Elvie Latête était une future adulte rêveuse.
Un peu crédule, aussi.
La preuve : son premier lundi d’école primaire se passa en grande partie dans les toilettes derrière le préau, entre un urinoir et une poubelle un peu trop pleine. On a vu plus glorieux – et tout ça à cause de trois CM1 trop taquins. Elle avait trop tardé sur le chemin, s’attardant sans cesse pour admirer les chenilles dans les haies de son lotissement. Lorsqu’elle était enfin arrivée devant la grille de l’école, en même temps que les trois grands, ils avaient trouvé malin de l’asticoter.
La bouche d’Elvie s’était arrondie en un o muet. Les trois copains, mortellement sérieux, avaient enfoncé le clou.
La terrible sentence n’avait pas eu sur Elvie l’effet escompté : les yeux dans le vague, elle s’était demandé si les grenouilles pouvaient parler aux chenilles, si elles pouvaient devenir amies, et puis quel effet ça lui ferait de manger des mouches, et puis –
Déçu de voir leur victime leur échapper, un des garçons avait alors lâché :
Après un instant de réflexion – les grenouilles avaient-elles des orteils ? – Elvie s’était figée. Elle avait jeté un coup d’œil à ses sandales neuves, terrorisée. Les orteils grignotés… Ça devait affreusement chatouiller !
Évidemment, quand la fameuse sorcière – une toute petite dame avec des cheveux gris et un grain de beauté sous l’œil gauche – dénicha enfin sa petite démissionnaire, elle voulut la gronder. Mais devant la forme chétive, écrasée entre un urinoir et une poubelle un peu trop pleine, les orteils désespérément recroquevillés, même une vraie sorcière se serait attendrie.
Elvie comprit tout de suite à qui elle avait affaire. Elle ne pleura pas, ne cria pas : fataliste, elle se consola en se disant que même sans orteils, les grenouilles pouvaient sûrement devenir amies avec les chenilles. La tête haute et les pieds ratatinés, elle suivit la sorcière jusqu’à sa salle de classe. Chance inouïe ? Manque d’appétit ? Ce jour-là, Elvie garda ses orteils et sa forme bipède. Elle s’assit tout au fond de la classe et s’efforça d’écouter la leçon. Elle y parvint pendant trente bonnes secondes, avant de se laisser distraire par une tache en forme de lézard sur son bureau. Elle passa une dizaine de minutes à la scruter en plissant les yeux, puis, une à une, s’appliqua à lui dessiner des plumes sur le dos.
Tout le reste de l’année, miraculeusement, Elvie arriva à l’heure.
Elvie Latête était une future adulte songeuse.
Un peu naïve, aussi.
La preuve : au collège, lorsque ses camarades lui trouvèrent le doux surnom de Latête-ailleurs – dont le rival, Latête-en-l’air, était pourtant déjà bien installé –, elle ne comprit pas. Elle se contenta de froncer les sourcils en demandant :
Victoire par KO technique : Latête-ailleurs (ou Latête- à-Yeure, du coup) l’emporta.
Elvie n’eut rien à y redire. En fait, elle emporta illico son surnom dans ses rêveries : Yeure devint son refuge. Elle l’imaginait comme une petite ville, ou peut-être comme une grande métropole, mais plutôt comme une petite ville. Remplie de visages amicaux les jours où elle se sentait seule, presque vide le reste du temps. Avec une rivière de chocolat pas très loin évidemment. Ou parfois une rivière tout court, quand elle avait soif.
Elvie passa à Yeure les plus belles heures de son adolescence.
Le temps de l’enfance, après s’être attardé pour boire un thé, dut laisser sa place près du feu à l’âge adulte. Elvie s’en accommoda sans doute moins mal que ses camarades, dans la mesure où elle ne fit rien de spécial pour s’en accommoder. Les jours où le monde la tourmentait un peu trop, elle se contentait de se réfugier à Yeure. Les impératifs – urgence de trouver sa voie, obligation de se faire une place, injonction au bonheur – ne savaient pas comment l’y suivre.
