Reconversion – Philippe Mangeot

La jeep hoqueta avant de s’arrêter tout à fait sur le parking du Moon, le bar du coin un peu à l’écart du village. Serge en sortit, saisi aussitôt par une bourrasque glacée qui lui fouetta le visage. Il se dirigea à grands pas vers l’entrée, un treillis étroit moulant ses jambes d’échassier. Il s’en revenait de faire la tournée des étangs. Vérifier quelques permis de pêche, siffler une bière avec ses administrés … Puis il avait continué par le bois et la petite scierie pour une patrouille dans les chemins forestiers et il était venu directement ici comme hier, comme le jour d’avant. Pour tout le monde c’était le garde-chasse mais il n’y avait plus rien à chasser dans les bosquets du coin depuis un moment. Le patron, un petit italien au corps noueux, toujours vêtu d’une chemise blanche aux manches retroussées, avait déjà servi le verre de blanc qui attendait comme un soliste planté sur le zinc. Trois types jouaient aux cartes, des ouvriers du chantier qu’il salua d’un hochement de tête. Serge approcha et échangea trois mots. Une femme apparut par la porte des cuisines dans son tablier de plonge, plantureuse. Elle décocha un sourire lippu au nouveau venu, vint se trémousser derrière le bar, puis sortit d’on ne sait où une rose coupée qu’elle installa dans un verre d’eau sur le comptoir. Serge détourna le regard, fatigué. Il n’aimait pas cette grosse fille aux manières trop assurées. Une poularde, grognait-il en lui-même, tout juste bonne à venir nous casser les arpions. Il s’imaginait un instant cédant à ses avances ; reprendre son souffle entre ses deux seins écrasants. Il en crèverait sûrement, étouffé, mais sa vision cessa car le patron venait aux nouvelles. Oh de nouvelles, il n’y en avait guère. A Frondes il ne se passait rien. Sur tout le district il ne se passait rien. Les honnêtes gens du coin faisaient leur boulot. Le samedi soir, Serge fermait les yeux sur les gamins qui forçaient un peu sur le goulot et tout demeurait tranquille. Oui. C’était tranquille. Serge glissa un regard sur le miroir puis considéra les roses séchées pendues la tête en bas sur le mur. Elles avaient passé leur temps et elles traînaient encore là ; comme certains…

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Dehors, les bourrasques avaient repris de la vigueur et affolaient la poussière tourbillonnant sur le parking en terre battue. Il s’en voulait encore, Serge. Pourtant l’intuition ne l’avait pas trompé. Il avait eu beau rater le concours de police, l’homme semblait habité par un sixième sens qui lui indiquait si son prochain allait tenter de détourner la loi. Il les chopait tous d’ailleurs… Les voleurs de bois qui faisaient mine d’aller aux champignons, les cambrioleurs du printemps qu’il avait pincés à la brocante à Marcy. Ils les avaient vu venir. Mais le pompiste, le salopard de pompiste qui s’était fait la malle le mois dernier, Serge avait eu beau flairer l’entourloupe, il s’était fait avoir. Il en avait pourtant fait des pleins de jeep, histoire de surveiller le suspect, était même entré chez lui par effraction pour une inspection de routine. Ce n’était pas faute d’avoir manqué à son devoir. Mais le pompiste, maintenant, lui, il était au soleil ; et là dans son bar avec la blonde miteuse qui venait d’enlever son tablier, Serge en crevait.

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Des années plus tard, dans une petite chambre donnant sur le port, le pompiste profitait de la douceur du soir. Il passa la porte coulissante et se trouva sur le balcon, le cœur soudain gonflé par l’air iodé. En contrebas, des enfants sur le port filaient à bicyclette dans une insolente liberté. Sans trop savoir comment, en fixant les mâts aux lignes parfaites, il revit les barreaux de la cellule où il avait été incarcéré des années plus tôt et sourit. La cellule 1031. Il en était loin désormais. Quelques contacts, des placements boursiers judicieux… Il avait pu se refaire une belle situation. C’est drôle, se disait-il, cette mince cloison qui sépare une vie rangée du banditisme. Pour lui le destin avait basculé un soir, alors qu’il était encore jeune. Une serrure qui résiste, un casse facile qui tourne mal et ç’avait été la taule stupide. Il n’avait même pas eu le temps de se connaître vraiment et d’identifier l’incroyable talent dont il était dépositaire à l’époque. Fort heureusement, quelques années de prison s’en étaient chargées.

