Poussière de rêve – Raphaël Salmon

Le vrombissement des moteurs résonne dans l’habitacle. Je suis allongé, le regard perdu dans le vide. La vibration m’hypnotise et m’emmène loin, très loin à travers le temps et l’espace. Je revois ma femme et mon fils. L’image est floue, déformée par la solitude. Tous mes souvenirs sont de même, rachitiques et tremblotants. De minuscules poussières de rêve scintillant faiblement à la pâle lueur des étoiles. Je revois ma maison. La reconnaîtrai-je ? Depuis combien d’années suis-je parti ? Six, peut-être sept… Beaucoup de choses ont dû changer là-bas sur Terre. Se souviendra-t-on de moi ? Après tout, je ne suis qu’un seul Homme parmi tant d’autres ; perdu dans la masse anonyme des ouvriers de l’ère spatiale. Je ne suis pas un pionnier, tout juste un exécutant. Un de ceux dont l’indispensable travail sera oublié, car l’engouement et l’excitation des premiers pas s’en sont allés.

 « Nous sommes prêts à partir, Monsieur »

La voix nasillarde de l’ordinateur de bord m’écorche les oreilles. Je soupire. Pourquoi faut-il qu’il dise « nous », je suis tout seul.

« Très bien, allons-y ! »

Après tout pourquoi pas… Le vrombissement des moteurs s’amplifie. Le vaisseau se met en branle et me secoue ; puis sans la moindre accélération il se met en route pour la planète Terre. Je me détends. Enfin je rentre chez moi. Enfin cette mission s’achève, et elle n’a que trop duré. Le voyage de la ceinture d’astéroïdes jusqu’à la Terre durera toutefois encore plusieurs mois. La technologie a beau faire des progrès, il existe toujours des limites.

Je regarde par le hublot. Je ne vois que l’espace, vide et froid. J’aimerais pouvoir dire que quelques créatures fantasmagoriques nagent autour de mon vaisseau, qu’un quelconque animal étrange et illusoire me regarde d’un air sournois, qu’une colonie de dauphins de l’espace s’ébat à mes côtés, mais il n’y a rien. Mes rêves ont perdu leur chaleur. La substance qui les formait s’est évaporée, soufflée par les vents cosmiques, perdue au loin sans espoir de retour. Mes sentiments se sont étiolés jusqu’à ne plus former qu’une toile misérable et trouée dans laquelle je me roule en vain, de peur que mon cœur ne gèle définitivement. L’indifférence, c’est ce qui reste quand les rêves d’un Homme ne sont plus, quand la dernière lueur de désespoir s’est éteinte.

 C’est paré de cette pathétique indifférence que je donne les directives à l’ordinateur de bord. Je ne parle presque pas. Parler est devenu pour moi insupportable, grossier. Je tape les commandes sur le clavier, l’une après l’autre, sans me presser. Malgré cela, je termine rapidement. Je regarde une dernière fois par le hublot : toujours pas de rêve errant. Je finis par demander en soupirant à l’ordinateur : « S’il te plaît, endors-moi. »

« Tout de suite, Monsieur.» me répond-il sans emphase. Je sens le liquide froid s’insinuer dans mon corps, aspirer mon souffle, mes pensées, mon esprit. Un gouffre noir s’ouvre en moi et m’aspire. Je suis happé par ce puits sans fond, je descends jusqu’où la lumière ne parvient pas. Je m’endors et ne me réveillerai pas ; pas avant d’avoir rejoint la réalité.

