Deux heures avant l’infini – Antoine Rigaud

– Je n’aurais jamais pensé que ça se termine comme ça.
Valentine est là. A mes côtés. Le ciel est en feu. Tout est en feu. Un navire s’embrase. Des cris. Beaucoup de cris. C’est le chaos. Les gens s’affolent. C’est la fin. L’air devient brûlant. Mes poumons brûlent. Encore et encore. Les étoiles tombent dans un vacarme assourdissant. La terre tremble. La lumière devient aveuglante. Tout devient lumière. Encore et encore. La pression me plaque au sol. Je lâche la main de Valentine. Je me mets en boule. Tout autour de moi disparaît. Je brûle. Je meurs. Encore et encore.
Je me réveille.

L’air est rouge. L’air est chaud. Pesant. J’émerge. Mon cauchemar résonne encore. Encore et encore.

J’ouvre les yeux. Je suis debout dans mon salon. Le salon est rouge. Je dormais ? Non, je suis debout. Je me sens mal. De grosses gouttes de sueur perlent sur ma peau. Je palpite. Ma respiration est saccadée. Je fixe le mur. Tout est rouge. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. J’ai la tête qui tourne. Je suis drogué ? Je reprends mes esprits. Je prends conscience de la situation. Je sursaute.

Comment ? Comment ai-je pu m’endormir maintenant, alors qu’il reste si peu de temps ? Je jette un coup d’œil rapide au réveil. Minuit. Ce n’est pas possible, non. De toute évidence ça n’a pas encore commencé. Il a dû s’arrêter hier. J’essaie d’aller vers la fenêtre. Je titube. Je manque de tomber. Je me rattrape au rebord d’une étagère. Je me redresse et écarte d’un geste vif les rideaux. Il fait nuit. Déjà. Du douzième étage de mon immeuble, la vue est bonne. De grands panaches de fumée noire s’échappent des grands boulevards : plusieurs quartiers sont en feu. Je ne suis pas inquiet. La ville entière est baignée dans cette lueur rouge. Machinalement, je regarde le ciel. Rien. Quelle heure peut-il bien être ? Comme pour me répondre, les cloches de l’hôtel de ville se mettent à sonner. Je compte fébrilement les coups de semonce du beffroi. Un, deux… Je sais que chacun d’entre eux me rapproche un peu plus de minuit. Quatre, cinq… Je ferme les yeux. Sept, huit… Arrête-toi, maudit glas ! Neuf. Dix. Coup de massue. Plus que deux heures. Plus que deux heures avant minuit.

FIN

Deux heures avant l’infini

Arrivé dans la rue, je suis confronté à un étrange spectacle : des centaines, des milliers de passants marchent lentement, la tête basse et le regard perdu. Ce cortège surnaturel déambule sans bruit dans les artères rouges de la ville, insensible au chaos ambiant. Les vitrines des boutiques sont pour la pluparts brisées et des flammes rongent les hauts gratte-ciels de verre. Je reste un moment à observer ce balai silencieux avant d’y prendre part à mon tour. Uniquement vêtu d’un peignoir et d’un caleçon, moi aussi je déambule à pas feutrés parmi les voitures calcinées. J’observe le visage de tous ces gens, ils ont l’air ailleurs, leur regard est vide. Ils ne sont que l’ombre d’eux-mêmes et cette lueur rouge, enivrante, se reflète sur leur face. Moi aussi je me sens vide. Moi aussi je me sens creux. J’ai l’impression de m’évaporer lentement, j’oublie les futilités. Je me vide de mes sensations. J’oublie. Je ne peux plus affirmer avec certitude ce que je faisais ce matin. J’oublie tout. Tout part.

Je dois ressembler à ces gens. Je dois avoir l’air perdu moi aussi. Même mon propre corps me semble étranger. J’ai l’impression qu’ici l’air est plus dense, j’ai du mal à respirer. Je marche sur un éclat de verre qui m’entaille profondément le pied. Le sang coule abondement et vient maculer le bitume de rouge. La douleur, tout d’abord très intense, s’estompe en quelques secondes. Je ne sens plus rien. Tout est rouge. Je regarde le ciel, il est dégagé. Sur la voute rougeâtre, les étoiles semblent scintiller plus frénétiquement que d’habitude comme si cette assemblée céleste voulait avec impatience que le spectacle commence.