Dès l’incarcération il avait voulu se rendre utile et s’était porté volontaire pour la bibliothèque où les livres numérotés devaient être distribués aux détenus. En quelques semaines, il entra ainsi en contact avec une bonne partie des locataires et sans s’intéresser à leurs personnes, qui lui inspiraient parfois un profond dégoût, son esprit s’attarda en revanche sur leurs matricules. Le baraqué de la 1047 c’était 836, son codétenu 721 qui avait emprunté le roman 194 et deux magazines 53 et 89. Ces associations de chiffres se devaient impérativement d’être notées sur son registre et fondaient son morne quotidien. Aussi, pour ne pas perdre trop de temps, le pompiste ne les notait pas toujours en une fois. A force, il parvenait en effet à retenir les matricules et le code des livres empruntés pour deux ou trois cellules, et cet effort de mémoire quil consentit d’abord pour gagner du temps de corvée devint pour lui un jeu intellectuel, jeu pour lequel il se découvrit d’incroyables dispositions. Dans la cellule 1023 détenu 135 avait pris le roman 78, 1024 c’était 411 qui ne prenait jamais rien et 687 pour magazine 42… A la faveur des rondes où le pompiste pouvait croiser quelques uns de ses lecteurs et dans la cour, il reconnaissait les visages à peine entrevus par le judas et leur associait immédiatement un matricule. Le gros noir c’était 525, il avait emprunté roman 34, il était dans la 2083. Lui au fond sur le banc a lu journal 679 la semaine dernière et a emprunté roman 1 (l’archipel du goulag ! Une plaisanterie du directeur). Pendant sa période carcérale, l’esprit du jeune pompiste gérait ainsi une farandole de visages et de chiffres qui lui occupèrent les méninges pendant cinq ans, cinq années où l’homme devint un expert absolu pour retenir les numéros et leurs diverses combinatoires. Son implication dans la vie de la prison lui valut également la bienveillance des détenus et des matons, et lorsqu’il sortit un matin d’été, il lui sembla que la chance allait enfin tourner. Résolu à retrouver une vie sans histoire, il accepta le premier boulot que son tuteur avait proposé, gérant d’une station-essence dans un petit village loin de tout.

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Il en crevait ; et le pire, c’est qu’il n’avait toujours pas compris comment le type avait pu s’y prendre. Assis sur son bar, interrogeant les reflets de son verre vide, Serge se revoyait se présenter à la station à l’arrivée du pompiste. La jeep garéen’importe comment devant l’unique pompe, il était entré lentement dans le local et avait prévenu le nouveau que l’autorité ici avait un visage et qu’il l’avait devant lui. Le pompiste avait compris ; il avait été cordial et rassurant, ce qui avait déplu au garde-chasse. Un renard, grogna-t-il en retournant à la jeep. Son instinct lui dictait que ce type n’était pas clair et qu’un jour ou l’autre il replongerait, mais lui Serge empêcherait ça. Pendant les premières semaines, le garde-chasse inclut dans sa tournée des visites à la station du pompiste, tôt le matin ou à la fermeture. Il venait regonfler les pneus, remplir le réservoir de la tronçonneuse ; autant de prétextes pour observer le nouveau. Le soir, il le suivait parfois. Sa jeep gardait une bonne distance sur le pompiste qui rejoignait le village à vélo. Parfois le type faisait un saut sur la place, saluait du monde, achetait son pain, buvait une bière. Rien ne semblait clocher mais Serge s’en tenait à son sentiment premier, persuadé que, sous des dehors sympathiques, le renard creusait doucement son trou. Il lui fallut hélas se rendre à l’évidence. Au bout de quelques mois, le nouveau se tenait à carreau et faisait l’approbation de tous. Par de menus services, des déménagements, des réparations d’urgence, le pompiste s’était fait apprécier par les frondois et on l’invitait maintenant aux apéritifs, on lui ouvrait les portes des maisons. C’était le voisin, l’ami de certains, mais pour Serge, il restait un suspect. Il relâcha cependant sa vigilance. A cette époque des petits malins avaient foutu le feu à la décharge publique sur la route des bois et il y avait beaucoup à faire. Il aurait dû se méfier ; toujours écouter son instinct… Il aurait dû être plus rigoureux et mener la chasse jusqu’au bout.

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Le pompiste avait découvert Frondes avec une réelle satisfaction. Une petite ville de cinq cents âmes, encerclée de champs et d’étangs boisés, des ruraux au caractère sans détour et de l’espace, un espace infini où il pouvait oublier la prison. Le travail n’était guère attrayant mais eu égard à l’absence d’autre station-essence dans un rayon de trente kilomètres, il avait beaucoup de visites. Il se mit un peu à la mécanique, se fit quelques amis. Une fille blonde avait manigancé une panne un soir devant la station et pendant quelque temps, le pompiste trouva auprès d’elle un réconfort inespéré. Une belle plantureuse dont les seins dansants, généreux comme des amphores d’huile d’olive lui mettaient du printemps dans le cœur. Oui le pompiste aurait pu cheminer ainsi, dans l’harmonie, mais il fut rattrapé ; il fut rattrapé par les chiffres.