« Bip ! Bip ! Bip ! » La sonnerie stridente m’arracha violemment au sommeil. Je sentis le liquide chaud circuler dans mon corps et me ramener petit à petit à la vie. Je restai un moment sans bouger, complètement hébété, tentant désespérément de ramener à la lumière mon esprit perdu dans les ténèbres. Finalement je parvins, au prix d’un effort surhumain, à m’extirper de la torpeur douloureuse dans laquelle je me trouvais. Ma première pensée cohérente fut : « Mais quel est l’imbécile qui fait un boucan pareil ? ». Ma deuxième pensée fut « Où suis-je ? ». Ne laissant pas le temps à mon corps de se réveiller complètement, j’allumai tous les panneaux de contrôle et j’ouvris le hublot. « Bonjour, Monsieur » La voix de l’ordinateur m’arracha littéralement les tympans. « Ne crie pas ! Qu’y a-t-il ? C’est quoi cette alarme ? ». Ignorant ma première remarque, il répondit : « Je l’ignore Monsieur, les capteurs de l’aile droite ont signalé une avarie et ont déclenché l’alarme. N’étant pas compétent pour ce genre de situation, j’ai pris l’initiative de vous réveiller ». « Stupide machine ! » me murmurai-je à moi-même. Je mis en route la caméra extérieure et vérifiai les capteurs. En voyant l’état de l’aile, mon sang ne fit qu’un tour et acheva de me ranimer totalement. Ce que je pouvais craindre de pire était arrivé. Un objet, probablement un débris quelconque, était entré en collision avec l’aile droite, perçant un trou de près d’un mètre de diamètre dans la coque. Je commençai soudain à paniquer et me mis à vérifier fébrilement tous les compartiments dans l’espoir de détecter et d’endiguer les fuites éventuelles.

« Je suggère que nous nous posions », me cria l’ordinateur. Je relevai la tête vers l’écran censé représenter l’intelligence artificielle. « Nous poser où ? », fis-je mi-surpris, mi-menaçant. « Sur Mars », me répondit-on simplement. Je tournai la tête vers le hublot et je la vis. La planète rouge, suspendue dans le vide tel un œil sombre et étrange me fixant dans l’immensité de l’espace. Je me sentis comme attiré par cette masse énorme et silencieuse. Il n’existait à ma connaissance aucune base humaine sur Mars. Personne ne savait pourquoi, rien ne l’empêchait pourtant, c’est juste que cela ne s’était jamais fait. Tout à coup, toutes les histoires et les contes qui me faisaient rêver durant mon enfance me revinrent en mémoire, je restais sans bouger, laissant la nostalgie m’envahir.

« Puis-je lancer la procédure d’atterrissage Monsieur ? S’il vous plaît… ». Je regardai abasourdi l’écran de l’intelligence artificielle, elle souriait. « S’il vous plaît… » Je répétai la phrase sans y penser. Cela me paraissait tellement absurde. « Merci monsieur ! Très bien j’amorce la procédure d’atterrissage, accrochez-vous ! », « Merci monsieur… » Je répétai encore la phrase sans y croire. « Eh, attends ! Qu’est-ce que tu fais ? » Je me rendis soudain compte que nous allions vraiment atterrir. « Trop tard pour reculer Monsieur ! Nous n’avons plus assez d’énergie pour repartir ! » J’eus juste le temps de me cramponner, déjà l’attraction de Mars se faisait sentir. Affolé j’entendis les moteurs ronfler et j’assistai impuissant à la lente descente de mon vaisseau vers ce sol inconnu.

 ***

  « Et voilà ! Nous sommes arrivés ! Encore merci et bon voyage ! » Je ne l’écoutai pas et la débranchai aussitôt. Je fulminais. Il ne manquait plus que ça, mon ordinateur de bord qui perd la boule. Désespéré par ma situation je lançai un appel de détresse continu et je décidai de sortir pour examiner de plus près le trou dans la coque. « Après tout, au point où j’en suis… »,   me fis-je intérieurement. J’enfilai donc ma combinaison et ouvris le sas qui menait vers l’extérieur. La première porte se referma, puis lentement la deuxième porte s’ouvrit et me dévoila le paysage martien. Ce que je vis alors me stupéfia.

