La nuit tombait sur la petite ville de T. et Philomène K. rentrait chez elle, épuisée par une nouvelle journée d’enquête. Depuis trois jours, elle piétinait sur les trottoirs de T. comme pour mieux marquer son impuissance à faire avancer la marche impérieuse de l’enquête, parce qu’enfin, qu’on se le dise, le vieil horloger-bijoutier polonais de l’angle des rues Brocca et New Delhi, Monsieur Kraspek, avait été retrouvé inanimé par la concierge de l’immeuble, la tête encastrée dans une vieille horloge comtoise, ses pieds désarticulés marquant treize heures : le bijoutier avait en effet la particularité d’avoir le pied droit plus petit que le gauche, à la manière des horloges qui lui avaient tenu compagnie toute sa vie, l’assassin ayant donc cru bon d’utiliser son pied droit pour figurer la petite aiguille. Le cœur palpitait encore un peu, avait raconté la concierge, avide de détails sombres, et – mais on ne peut en être sûr – le vieux lui aurait fait un clin d’œil en la voyant entrer dans la boutique.
Le médecin légiste de l’hôpital de T. avait conclu à la mort du cadavre. Laissons les lecteurs impatients soupirer sur ces conclusions timides, sachez pour votre gouverne que les légistes incompétents avaient toujours fini par atterrir dans la petite ville de T. Le bijoutier était mort, et toute la ville tremblait à l’idée qu’un odieux assassin puisse, peut-être, dormir dans ses murs et sur ses deux oreilles.
Le chef de la police avait attribué à Philomène un acolyte parfaitement original, Monsieur Rita, qui était né à T. et qui y avait toujours vécu. Monsieur Rita était d’une nature particulièrement instable, et il avait la particularité de rouler les « r » très longtemps lorsqu’il parlait, ce dont il ne fallait en aucun cas lui faire la remarque sous peine de le voir s’évanouir dans la seconde, car Monsieur Rita, depuis la mort de ses deux perroquets, Hansel et Gretel, était particulièrement émotif.
Il fallait donc, à ces deux personnages que tout opposait, la ravissante Philomène K. et le Rita’l (ainsi que le surnommaient les copains du bistrot), il leur fallait donc éclaircir le mystère qui courait sur toutes les lèvres des habitants : qui donc avait tué Kraspek, le vieil horloger-bijoutier polonais ? Et quelles avaient pu être les raisons de ce crime odieux ?
Philomène K. avait deux passions dans la vie : les vernis à ongles – elle arborait ainsi des mains toujours impeccables et rutilantes, aux couleurs improbables d’orange-sanguine, framboise-mutine, ou encore rouge-baiser, son préféré – et les cigarettes brunes, passion transmise dès son adolescence par son pépé, Arturo K., qui avait succombé à l’amour des brunes à l’âge inopportun de cinquante-huit ans. Le hasard l’avait menée sur les bancs de l’école de police : elle y avait en effet suivi un premier amour, hélas muté dès lors qu’elle entamait sa première semaine de formation. Déçue, Philomène était néanmoins restée, parce qu’elle aimait bien la cuisine à la cantine, et puis peut-être un peu aussi le cuisinier. Son intelligence l’avait souvent dépassée, et elle avait ainsi gravi avec succès les échelons de la profession, jusqu’à devenir officier de police à la section des affaires de mœurs de la petite ville de T.
Philomène K. avait donc trente-cinq ans, et elle s’apprêtait à affronter la première affaire criminelle de sa jeune carrière, débutée dix ans auparavant. Les dernières années s’étaient en effet écoulées entre chien et chat, et les affaires qu’elle avait eu à traiter finissaient à la rubrique « quidam écrasés » dans le journal local, la plupart du temps.
Elle soupira en écoutant le message que Monsieur Rita lui avait laissé une heure auparavant, au moment même où elle était penchée sur des mots croisés de « force diabolique » dans son bureau de l’immeuble de police, dans l’espoir insensé que cet exercice l’aiderait à éclaircir les premiers éléments – quasi inexistants – de l’enquête sur l’assassinat du Polonais. Rita roulait les « r » d’une manière si prononcée que Philomène aurait eu le temps de se faire les dix doigts couleur violine entre deux mots, et pour couronner le tout, il prenait, semblait-il, un malin plaisir à répéter « horrrrrrrrrrrrloger-bijoutier », laissant ainsi l’énervement monter en Philomène, qui s’impatientait toujours assez vite, et qui aurait aimé plonger dans un bain chaud et oublier toute cette histoire, au moins jusqu’au lendemain.
