Il était tard dans la soirée quand Marianne décida de rentrer chez elle. Elle avait assez travaillé pour aujourd’hui : il était temps de retourner à la chaleur du foyer pour passer une belle nuit sans surprise. Elle fourra donc négligemment ses affaires dans son sac et sortit de la salle de cours. Elle finissait une longue journée de calculs et de transformations géométriques complexes et ennuyeuses. Elle était heureuse d’en finir pour aujourd’hui. Il faisait frais en cette période hivernale et le soleil s’était déjà couché depuis longtemps, mais la jeune étudiante devait encore traverser la ville et gravir les longues pentes de la Croix-Rousse. Elle retournait à son appartement, où ses colocataires l’attendaient. Il était tard, ils avaient sûrement déjà soupé et son meilleur ami, qui vivait avec elle, était probablement déjà sorti faire la fête et la tournée des bars …comme tout étudiant qu’il était. On ne le reverrait pas avant le lendemain matin. Et encore, s’il ne dormait pas toute la journée.
Marianne n’était donc pas obligée de se presser. Elle en profita pour admirer le paysage. Traverser cette belle ville de nuit, quand les lueurs des feux se reflètent sur les immeubles et que les gens se baladent paresseusement dans les rues piétonnes, tiraillés entre l’envie de flâner dans le soir et l’irrésistible besoin de rentrer au chaud sous la couette ou auprès de la cheminée. La chaleur d’un foyer que Marianne allait retrouver.
Elle était musicienne. Demain, elle jouerait le concert de Noël avec l’orchestre de l’Université. Elle commençait à avoir le trac, car elle ne jouait pas souvent devant autant de personnes. Ce jour-là, le public serait dense : des étudiants, des professeurs… et aussi ses parents, qui avaient spécialement fait le déplacement de sa Bourgogne natale. Mais elle songea à ses amis, qui jouaient avec elle. « Des professionnels », se réjouit-elle. Pas une note de travers. Tout ira bien se rassura-t-elle. Elle reprit confiance et se promit de répéter ses morceaux ce soir. Plus par instinct que par acquit de conscience. Elle sentait au fond de son cœur que ce concert serait d’un genre très particulier. Il changerait à jamais sa façon de vivre et de penser la musique.
Parvenue en haut de la Grande Rue de la Croix-Rousse, Marianne pénétra sous son porche et descendit de vélo. Elle était épuisée mais ravie de rentrer chez elle. Elle avait hâte d’utiliser le cadeau qu’elle avait reçu de sa grand-mère. Un instrument retrouvé au fin fond d’un grenier, dont personne ne s’était servi depuis des lustres. Un bel et très ancien hautbois. La jeune musicienne l’avait reçu quelques semaines auparavant, alors qu’elle fêtait ses vingt ans. Elle avait pris beaucoup de temps pour admirer l’instrument. Des clés étincelantes et une anche dans un bois très rare, mais elle n’avait pas encore pu jouer seule, pas même quelques notes avec cette merveille. Les cours, les amis et les différentes fêtes pour son anniversaire lui avaient pris tout son temps ! Elle comptait bien l’étrenner dès ce soir et peut-être même l’amener dès le lendemain au concert.
* * *
Lorsqu’elle rentra chez elle, elle salua sa colocataire et après avoir grignoté les reliefs du repas de midi, s’enferma dans sa chambre et sortit la mallette du placard. L’instrument de musique l’attendait bien sagement à l’intérieur. Elle ouvrit la boîte, non sans un certain plaisir, qu’elle ne pouvait dissimuler. Mais d’un coup, elle fut éblouie par une étrange et claire lumière bleue, qui semblait sortir tout droit du hautbois. Eblouie par cette douce clarté, ses yeux mirent quelques secondes à s’habituer à ce nouvel éclairage. L’instrument n’était pas ordinaire, c’était une certitude. En plus de cette lumière, qui brusquement s’évapora, avalée par les percées des notes, une étrange magie s’échappait du vieux hautbois. On aurait pu le croire vivant, tant la chaleur qui s’en dégageait semblait réelle.