Elvie prit son temps, papillonnant d’une année sabbatique à une première année de licence de biologie et d’un service civique à une première année de lettres modernes. Le portefeuille parental se montrant récalcitrant, elle finit par se résoudre à plonger dans le grand inconnu de la vie professionnelle. À vingt-deux ans, Elvie devint donc postière – ce n’était certes qu’un job d’été, mais les factures étaient payées et le portefeuille parental satisfait. En septembre, Elvie fut prise d’un grand vertige, dont même Yeure ne parvenait pas à la délivrer : la rentrée approchait, et elle était à court d’idées.
Alors, le job d’été devint CDD. Puis CDI. Après tout, Elvie aimait bien faire du vélo… La distribution, ça allait. Les gens étaient polis – les facteurs inspirent toujours la sympathie. Le tri du courrier le matin ? Ennuyeux. Quand elle n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent, elle choisissait quelques enveloppes, jouait avec les noms, les lieux, la qualité de l’encre et du papier, la forme des lettres tracées, et se plaisait à imaginer leur contenu. Une déclaration d’amour ? Une recette de cuisine ? Une facture impayée ? Un certificat médical ? Et puis parfois, comble de la chance, Elvie se voyait confier des cartes postales. Les enveloppes se plaisaient à dérober leurs secrets du regard curieux d’Elvie ; les cartes postales, au contraire, exposaient leur impudeur à l’indiscrétion de la jeune factrice. Elle les dévorait toujours trop vite et puis les retournait. Dans les photographies idéalisées de métropoles, de lagons ou de montagnes, Elvie trouvait un je-ne-sais-quoi de Yeure et s’y perdait.
Son cocon était toujours à sa portée ; et pourtant, parmi les centaines de courriers qui passaient entre ses mains chaque jour, aucun n’en venait jamais – Elvie en était certaine, puisqu’elle lisait systématiquement les adresses de leurs expéditeurs. Elle se sentait un peu bête à chaque fois qu’elle retournait une enveloppe, juste pour vérifier. Mais elle ne pouvait pas s’en empêcher : et si elle découvrait enfin sa place derrière cette lettre-ci, ou celle-là ? Perdu. Encore perdu… Des milliers de lieux se laissaient caresser par son regard, en éteignant chaque fois un peu plus la lueur d’espoir. Certains avaient un nom imprononçable ; d’autres ressemblaient à des jeux de mots. Mais la majorité d’entre eux était tout simplement devenue monotone. Et Yeure, toujours, lui échappait.
Elvie Latête était une adulte dissipée.
Un peu maladroite, aussi.
La preuve : un dimanche, quand une inconnue lui fit remarquer qu’elle venait de nouer ensemble les lacets de ses chaussures, elle ne trouva rien de mieux à faire que trébucher et s’étaler au milieu du parc. Sous les yeux de la passante médusée, le nez sur une pomme de pin. Les paupières à quelques centimètres d’une chenille offusquée par cette grossière intervention.
Elvie n’eut même pas le temps de lui présenter ses excuses : l’inconnue l’aidait déjà à se relever. Un pardon fut bafouillé, des inquiétudes écartées et des lacets renoués puis, après quelques instants de gêne, ce fut le rire qui l’emporta. Un rire tout doux, un peu grave et pas moqueur pour un sou.
Bien entendu, Elvie était effectivement à Yeure – rien de plus naturel, donc, que d’y inviter sa nouvelle amie. Ça tombait bien : Hiba avait justement besoin d’un peu de Yeure dans sa vie.
Elle travaillait juste à côté du parc, dans un petit bureau sans fenêtre, et venait s’y échapper tous les midis, même le week-end. Oh, il n’était pas bien grand, ce parc, et même en prenant son temps, on en avait vite fait le tour. Mais ici, au moins, Hiba pouvait oublier le gris de la ville et se donner l’illusion de respirer autre chose que la pression du quotidien. Elle pouvait y faire de jolies rencontres aussi.
Tous les midis, elle y rencontra donc Elvie, et elles devinrent solitaires à deux.
Elvie Latête était une adulte distraite.