Il se souvenait. Au début de sa deuxième année d’exercice, la maison-mère dont il dépendait lui signifia de refuser tout paiement par chèque, obligeant les villageois à régler leur essence en liquide ou plus communément par carte bancaire. Les villageois entraient, échangeaient quelques mots et munis du petit clavier devant la caisse tapaient leur code secret en toute confiance… D’abord le pompiste n’y prêta pas attention puis progressivement, habitué aux mêmes personnes venant régulièrement, il se mit à retenir quelques informations qu’il collectait discrètement en laissant glisser son regard sur le clavier. Jean tapait sans aucune suspicion le 4723, Richard certainement le 1455, madame Blanc tapait d’abord un 2 puis peut-être le 28 ; pour le dernier chiffre il n’était pas sûr. Il attendrait la semaine prochaine. Cela ne le dérangeait pas. Il avait tout le temps nécessaire pour ce jeu. Il retenait sans faille tous les codes ou les morceaux de code aperçus ou déduits et cette curieuse capacité de mémorisation ne semblait pas avoir de limite pour lui. Des semaines entières pouvaient s’écouler avant le retour d’un client dont il avait capté le premier numéro… Soit. Cette fois, il se concentrerait sur le second ou le dernier. Le maire tapait d’abord 36, c’était certain, mais il reviendrait la semaine prochaine avec sa Mercedes 4578 ; 4578 pour la plaque d’immatriculation. Car quitte à jouir d’une mémoire sans borne pour les nombres, le pompiste la sollicitait jusqu’au bout. En saluant les clients qui sortaient du local, ceux à qui il venait d’arracher avec jubilation un petit secret, il jetait un œil aux véhicules et tombait sur l’immatriculation. Enfantin. Stefano dans son espace 6541 avait un code qui commençait par 69, pour l’estafette 3323 Christian finissait son code par deux quatre. Une farandole de chiffres et de visages…

A la faveur de ses visites au village, de ses parcours à vélo, il ne lui fallut que quelques mois pour retrouver les voitures garées devant les maisons… Il repérait les immatriculations. La maison du coin, un Citroën 0722 – deux propriétaires. Un homme et une femme ; la femme tapait 1031 (son numéro de cellule. Il n’était pas prêt de l’oublier) et l’homme 65×9. X identifiable dans les trois semaines. Et ainsi, de semaine en semaine, de mois en mois, dans la douceur et la cordialité, le pompiste identifia presque sans effort tous les codes secrets de Frondes et la plupart des habitations où étaient hébergées les cartes bancaires.

Il révéla un soir d’ivresse cette prouesse à un vieil ami qui lui avait rendu visite. Ils étaient au Moon. La belle blonde leur avait servi des Picon-bières toute la soirée, puis il ne savait plus trop comment tout avait basculé. Le copain était revenu le lendemain, lui avait montré son attirail de crocheteur professionnel et l’avait baratiné. La fameuse nuit, c’est à pied qu’ils écumèrent le village, les motos garées sur la place. Ils évitaient judicieusement les maisons gardées par des chiens, entraient discrètement à la recherche des porte-manteaux, trouvaient les cartes puis continuaient la tournée. Le pompiste était déjà entré dans certaines maisons, ce qui accélérait parfois la procédure. Le camion 6029 sous l’auvent ; 8763 pour le père, 1427 pour le fils. Entrée, perroquet à blousons sur la gauche… Dans ces communes paisibles, bien rares étaient les alarmes et l’opération se déroula sans encombre. En cas de doute, il faut dire que les deux malfrats ne prenaient aucun risque. Une lumière suspecte à l’étage ou le moindre bruit suffisait à les faire changer de quartier.

Le lendemain matin, après avoir roulé toute la nuit et enfilé leur plus beau costume, le pompiste et son complice se présentaient chacun dans une bijouterie de renom. Ils firent là les plus belles folies et poursuivirent ainsi leurs onéreux achats toute la journée en prenant soin de ne pas perdre trop de temps. Les oppositions ne tarderaient pas à bloquer tout leur trésor. Une journée de rêve qu’il savourait encore, accoudé au balcon. Leur moisson de bijoux à laquelle s’ajoutaient des récoltes dans les distributeurs de billet et deux trois folies subsidiaires leur avait laissé un peu de quoi voir venir, et pour lui en particulier, de quoi investir…

Le soleil tomberait bientôt sous la ligne de l’Atlantique. Quelques coups sur la porte et le pompiste se retourna vers l’infirmière qui entrait un plateau à la main. Il eut un regard interrogateur mais la fille refusa… Il faut vous reposer, assura-t-elle. Il faut vous tenir éloigné quelques temps de tout ça, prescription du médecin, conclut-elle en posant sur la tablette en formica une pomme verte et de la viande bouillie. Ce jour encore, il n’aurait ni journal, ni télé pour suivre les cours de la bourse. Vous savez bien reprit-elle en tapotant le lit… Vous vous êtes encore évanoui en salle des marchés la semaine dernière. Ce n’est pas bon pour vous tous ces chiffres. Allez, vous allez pouvoir dîner… Mais le pompiste déçu s’était retourné vers le soir enveloppant le port. Les bateaux oscillaient à peine, le ML 151255 blanc avait belle allure, le BL 462892 à la peinture bleue écaillée, le NI875445 qui n’était pas là hier, le TL902792…