, ne l’écoutait déjà plus car il attaquait le bois de son pupitre à grands coups de bec. Alors qu’il était traîné dans la salle d’exécution des peines et qu’il se débattait du mieux qu’il pouvait, son rêve fut interrompu par une sensation d’humidité…

Le vétéran ouvrit les paupières et fut rassuré de réaliser que ce n’était pas son incontinence qui l’avait tiré de son cauchemar mais bien l’eau de mer qui venait lui lécher les pieds. Etrange…il ne lui semblait pourtant pas s’être endormi au bord de l’eau ! Alors qu’il se relevait pour repartir dans sa cabane, quelque chose de tout à fait singulier attira son regard : à quelques mètres de lui, un oiseau virevoltait près de son nid. Le vieillard se frotta les yeux pour être sûr d’être bien éveillé et sortit Blanche Neige de son manteau pour qu’elle le lui confirmât. Un oiseau pour la deuxième fois de la journée ?! C’était tellement inespéré que ça en devenait miraculeux ! Alors qu’il esquissait un mouvement pour prendre son arme, l’oiseau se mit à agir étrangement : il captura une brindille de son nid avec son bec et s’en alla la jeter dans l’océan. Puis il répéta l’opération sous le regard d’incompréhension du vieillard. Quel était le sens de ce geste ? Il n’avait jamais vu ce genre de comportements ! Un oiseau, détruire son propre nid ? Quelque chose clochait et il n’aimait pas la noirceur qui s’en dégageait. Il ferma hâtivement son manteau et s’empressa de rentrer chez lui pour fuir au plus vite l’oiseau de mauvais augure. Il s’endormit après avoir pris plus de temps que nécessaire à son rituel de sable.

Au matin du troisième jour, une forte odeur d’iode le tira de son sommeil. Paniqué, il se précipita hors de son logis et déboula sur la plage, le sable bouillant lui tirant aujourd’hui une grimace de douleur. La mer était aux portes de son foyer, l’écume se déposant désormais à une vingtaine de mètres devant lui. Son espace était ainsi réduit à un îlot dont il pouvait faire le tour en quelques minutes. Pour la première fois depuis longtemps, il eut peur. Terrifié, il s’époumona : « Demain ma terre ne sera plus ! » face aux flots pourtant bien tranquilles. Enfin, il transpirait et eut la pensée absurde qu’aujourd’hui son manteau lui serait inutile. Son effroi tétanisant s’en allait et revenait, comme rythmé par l’eau.
Quand il sortit de sa torpeur, il s’empressa de transporter chaque sac poubelle rempli de sable pour former une sorte de barrage sur le pourtour de son île. Les vagues venaient s’écraser pitoyablement contre les plastiques gris, dans un langoureux ressac, aussi cela le calma un peu. Il retourna dans son cabanon pour se désaltérer avec un peu d’eau dessalée. Il ajouta dans son breuvage une pointe d’alcool imaginaire provenant d’une bouteille vide depuis des lustres: cela le requinquait toujours dans les moments de fortes émotions.
Alors qu’il respirait déjà mieux, il se tourna vers son lit et lança :
– En tout cas, tu pourras bientôt rentrer chez toi Blanche-Neige !

Mais sa blague fit un bide car le coquillage, qui ne riait déjà pas beaucoup en temps normal, n’était même pas là pour l’entendre. Le vieillard manqua de s’étrangler avec son eau et souleva les couvertures : aucune trace du crustacée ! Il retourna brusquement les poches du manteau de fourrure, fouilla les moindres recoins de sa modeste cabane…au bout d’une heure de recherche désespérée, de larmes, de cris, il dut admettre l’impensable : Blanche Neige avait disparu. Il ressortit sur la plage et pleura autant de larmes que sa peine lui en tirait. Elle ne pouvait pas l’avoir quitté ! Il l’aimait tellement, il l’avait chérie dès leur rencontre ! Son regard brouillé s’attarda durement sur la mer qui cognait contre le barrage de plastique. C’est alors qu’il comprit : c’était la faute de ce foutu océan ! Comment avait-il fait pour ne pas s’en rendre compte plus tôt ? Il lui avait volé son amour, sa confidente ! Désormais il y voyait clair : la mer s’était insidieusement rapprochée pour lui reprendre sa belle. Il n’avait jamais autant haï l’océan, il ne supportait plus son va-et-vient de chaque instant qu’il trouvait à présent humiliant et dégradant comme si les flots le narguaient. C’en était d’ailleurs assez ! Il se rua sur les sacs de sable, en ouvrit un et balança des poignées entières de son contenu au visage paisible des eaux scintillantes. Il donna des coups de pieds de rage dans le sable de la plage : rien ne pouvait ébranler l’étendue d’eau. Vidé de toute son énergie, le vieillard s’écroula, impuissant.
Il resta prostré jusqu’à ce que la nuit tombe. Un demi-croissant de lune apparut alors et balaya son visage, soulignant ses rides un peu plus creusées par ses larmes incessantes. C’était fini et il le savait. Il se redressa sur ses jambes tremblantes et se dirigea vers l’océan : il allait se noyer et la retrouver. Au moment où il enjambait un sac de sable, la lune pointa de sa clarté le sommet d’une montagne dressée. Le vieillard stoppa son avancée, hypnotisé par le spectacle. Ce sommet n’avait pourtant jamais existé, il en était sûr, et n’avait donc pu apparaitre que durant ses dernières heures de tristesse solitaire. Trop épuisé de toute façon pour réfléchir, il s’agenouilla, se prosterna devant l’éminence. Enfin, il ferma les yeux et chuchota dans le sable des paroles inaudibles. La lune sourit.

Au matin du dernier jour, l’île avait été complètement engloutie par les eaux. Le soleil était toujours plus ardent et la montagne ne semblait n’avoir jamais été. Certains sacs plastiques, désormais éventrés, flottaient pitoyablement aux côtés de l’unique vestige de l’homme : son chapeau de cow-boy.

2 Comments

  1. Répondre
    Benjamin 24 septembre 2014

    Superbe nouvelle ! J’ai apprécié la lire avant de retourner en cours.
    En tout cas, le message qui se cache derrière passe très bien. Nous devons agir dès maintenant pour cette si belle planète !

  2. Répondre
    Ulrich Talla Wamba 1 février 2015

    J’aime…Tous mes encouragements pour l’initiative. Et également pour les lauréats.

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