Un peu aveugle, aussi.
La preuve : ce matin de novembre où elles s’étaient aventurées hors de leur parc pour lui acheter des chaussures sans lacets, elle ne s’attendait pas à se retrouver elle-même enlacée par son ex-meilleure amie et à présent très officielle petite amie.
Elvie Latête était une adulte décalée.
Un peu triste, aussi.
La preuve : malgré les années qui s’égrenaient et la présence aimante d’Hiba, elle se sentait inextricablement attirée vers… où ? Yeure s’effaçait, désespérément intangible. Les efforts d’Elvie pour la trouver l’épuisaient ; autant s’échiner à capturer un ruban de fumée.
Les premiers signes du naufrage furent discrets.
Un mardi, elle laissa passer une carte postale sans la lire. Elle ne s’attarda même pas pour admirer les eaux scintillantes du Bassin d’Arcachon en plein été ; elle rangea simplement la carte dans le bon casier et continua son tri d’automate.
Ensuite, elle cessa de lire les adresses derrière les enveloppes.
Et puis, elle commença à bâcler ses tournées : elle revenait parfois avec la moitié du courrier sans l’avoir distribué, et le retard s’accumula jusqu’à ce jeudi tout gris où elle renonça tout simplement à venir travailler.
À partir de là, Elvie s’abîma dans le fil des semaines qui défilaient, semblant elles-mêmes sombrer dans une inlassable fatalité.
Elle arrêta de sortir seule de leur petit appartement sous les toits. Puis de s’alimenter, ou alors c’était forcément du bout des lèvres, en mâchonnant mollement de minuscules portions. Puis de se laver sans aide. Puis, peu à peu, de se lever.
Il y avait toujours Hiba. Hiba, qui l’encourageait, la câlinait doucement, la tirait jusqu’au parc, lui souriait tendrement, la faisait glisser dans des bains chauds, la nourrissait patiemment, lui murmurait des mélodies, la faisait parfois rire faiblement. Hiba, qui partait travailler le cœur déchiré de devoir l’abandonner. Elvie restait alors étendue sur son côté du lit, fixant le plafond d’un regard perdu dans trop de cernes. Elle ne cherchait plus Yeure ; elle ne cherchait plus rien.
Et Hiba l’observait.
Elle remarqua le rose sur les pommettes d’Elvie se faner un peu plus tous les jours.
Elle remarqua ses gestes plus lents, la rareté de ses moments d’attention, ses siestes à n’en plus finir. Comment pouvait-elle à la fois dormir autant, et paraître si exténuée ? Elle remarqua aussi ses larmes, qui coulaient trop souvent, trop silencieusement, trop spontanément et sans raison apparente, comme si Elvie avait simplement oublié de fermer un robinet.
Un matin d’automne, elle tira doucement sur la main de la coquille en forme d’Elvie. Amorphe, la coquille se déplia, suivit Hiba, se laissa entourer de tissu. Se réveilla un peu en sentant la bruine lui picoter le front ; il était encore tôt. Ce ne fut qu’en arrivant devant la gare qu’elle remarqua le sac à dos d’Hiba.
Elvie, mollement.
Hiba – pas très douée pour les sourires encourageants.
Un fois dans le train, elles ne furent pas trop de deux pour hisser l’énorme sac à dos sur le filet à bagages. Elles se laissèrent enfin tomber sur leurs sièges au moment précis où le sifflet de la cheffe de gare retentissait sur le quai. Elvie avait la place contre la fenêtre, derrière laquelle défilaient des paysages embrasés d’aurore, mais elle préférait regarder Hiba, assoupie la tête sur son épaule. Elle admira pensivement l’ombre de ses cils sur sa joue, caressa le grain de beauté à la commissure des lèvres, et se promit de faire mieux. Pour elle. Parce que jamais elle ne pourrait mériter Hiba, mais qu’Hiba ne méritait pas ça. Ses traits étaient tirés et quelques fils blancs étaient apparus sur ses tempes – à force de travailler ou de s’inquiéter ? Elvie passa ses bras autour de l’amour de sa vie et posa son menton sur ses cheveux ; à son tour, elle laissa ses paupières se refermer.