– Bonsoirrr c’est Rrrita…au sujet de la morrrt de l’horrrloger-bijoutier…conclusions en courrrs…l’horrrloger-bijoutier serrrait morrrt entre trrrois et quatrrre heurrres la nuit derrrnière…cœurrr arrrêté comme une horrrloge…hi hi hi…si je puis me permettrrre…l’horrrloger-bijoutier a été trrransféré ce soirrr à la morrrgue de l’hôpital de T…
Blablabla… songea Philomène en allumant une cigarette.
– Il n’a décidément rien de plus palpitant à m’apprendre celui-là ! s’exclama-t-elle en entrant dans un grand bain parfumé.
Philomène aurait en effet bien aimé avoir à traiter une affaire croustillante, de celles qui auraient ravi sa tante Noëlla et toutes ses copines, le soir à la veillée.
Elle aurait rêvé d’apprendre que l’on avait retrouvé d’étranges traces de coups, des lettres tracées au sang sur le corps, évoquant des adultères crapuleux et des liaisons inavouables, bref, quelque chose d’un peu inhabituel, qui aurait somme toute animé la ville de T., où il ne se passait jamais rien, sinon les mariages, et les enterrements, et pour des morts naturelles encore.
A deux rues de chez la belle Philomène, le fils du vieil horloger-bijoutier, Pavel, ruminait sur le dossier des pompes funèbres. Il n’aurait jamais imaginé avoir à cocher la case « assassinat », s’agissant du décès de son père, et il remplissait distraitement les lignes du formulaire, la télévision en guise de fond sonore. L’enterrement aurait lieu le jour suivant, et l’on suivrait de vieilles coutumes polonaises qui consistaient à manger du chou et des saucisses pour mieux oublier la mort d’un proche. Toute la famille allait faire le déplacement pour l’occasion. Tous seraient là… Tous, sauf Maria, la veuve du défunt, qui ne cachait pas sa joie de pouvoir savourer une retraite dorée aux frais de l’assurance-vie de son mari, qu’elle avait toujours détesté, et qui était déjà en partance pour la Floride, où elle allait rejoindre son amant, qui l’y attendait de pied ferme depuis vingt ans déjà. Ils y couleraient des jours heureux, loin des « on dit », et pourraient enfin afficher leur amour dans une résidence avec vue sur la mer.
Le lendemain matin eut lieu la visite à la morgue, pour Philomène et Monsieur Rita. Philomène avait passé une nuit délicieuse, elle avait en effet rêvé d’un magasin dans lequel elle aurait gagné toute une vie de vernis à ongles, et à son réveil elle ne parvint pas à se souvenir des coloris incroyables qui étaient alors à sa disposition. Elle écrasa sa cigarette juste avant d’entrer dans l’hôpital où l’attendait déjà Monsieur Rita, qui, en plus d’être émotif, était insomniaque. Il était là depuis cinq heures du matin, ce qui lui donnait l’impression d’être un policier particulièrement consciencieux. Il avait vu le jour se lever sur la petite ville de T., et dans le ciel, il avait cru apercevoir Gretel qui lui faisait signe. Sans doute le fait d’une hallucination digne des petits matins mal réveillés.
Monsieur Rita salua Philomène, lui fit le baise-main, et elle s’empressa de vérifier si ses ongles étaient toujours impeccables après ça. Le médecin légiste les reçut, leur posa les questions habituelles, mais il oublia de vérifier leurs cartes professionnelles. Vous et moi, si nous avions été d’humeur macabre ce matin-là, aurions pu à leur place rendre visite au défunt Kraspek, pour peu que l’on se soit présenté avant nos deux héros. Ils se rendirent ensuite tous trois dans la chambre froide, et le légiste ouvrit un grand tiroir, dans ce qui ressemblait à un congélateur pour famille nombreuse. Philomène ne put s’empêcher d’allumer une cigarette à la vue du cadavre, pour contenir son émotion. On avait cru bon de le laisser tel que la concierge l’avait trouvé, dans son emballage d’origine si l’on peut dire, c’est-à-dire la tête encore encastrée dans l’horloge. Les pieds de Kraspek étaient à ce stade tout raides, et placés parallèlement, de sorte qu’ils marquaient maintenant midi.
Le légiste prit la parole, entre une Philomène dont le teint avait viré au vert, et Rita, qui se mouchait bruyamment, entre deux hoquets, bruyamment convulsionné par l’émotion :
– J’ai la regrettable mission de vous annoncer la mort de Monsieur Kraspek, survenue dans la nuit de mercredi à jeudi, entre trois et quatre heures du matin. Je dois vous avouer que l’autopsie me laisse perplexe, mais que la thèse de l’assassinat me paraît être celle à privilégier…Mais qui ? Mais QUI changera désormais la pile de ma montre ?
– Plaît-il ? demanda Philomène, soudain reconnectée avec la réalité et retrouvant toute sa vigueur devant tant d’ignominie.