Marianne n’en croyait pas ses yeux. Rêvait-elle ? Etait-elle à ce point fatiguée par sa journée à l’université ? Non, elle était parfaitement consciente et éveillée. Tout cela n’était pas naturel. Mais, fait étrange, la jeune femme ne se sentait ni menacée, ni anxieuse. Elle était même tout à fait sereine et calme, face à ce phénomène anormal. Cependant la surprise ne faisait que commencer. Cette chère Marianne n’était pas encore face au plus gros, au plus inexplicable phénomène musical de sa vie. Un son nasillard comme sortant du hautbois se fit alors entendre :
– » A qui ai-je l’honneur ? demanda une voix sortie d’on ne savait où. Qui êtes-vous ? Mais où sommes-nous donc ?
– Je… balbutia alors l’étudiante, je m’appelle Marianne, nous sommes à la Croix-Rousse.
– Bien le bonjour alors, ma chère Marianne de la Croix Rousse, répondit la voix. Mais je manque à mes devoirs… Permettez-moi de me présenter, je me nomme Bobo. Je suis le Seigneur des Vents.
– Rien que ça, le Seigneur du Vent ? Et moi, je suis la reine Marie-Antoinette ?
– Non, je ne pense pas, vu que vous êtes Marianne de la Croix-Rousse et non cette Marie-Antoinette. Je ne suis pas le Seigneur du Vent, mais le Seigneur des Vents. Je suis le roi des instruments de musique, ma chère.
– Ah ! reprit-elle, éberluée. Mais que faites-vous donc là, alors ?
– Vous m’avez appelé jusqu’au fin fond de ma mallette. A travers l’espace et le temps, je vous ai rejointe. J’étais au repos dans un vieux grenier quand une charmante dame m’a découvert. Très gentille soit dit en passant. Elle m’a même proposé du thé. Puis nous avons longuement discuté et j’ai appris que vous aviez besoin de moi. Je suis donc venu. Ne me remerciez pas, c’est tout naturel !
– J’ai besoin de vous, moi ? Mais je ne connaissais pas même votre existence cinq minutes auparavant. Comment aurais-je pu avoir besoin de vous ?
– Vous êtes musicienne, chère Marianne. J’ai appris que vous aviez un concert important demain et je me suis dit qu’un coup de main vous serait nécessaire. Il y a aussi une autre raison qui me pousse à agir, mais vous la connaîtrez le moment venu. Faites preuve d’un peu de patience. Laissons planer le mystère…
– Ben voyons ! Admettons que vous vouliez m’aider ! Je sais jouer du hautbois. Je n’ai pas non plus besoin d’un nouvel instrument. Le mien me suffit amplement. Il sonne juste et reste très facile à manier. Et surtout il ne parle pas, lui !
– Vous êtes un prodige, Marianne. Ne laissez personne dire le contraire ! Je pense que vous avez un véritable potentiel et je suis là pour vous aider à le mettre en valeur. Venez avec moi, nous devons travailler. »
Là-dessus, la conversation se porta sur le concert et les pièces que Marianne aurait à jouer le lendemain. Un long concerto pour violoncelle et une symphonie inachevée très connue du grand public dans laquelle elle devrait montrer tout son talent. Ces morceaux connus sont les plus durs à jouer en public, car les spectateurs, connaissant les airs, sont en général plus exigeants. La jeune musicienne ne le savait que trop bien. Toute la nuit, ils s’entraînèrent durement, mais le résultat était là. A la fin de la répétition, l’étudiante jouait magnifiquement bien, le son qu’elle tirait de son instrument était mélodieux et entraînant. De plus, Marianne s’amusait tellement à parler musique avec son nouvel ami, que le temps passa très vite, trop vite même. Lorsqu’ils s’arrêtèrent enfin pour se reposer, le soleil allait bientôt se lever.
* * *
Marianne dormit quelques heures. Elle décida de ne pas aller en cours ce matin-là. Elle demanderait plus tard à un camarade toutes les démonstrations mathématiques manquées. Son objectif était de montrer son nouvel instrument à ses collègues de l’orchestre, de leur présenter Bobo et ses pouvoirs de musicien. En effet, elle en était sûre : le son qu’elle avait pu en tirer toute la nuit n’était pas son œuvre, mais bien celle du Seigneur des Vents. Cela lui était toutefois égal, car elle aimait jouer avec ce nouvel et très surprenant instrument.