Oh, elles n’étaient pas les seules passagères du wagon. À vrai dire, il était plutôt bondé. Pourtant, personne n’osa les déranger pendant le reste du trajet : même au milieu de tous ces gens, entrelacées, elles étaient seules au monde.
Ce fut donc l’arrêt du train qui les réveilla.
Elles passèrent quatre jours à explorer Vichy, flânèrent au marché, goûtèrent l’eau des thermes des Célestins, et visitèrent la pastillerie – deux fois, pour s’assurer d’avoir bien profité de la dégustation. Le cinquième jour, elles partirent en randonnée le long de l’Allier.
La plupart du temps, le gros sac à dos restait sur les épaules d’Hiba ; parfois, Elvie parvenait à le lui arracher. Mais elle ne s’en chargeait jamais bien longtemps ; ses jambes de chiffon la portaient rarement plus de quelques dizaines de minutes. Elles laissaient passer devant elles les randonneurs les moins expérimentés ; même les familles avec poussettes les devançaient. Qu’importe ! Hiba riait quand Elvie s’arrêtait pour admirer les chenilles, écouter les grenouilles ou toucher les plantes biscornues sur le bord du chemin – ces pauses-là étant généralement suivies de nouvelles haltes pour lui permettre de plonger ses doigts irrités dans la fraîcheur du fleuve. Elles ne se lâchaient pas la main, préférant se serrer à deux sur un bord de la route pour laisser passer le reste du monde que se séparer quelques secondes.
Les joues d’Elvie rosissaient un peu ; elle se sentait toujours vide, mais de moins en moins creuse.
Quand, après six jours de marche, elles arrivèrent à Moulins, Hiba lui lâcha la main. Avec un sourire rassurant, elle la laissa devant le magasin de bricolage et en ressortit au bout de quelques minutes en agrippant fermement un sac en plastique tout boursouflé. Malgré ses demandes répétées et ses yeux doux habituellement infaillibles, Hiba refusa d’en révéler le contenu.
Elvie laissa tomber : elle était épuisée. Entre les courbatures de son corps qui criait grâce et la panique de sentir la fin du périple approcher, elle était écartelée. Elle ne voulait pas rentrer, mais elle ne se sentait pas capable de continuer à marcher. Le lendemain, elle essaya de s’avouer vaincue, mais Hiba fut intraitable. Elle insista, cajola, réconforta… Elvie céda et fut aussitôt entraînée dans une balade en direction de l’est. Les yeux d’Hiba pétillaient. Sa main était chaude. Était-ce elle qui marchait plus vite que d’habitude ou Elvie qui ne parvenait même plus à soutenir leur allure d’escargot ? Le sac à dos était resté à l’auberge de jeunesse, mais au bout du bras gauche d’Hiba, le sac en plastique boursouflé se balançait.
D’un coup, sur le bord d’une route communale, elle lui demanda de fermer les yeux, l’entraîna encore sur quelques mètres, puis lui lâcha la main. Pour la deuxième fois en deux jours ! Par-dessus les chuchotis des sous-bois retentit d’abord le froissement désagréable du plastique, puis des claquements métalliques, puis un « plop » un peu humide, et puis… Des frottements ? Au bout de quelques secondes, une odeur industrielle, désagréable, avec un je-ne-sais quoi de familier, lui fit froncer les narines.
Cela sembla à Elvie durer une petite éternité. Enfin, Hiba reprit sa main et la serra fort.
Elvie obéit. Ses paupières clignèrent quelques fois de trop ; d’abord à cause du soleil qui les capturait dans un de ses rayons, puis à cause de la surprise. Puis à cause des larmes.
Bon, c’était stupide et elles allaient probablement se faire arrêter pour dégradation de matériel urbain. Et l’Allier n’était pas une rivière de chocolat. Mais quand même !
Sur le panneau d’annonce de la ville d’Yzeure, le z avait disparu sous une épaisse couche de peinture blanche.