– Je ne peux pas vous en dire plus, l’assassin vous répondrait mieux que moi à la question de la méthode employée…
– Très bien merci, dit Philomène.
Et elle tourna les talons, si vite que Rita dut lui courir après pour ne pas se retrouver seul en présence du légiste, incompétent notoire et visiblement fier de l’être, et du drôle de cadavre qui lui rappelait étrangement quelqu’un.
En sortant de l’hôpital, Philomène et Monsieur Rita se mirent d’accord pour venir à l’enterrement, qui aurait lieu l’après-midi même, habillés en costume traditionnel polonais – ce qu’ils tenaient pour être le type même du costume traditionnel et qui n’était en fait qu’une vulgaire caricature – de manière à passer totalement inaperçus dans la masse de la famille, les yeux dissimulés sous de grosses lunettes de myope, comme de bons vieux cousins éloignés à qui on ferait sans doute des sourires discrets et gênés. Ainsi espérait-elle qu’ensemble – bien qu’ils ne connaissaient pas trois mots de polonais – ils pourraient saisir des bribes de conversation utiles à l’enquête.
Ils s’étaient ensuite rendus dans les locaux de la police, pour faire le point ensemble. Mais à ce stade, ils n’avaient toujours ni l’un ni l’autre aucune idée de ce qui avait pu advenir, et des motifs de ce crime odieux qui faisait maintenant les gros titres de la presse locale.
Philomène était assise dans un large fauteuil de velours prune, et Monsieur Rita lui faisait face. Sur une feuille, devant eux, étaient recensés les divers éléments dont ils avaient connaissance. Philomène relut à voix haute :
– Erik Kraspek, né à Gdansk (Pologne) le 1er novembre 1946, de père horloger-bijoutier et de mère sans profession. Premier né d’une famille de sept enfants, dont l’un serait mort à la naissance. Tous vivraient encore à l’heure actuelle en Pologne, dans diverses régions. Raisons de l’immigration en France : inconnues. Marié le 21 juin 1962 à Maria Walesa, fille d’un immigré polonais. Ils se seraient connus dans un bal de quartier. Un seul fils né de cette union, Pavel Kraspek, le 30 décembre 1964. Installé à l’angle des rues Brocca et New Delhi depuis 1960. Concitoyen sans histoire, horloger-bijoutier consciencieux. Selon la concierge, le mariage de Kraspek et Maria battait de l’aile depuis le début. Toujours selon la concierge, Maria aurait pris l’avion pour Miami (Floride) sitôt l’annonce du décès de son mari. Retrouvé mort jeudi, par cette même concierge, la tête encastrée dans une horloge comtoise, à sept heures du matin. Heure du décès probable, selon le légiste : entre trois et quatre heures du matin. Voilà où nous en sommes, Rita !
– J’ajouterai, si je puis me permettre madame, que les morts nocturnes sont particulièrement inhabituelles dans notre bonne ville de T., ce qui pourrait nous laisser penser que l’assassin est peut-être sujet aux troubles du sommeil…
– Comme vous, Rita ? demanda ironiquement Philomène.
Rita rougit et baissa les yeux. Le souvenir de la vision de son perroquet dans le ciel du petit matin lui faisait venir les larmes aux yeux, dans ce contexte particulièrement troublé. Il détestait les enquêtes et il détestait les crimes par-dessus tout. Heureusement que la vision de la belle Philomène lui mettait un peu de baume au cœur et l’encourageait à aller jusqu’au bout de l’affaire.
– Rita, les accessoires ? demanda alors Philomène.
Rita sortit alors de son grand sac à dos rouge un costume complet gris élimé, une vieille chemise beige, ainsi qu’une cravate, une robe bouffante aux motifs kitschissimes et aux couleurs criardes, et deux paires de lunettes à verre très épais, éléments indispensables à leur infiltration dans la cérémonie qui aurait lieu l’après-midi même.
– Bien, Rita, je ferai parvenir une note au chef de service, pour le tenir au courant de notre avancement. A quelle heure arrive la famille ?
– Ils sont arrivés tôt ce matin, par la route.
– Bien, je m’en vais de ce pas faire un tour à leur hôtel. Rita, l’adresse ?
– 9, rue Bombay, Hôtel California.
– Bien, Rita, je compte sur vous pour cet après-midi. Rendez-vous derrière l’église vingt minutes avant le début de la cérémonie. Nous viendrons costumés. Rappelez-vous Rita, l’union fait la force ! Et je ne doute pas que nous n’aurons aucun mal à nous fondre dans la masse…
A quinze heures, les cloches de l’église de la petite ville de T. retentirent, tandis que le cercueil contenant Kraspek, qu’on avait à cette heure heureusement séparé de son horloge comtoise, avançait lentement dans l’allée, soutenu par les employés des pompes funèbres et par quelques neveux volontaires, qui voyaient là une façon de se faire bien voir des vieilles de la famille, dont certaines étaient à la tête d’une fortune impressionnante, et iraient bientôt rejoindre Kraspek dans les étoiles.