Elle choisit de se rendre tout de même en cours l’après-midi. Il ne fallait pas trop manquer ou elle serait totalement perdue le cours suivant. Elle enfourcha son vélo après le repas et emportant son nouvel ami, redescendit les longues pentes de la Croix-Rousse. Elle arriva à l’université. Le ciel était clément, mais il risquait de pleuvoir dans la soirée. Elle demanderait à ses colocataires – qui assisteraient eux aussi au concert – de la ramener en voiture une fois le spectacle terminé. Les heures de cours défilèrent, Marianne travaillant et discutant avec ses amis. Le temps passa vite et le concert approchait de plus en plus. Marianne n’était pas du tout présente à ses cours, son attention entièrement centrée sur les événements de la veille et le concert du soir. Elle posa ses affaires dans les coulisses, attendant l’heure fatidique, mais lorsqu’elle revint dans la soirée pour chauffer l’instrument, ô surprise, il n’était plus là. Sur la table à sa place, une anche neuve dans son emballage.
Marianne était désespérée. Elle chercha dans tout le bâtiment, affolée, courant en tous sens. Il n’y avait rien. Rien, hormis le public qui commençait à arriver et les musiciens qui l’attendaient. Elle se résigna à aller voir le chef d’orchestre pour lui avouer son problème : sans instrument, elle ne pourrait jouer ce soir. Certes, elle n’était pas la seule musicienne, le spectacle serait tout de même assuré, mais sa déception était grande. Elle ne pourrait montrer ce soir ce dont elle était capable.
* * *
Le chef discutait avec un jeune homme. Environ vingt ans, brun aux yeux d’un noir de jais, rasé de près et habillé avec beaucoup de goût. Marianne ne le connaissait pas, mais nota une certaine prestance chez l’inconnu.
Quand il se retourna, leurs yeux se croisèrent et Marianne resta la bouche grande ouverte, incapable de prononcer le moindre mot. Les deux jeunes gens se regardaient fixement, ne pouvant détourner leurs yeux l’un de l’autre. Le chef s’en rendit compte et souriant, les ramena à la réalité :
– » Une rencontre de musiciens : Marianne, je te présente Bastien. Il est lui aussi hautboïste, mais à l’harmonie de l’université, comme tu l’es à l’orchestre. »
Ils balbutièrent ensemble un « b’jour !» apparemment gêné. Ils ne pouvaient toujours pas se quitter des yeux. Quelque chose venait de se produire entre les deux jeunes gens.
– » Mais où est donc ton instrument ? reprit le chef d’orchestre. Nous commençons à jouer dans cinq minutes. »
Le souvenir de la perte de son instrument la ramena très vite à la réalité.
– » Je l’ai perdu, dit-elle. Je regrette, mais je ne pourrai jouer ce soir. »
Elle sembla de plus en plus triste et désemparée. Alors Bastien prit alors la parole pour la consoler. Sa voix était aussi grave et sérieuse que son apparence, on sentait de la sympathie dans son regard.
– » Je vois que tu as une anche neuve. Je peux te prêter mon instrument, si tu veux… »
Le concert commença. La jeune musicienne avait vraiment le trac, pensant rater ses solos, car elle n’avait plus son hautbois magique. Au moment de jouer, elle jeta un œil en direction des coulisses et vit le jeune Bastien qui lui souriait. Alors elle se mit à jouer. Etrangement, et pour son plus grand étonnement, le son était magnifique, et même encore plus mélodieux et agréable que la veille, alors qu’elle pensait que Bobo jouait à sa place. Non. Là, c’était elle et elle seule qui jouait et ses morceaux firent la joie de tous les spectateurs. Le concert était une réussite.
Après le baisser du rideau, Marianne se jeta dans les bras de Bastien. Une grande complicité était née. Le Seigneur des Vents avait encore frappé. Ensemble, c’était évident, ils feraient de nombreux concerts dans cette belle ville de Lyon.
* * *
Loin des clameurs et des paillettes, au fond d’une salle remplie d’objets hétéroclites, dans la remise, derrière les coulisses, on entendit alors une douce et claire mélodie. Entraînante, dansante, merveilleuse… Ce chant semblait venir d’une étrange valise noire dont personne ne connaissait l’existence. A la fin du morceau, la musique s’arrêta. On entendit alors résonner dans l’obscurité une voix suave et fière qui dit :
– » Bonne route, Marianne de la Croix-Rousse ! »
Et la musique reprit…