La plaine rouge et scintillante s’étendait immense et magnifique jusqu’à l’horizon lointain où elle disparaissait sous un ciel d’une blancheur irréelle, maculé de vapeurs vertes et mauves. Au sommet de la voûte céleste trônait un soleil noir, terrible et envoûtant, qui baignait d’une lumière impossible les cratères, les montagnes, les mers et les vallées martiennes. Comme dans un rêve je sortis, poussé par une force que je ne maîtrisais pas. Mes yeux couraient  sur le dos des volcans, le long des ravins, balayait le ciel et l’horizon sans parvenir à croire un seul instant ce qu’ils voyaient. Après quelques pas à l’extérieur, mon pied s’enfonça dans ce qui semblait être une flaque. Je me penchai et plongeai la main dans le liquide rouge argenté. J’essayai d’en retenir dans le creux de ma main, mais il glissa entre mes doigts comme de l’eau. Non loin du vaisseau j’aperçus une petite cascade du même liquide s’écoulant d’une faille dans la roche.

Tandis que je m’approchais de cette source pour l’examiner, un éclair blanc attira mon attention. Je scrutai attentivement la plaine et vis une petite tache brillante qui semblait se diriger dans ma direction. Au fur et à mesure qu’elle approchait, je pus mieux distinguer les contours de cette forme. A ma grande surprise, elle se révéla être en fait un enfant, habillé d’une simple toile blanche, courant à ma rencontre. Il finit par s’arrêter juste devant moi et me regarda en souriant. « Bonjour Monsieur ! », me fit-il d’une voix douce et enjouée. « Bonjour… », répondis-je machinalement. « Je t’attendais Monsieur. Allez ! Viens avec moi ! ». Il me prit subitement la main et m’entraîna sans que j’eusse le temps de protester. Tout en marchant, je repris petit à petit mes esprits et lui demandai : « Mais enfin, qui es-tu ? Et qu’est-ce que c’est que cet endroit ? Et puis pourquoi tu m’attendais ? Comment savais-tu que j’allais arriver ? » Sans s’arrêter de marcher il me répondit en riant : « Tu es drôle Monsieur ! Je le savais c’est tout, pourquoi faudrait-il une raison à cela ? » Il me jeta un regard espiègle et amusé.

  ***

Nous marchâmes ainsi un long moment. L’enfant ne s’arrêta pas un seul instant de me parler, mais ses propos étaient pour la plupart incohérents, désordonnés, comme s’il ne faisait que jeter à l’extérieur tout ce qui lui passait par la tête. Il me parla je crois de sa famille, de sa vie, de ses problèmes et de ses espoirs, de choses inutiles et graves qui s’entassant pèle-mêle formaient un édifice étrange et bancal que je ne parvenais pas à saisir, ni même à percevoir tant tout ce que je vivais me semblait flou et irréel. Je le suivais sans comprendre pourquoi, je répondais à ses questions par des « oui » et des « non » sporadiques. Je ne sais combien de temps s’écoula ainsi. Finalement nous arrivâmes au fond d’un cratère où s’élevait fièrement une petite maison tout à fait banale. Il m’invita à y entrer.

Une fois à l’intérieur et avant que je n’eusse le temps de faire le moindre geste, il se jeta sur moi et enleva mon casque. Paniqué je tentai immédiatement de le lui reprendre pour le remettre, avant de me rendre compte que je parvenais parfaitement à respirer sans. Il faisait même plutôt doux. « Pourquoi as-tu fais cela ? » lui demandai-je tout de même. « Ben, si tu garde ton casque, tu ne pourras pas boire de l’eau. » me répondit-il innocemment. Il me tendait un verre rempli du liquide rouge argenté que j’avais vu près de mon vaisseau. Comme pour me montrer l’exemple, il en avala quelques gorgées. Décidé à ne plus chercher les pourquoi des comment, je fis de même. Le liquide coula dans ma gorge. Il était frais et très légèrement sucré, agréable. J’en repris. L’enfant m’entraîna ensuite dans ce qui semblait être sa chambre. Là il s’allongea sur un petit lit, prit une sorte de peluche dans ses bras et me fixa intensément.

 – Raconte-moi une histoire, me demanda-t-il sans préambule

– Que veux-tu que je te raconte ? répondis-je surpris.

– Raconte-moi comment c’est sur Terre ! Il paraît que le ciel est bleu, est-ce que c’est vrai ? Ses yeux brillaient d’excitation.