Rita, qui s’était assis au premier rang, ridiculement étriqué dans son costume sentant l’antimite, ne put s’empêcher de fondre en larmes quand le cercueil s’approcha, accueilli sur l’autel par des chants polonais aux accords déchirants. Philomène, qui avait de plus en plus de mal à garder ses lunettes vissées sur le bout de son nez, tant elles lui gâchaient la vue, et donc toute chance d’apercevoir le moindre indice, étouffait dans sa robe multicolore. Rita pleurait maintenant à gros bouillons et tous les membres de la famille polonaise poussèrent des petits cris indignés, se raclèrent la gorge ostensiblement, jurèrent en polonais, mais le prêtre fit en sorte de ramener chacun au calme et à la décence, devant le cercueil de ce pauvre Kraspek.
Philomène avait senti les regards se poser sur elle et la couvrir de honte : elle maudit Rita en cet instant, et pour toujours, de l’avoir fait remarquer de manière aussi éhontée. Elle qui s’était donnée tant de mal pour avoir l’air d’une paysanne polonaise, se ridiculisait à présent dans sa tenue aux accents bariolés. Tous les polonais présents étaient habillés de manière parfaitement classique, portant le deuil et des habits noirs. Ne dépareillaient donc que nos deux héros, l’un portant costume miteux et lunettes lourdes, l’autre incarnant une caricature prononcée, dans sa robe à fleurs jaunie.
Les Polonais dirent de longues prières à la mémoire du défunt, et la cérémonie parut à Philomène durer une éternité. Quand le prêtre demanda, en regardant vers le ciel, qui avait bien pu commettre un crime aussi abject, envers un individu aussi respectable qu’Erik Kraspek, un concitoyen sans histoire, un bon père de famille, un travailleur immigré aussi courageux, injonction qui ne demandait évidemment pas de réponse, on entendit Rita dire à voix haute :
– C’est moi !
Une vague de stupeur envahit l’église. Philomène crut tout d’abord que ce pauvre Rita avait perdu la tête, dans l’émotion de ces dernières heures, mais elle se ravisa lorsqu’elle vit Rita arracher ses lunettes dans un accès de rage et s’avancer d’un pas ferme vers le cercueil. Le prêtre eut un mouvement de recul, et avala cul sec la jarre de vin qui se trouvait derrière l’autel. La famille se leva peu à peu, entoura Rita, et lui cria des injures polonaises tellement dures, que Rita, qui ne connaissait pas le polonais, fondit de nouveau en larmes. Il n’en demeurait pas moins un individu particulièrement émotif. Les hommes se ruèrent sur lui et l’encerclèrent, le plaquant au sol, les deux mains derrière le dos, sur l’autel. Philomène, qui n’avait en cet instant plus aucune pensée pour son amour du vernis à ongles, s’approcha lentement de lui, à présent débarrassée de ses lunettes. Quand elle fut à sa hauteur, elle lui demanda :
– Rita, vous pouvez m’expliquer ?
Le visage inondé de larmes, Rita expliqua que Kraspek s’était autrefois rendu chez lui, dans le but louable d’opérer le réglage annuel de sa vieille horloge de famille. Rita, qui était ce jour-là victime d’une grippe sévère et par conséquent alité, avait donc demandé à Kraspek de refermer lui-même la porte d’entrée de l’appartement. Malheureusement, celui-ci ne s’était pas aperçu que la porte n’avait pas été enclenchée correctement. Il y avait ce jour-là un vent terrible, et une fenêtre était ouverte dans l’appartement. Sous le coup d’une bourrasque, la porte avait alors claqué toute seule, cette fois enclenchée. Rita s’était aperçu au bout de deux heures que celle-ci s’était donc bien refermée, mais sur Gretel, son perroquet, qui gisait alors sur le sol, le corps déchiré en deux.
Hansel mourut deux jours après, de chagrin.
Rita s’était alors fait la promesse insensée que le jour viendrait où il assassinerait Kraspek, dans le but de venger ses perroquets, qui étaient tout pour lui.
Ce soir-là, à la veillée, Philomène but plus de vodka que tous les Polonais réunis. Sous le joug des vapeurs d’alcool, toujours engoncée dans sa robe criarde, au milieu de la famille polonaise qui faisait passer devant elle, à moitié inconsciente, des plats de chou et de saucisses qui lui donnaient des hauts le cœur, elle se fit à elle-même la promesse de se rendre dès le lendemain à l’animalerie de T. et de s’acheter deux perroquets, en souvenir de toute cette histoire.