Du mouvement me tire de ma contemplation. Quelques mètres devant moi, un vieil homme s’agite. Il cherche péniblement quelque chose et parle d’une voix affolée.

– Mon feutre !, répète-t-il sans cesse. (J’arrive à sa hauteur.) Mon feutre ! J’ai perdu mon feutre ! Quelqu’un l’a vu ? Toute ma vie j’ai porté ce chapeau, je ne veux pas mourir sans ! Je ne veux pas !

Le vieil homme est déjà loin, toujours courbé à la recherche de son couvre-chef. Je veux… je ne suis même pas certain de vouloir quelque chose, d’avoir le moindre désir. Pas de dernier verre, pas de dernier repas. Je me sens vide de tout. Peut-être juste un peu impatient d’enfin voir comment c’est, de mourir. Je ne pense pas qu’il y a quelque chose après, je le sais. Je pense qu’on cesse d’être tout simplement, on passe de vivant à rien en une poignée de secondes. On disparaît, c’est tout : pshiiit. Je ne suis pas effrayé, mais cette poignée de secondes m’a toujours intrigué : que se passe-t-il dans nos têtes juste avant que tout s’arrête. A quoi pense-t-on durant ce moment éphémère ? Disparaître de l’espace-temps, ça ne doit pas laisser indifférent tout de même. Plus jeune, j’avais élaboré tout un tas de théories alambiquées et farfelues. Maintenant, je sais que je vais être rapidement fixé. Plus qu’une heure.

Sans que je ne m’en aperçoive, mes pas m’ont guidé vers un petit parc à flanc de colline qui surplombe le port en contrebas. L’endroit est calme et le panorama plaisant. C’est bien, d’ici la vue sera bonne. Je m’accroupis lentement dans l’herbe tendre. Je n’avais jamais remarqué que j’aimais son contact, c’est sans doute quand on sait qu’on va en être privé que les choses deviennent agréables. Le port est paisible, la mer placide. Au loin, un voilier avec une grande voile blanche dérive lentement près de la ligne d’horizon. Je suppose que des personnes ont tenté de fuir à l’autre bout de la planète pour échapper à l’inévitable. C’est peine perdue. Dans le port aussi, de larges panaches de fumée aux différentes nuances de gris viennent barioler les cieux. C’est ironique, quand même, pensé-je avant de m’allonger dans l’herbe. Il ne reste plus qu’à attendre, je ferme les yeux.

– C’est ironique quand même.

Je me relève rapidement, ce n’est pas moi qui ai parlé. Assise à côté de moi, une jeune femme sortie de nulle part me parle.

– La météorite, je veux dire. C’est ironique, non ?

Je ne sais pas quoi dire, elle est juste à côté de moi mais je ne parviens pas à la voir, à saisir ses traits. Elle tourne la tête et poursuit :

– Alors que la Paix Mondiale vient juste d’être signée, c’est la fin du monde. C’est ironique, je trouve. Je suppose que contre une comète on ne peut pas vraiment lutter. On n’était pas préparé, c’est tout, ce n’est pas comme dans les films. Tant pis.

Elle a dit « tant pis » comme si elle avait oublié d’acheter du lait, avec un détachement total, et étonnamment, la présence de cette inconnue me rassure. Toujours en regardant l’horizon, elle continue à parler.

– La date aussi est ironique. Le jour de l’An passé de quatre secondes… On n’aura pas vraiment le temps de voir 2042. Remarquez : quatre secondes de paix mondiale, ça doit être notre record.

J’ai l’impression que ce sont mes pensées qui sortent par sa bouche. Elle se retourne vers moi, son visage m’a l’air familier. Familier et lointain à la fois. Je reste silencieux.

– Ils ont dit qu’on ne verra la comète qu’une minute avant l’impact. Et qu’on sera tous mort avant même qu’elle ne touche le sol. Elle va compresser l’air et le faire chauffer jusqu’à atomiser chaque molécule de nos corps en quelques secondes, comme ça : pshiit. C’est rassurant, je trouve. Que ce soit rapide.