– Oui c’est vrai, commençais-je, pas que le ciel, l’eau aussi est bleue, enfin la mer et l’océan quand on les voit de loin, en vrai elle est transparente.

– Ouah ! s’exclama-t-il admiratif. Enthousiasmé par tant d’intérêt, je continuai.

– Il y a des arbres aussi, avec des feuilles vertes, et la lumière du soleil est blanche, comme le ciel ici, et la nuit il fait tout noir et on peut voir la lune et les étoiles dans le ciel.

– Nous aussi on a des arbres, me coupa-t-il fièrement, mais on ne les voit que la nuit, quand le soleil ne les éclaire plus.

– Ah… fis-je simplement. Il se mit à rire en voyant ma mine déconfite.

– Tu es drôle Monsieur. Raconte-moi encore s’il te plaît ! Raconte-moi tout !

Je commençai alors un récit sans queue ni tête, ponctué par les exclamations de surprise ou de dégoût de l’enfant. Je racontai la Terre, les humains, les cailloux, les animaux, l’art, les recettes de cuisine, la politique, les poissons, les pays, les guerres, les oignons qui piquent les yeux, l’histoire, l’architecture moderne, la soupe aux choux, la montagne, les randonnées, les tongs, le Groenland, les cocotiers, les sentiments, la religion, les avions, la vie, la mort et le café au lait. Je racontai ma vie, mon enfance, mes rêves, mes espoirs, mes amours, ma tristesse, ma joie, mes pensées simples et profondes, mes engueulades, mes coups de foudre, les moments que je n’oublierai jamais, tout ce qui fait de moi ce que je suis. Je parlai ainsi des heures entières, des jours peut-être, absorbé par le délice de retrouver cette vie que je croyais morte, ces moments que je croyais perdus à jamais dans l’oubli et le froid de l’espace. Je pleurais en me remémorant les couchers de soleil sur la mer, je riais en   repensant aux blagues idiotes qu’on avait pu me faire. Je continuai ainsi sans prendre le temps de m’arrêter une seule seconde, oubliant presque la présence de l’enfant. Lorsqu’enfin j’eus terminé, je me sentis revivre. Je sentais le souffle de cette vie perdue me réchauffer à nouveau. J’avais l’impression de me réveiller d’un long cauchemar et de pouvoir à nouveau goûter au miracle de la vie. J’étais heureux, simplement heureux d’exister.

Je me tournai alors vers l’enfant et lui dis :

« Merci petit bonhomme, il semblerait que grâce à toi j’ai pu me réveiller complètement. Je ne sais pas qui tu es ni quel est ce monde, mais je ne vais pas pouvoir rester plus longtemps. J’appartiens à la réalité, tu comprends ? Ma femme et mon fils m’attendent, j’ai lancé un message de détresse, quelqu’un va venir me chercher. Tout ceci ne peut être qu’un rêve, de telles choses n’existent pas, la mer et le ciel doivent être bleus. Sans doute est-ce le liquide d’hibernation qui m’a fait avoir toutes ces hallucinations, ce sont des choses qui arrivent. Maintenant je vais retourner à mon vaisseau et m’en aller de cet endroit, plus tard je me réveillerai pour de bon, alors ne m’en veux pas petit bout de rêve, je ne t’oublierai pas. »

 L’enfant me regarda sans comprendre. Puis soudain son visage s’illumina et il se mit à rire. Un rire si amusé, si tendre, si humain que mon corps en trembla.

– « Partir dis-tu ? fit-il entre deux éclats de rire, ce que tu es drôle Monsieur ! J’ai bien fait de t’amener ici ! Tu veux partir ? Comment pourrais-tu partir ? Tu n’es qu’un rêve ! Comment la mer et le ciel pourraient-ils être bleus ? Cela n’existe que dans les contes et les rêves d’enfant ! Tu n’existes pas ! C’est moi qui t’ai inventé, tu comprends ? Comment pourrais-tu seulement vouloir partir si tu n’existes pas… »

 Celui que j’étais peut-être eut un regard surpris et disparut.