Elle attend une réaction de ma part mais je ne peux rien dire, je suis pris d’un étrange malaise. J’ai une impression de déjà-vu. Voyant que je ne réponds pas, elle s’approche un peu plus de moi et se couche à mes côtés.

– Tu penses que les astronautes sur Mars vont survivre ? Ce seront les derniers.  (Je ne réponds toujours pas, la sensation de malaise s’intensifie.) Enfin, bon, conclue-t-elle dans un soupir.

Je sais que j’ai déjà vu tout ça.

Soudain, des cris. Les quelques personnes présentes avec nous dans le parc pointent le ciel du doigt : dans la constellation du Cygne un minuscule point blanc est apparu. C’est elle. Ca y est, c’est l’heure. Plus que quelques minutes avant minuit, avant la fin. La jeune femme blottie contre moi prend ma main et la serre fort.

– Je n’aurais jamais pensé que ça se termine comme ça.

Cette phrase… mon rêve… je crois comprendre. Enfin. Mes théories enfantines n’étaient pas si extravagantes. Je suis déjà mort. Tout ceci je l’ai déjà vécu. Comme pour me confirmer ce que je sais déjà, une vision m’apparaît. Je me contemple. Mon double mystique se tient droit comme un I juste devant moi. Il me parle. Je me parle. Je dialogue avec la partie la plus lucide de ma conscience. « Combien de fois as-tu déjà vécu tout ça ? Mille ? Deux mille ? », me demande-t-il.

C’est étrange de se parler à soi-même, « c’est ça la mort ? » « Tu n’es pas encore mort, me dit-il. Ce que tu es en train de vivre c’est l’infime battement qui la précède, un infime moment qui dans ton esprit s’étend à l’infini. Un instant qui se répète, encore et encore, pour l’éternité dans une fraction de seconde suspendue dans le temps, irréelle et pour toi absolue. Tu as déjà vécu ces deux heures des milliers de fois et à chaque recommencement tes souvenirs s’estompent un à un, tes sens se floutent un peu plus, ton passé et ton présent se confondent. Tu disparais. Regarde : tu ne parviens déjà plus à reconnaître ta compagne. »

Je regarde la jeune femme allongée près de moi et qui me tient toujours fermement la main en fermant les yeux. J’ai vécu avec elle alors ? Une immense déflagration me fait relever la tête. Des boules de feu tombent du ciel : de petites roches qui accompagnent la comète explosent en pénétrant dans l’atmosphère. Le sol tremble. Mon double, imperturbable, continue son discours. « Tu auras de moins en moins conscience de cette réalité qui n’en est pas une mais jamais tu n’en réchapperas. La mort n’existe pas pour les vivants, après la vie, c’est l’infini. Encore et encore. Dans quelques réveils tu n’auras plus assez de lucidité pour comprendre tout ça. Tu régresseras sans fin, encore et encore. Et quand tu ne seras plus qu’une image, plus qu’une sensation… tu régresseras encore. Une éternité. Une éternité à revivre les mêmes instants, encore et encore, dans une boucle sans fin. ».

Le minuscule point blanc dans le ciel se fait plus gros, il ne reste plus que quelques secondes. Le vent se lève, les gens crient. Mon double continue de répéter « Encore et encore ! » Plus que quelques secondes et c’est fini. L’air devient étouffant. Au loin le voilier blanc s’enflamme comme une torche. Les cieux s’embrasent. Le monde devient fureur et chaos. La comète luit de mille feux, éclaire le ciel comme un soleil. Je lâche la main de la jeune femme. J’ai peur maintenant. Je panique. Tout est en train de disparaître. La chaleur devient insupportable et je me love dans cette fournaise. « Encore et encore ! » Je ferme les yeux. Je suis revenu en position fœtale. Je devine autour de moi le monde qui s’efface dans la lumière. Tout s’efface. Tout disparaît dans le chaos et la lumière. Je brûle. Je disparais. Je suis plus léger. Je ne suis que sensations. J’ouvre les yeux.

Réveil.

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