La Doublure du Maure – Irène Duboeuf

Il habite le plus ancien quartier de Lyon, connu et secret, authentique et théâtral : rue de la Lainerie, entre la gare Saint-Paul et le gothique flamboyant des ruelles de Saint-Jean, à deux pas d’une boutique vénitienne emplie de masques à la blancheur lunaire.
Ce soir, une lumière inhabituelle flotte sur la ville. Le ciel est si bas qu’il se dépose sur les toits. Opaque et laiteux. Durant tout le jour, la neige n’a cessé de tomber, se gélifiant au contact du moindre obstacle. Les arbres sur les quais dessinent des lignes brisées fantomatiques, les trottoirs rétrécis se liquéfient sous le sel, partout une boue glissante gicle sous les files ininterrompues des voitures.
Il travaille dans le premier arrondissement. Le quartier monumental, avec ses fontaines, ses sculptures, ses Beaux-Arts et son grand théâtre. Il arrive place Louis Pradel, éteint la radio de son téléphone portable et regarde Louise Labé comme s’il la voyait pour la première fois : la Belle Cordière, de son index de bronze, semble montrer un coin du ciel. Il lève les yeux et murmure : « Merci ! ».
Il vient d’entendre une annonce incroyable : « La vague de froid qui s’est abattue sur l’Europe ces dernières vingt-quatre heures progresse vers le sud-est de notre pays. Prudence sur les routes. La Savoie et la Haute-Savoie restent placées en alerte orange. Toujours du mauvais temps dans le nord de l’Italie où les intempéries ont déjà causé d’importants dégâts. De violentes rafales de neige perturbent le trafic ferroviaire et plusieurs vols au départ de Milan ont dû être annulés.»
Annulés ! Tout espoir est donc permis ! Sylvano a du mal à réaliser son bonheur. Il relève son col, resserre son écharpe de laine autour de sa gorge et se dirige d’un pas léger vers l’entrée du théâtre. Jamais il n’a autant aimé le froid, le gel, le vent, la neige. Jamais il ne s’est senti aussi fort, propulsé par il ne sait quelle puissance inconnue qu’il remercie tout haut en longeant la place. Ce soir ne sera plus un rendez-vous manqué ! Ce soir, le théâtre de l’Opéra affiche Otello. Oui, ce soir, le Maure de Venise, ce sera lui !

Sur sa carte d’identité, Sylvano se nomme Sylvain. Morand Sylvain. Le « o », c’est pour la scène. Il est chanteur. Plus précisément, artiste lyrique. Si l’ajout du « o » ne change rien à la qualité de ses cordes vocales, du moins suggère-t-il une ascendance latine susceptible d’influencer favorablement la critique.
Il a débuté dans les chœurs. Mais sa voix de ténor s’est très vite imposée, refusant toute dilution anonyme dans celle des autres. Il l’a travaillée jour et nuit, sans relâche. Il s’est ruiné pour elle, lui offrant les cours des professeurs les plus prestigieux. À force de travail et d’obstination, il a fini par sortir du cercle fermé des choristes pour entrer dans celui hermétique des solistes. Quelques répliques, au début, puis des seconds rôles qui lui ont permis de faire des tournées en France et même à l’étranger.
Mais il reste convaincu que sa voix mérite beaucoup plus. Il rêve de lui offrir un vrai, un grand, un premier rôle. Remarqué sur plusieurs scènes européennes, il s’est vu proposer un nouveau contrat qu’il a pris pour une promotion : un engagement comme doublure. Pas de n’importe qui : doublure des premiers rôles, doublure des grands ténors. Lui et eux, interchangeables, donc rigoureusement égaux !
Il a signé. Puis il a attendu, la tête peuplée de visions qui suscitaient en lui l’impatience et l’enthousiasme d’un premier rendez-vous d’amour. Mais l’occasion tardait à se montrer et il se demandait pourquoi, s’il était vrai qu’il fût aussi bon, il était condamné à construire sa vie sur les improbables défaillances des autres. Combien de rendez-vous manqués, de déceptions étouffées dans l’ombre des coulisses ! Les jours passant, ses espoirs s’amenuisaient, ses rêves commençaient à s’accumuler derrière lui. Mais aujourd’hui, la météo vient se mêler de son histoire.
Sylvano est la doublure de Luigi Filanza, amant de Laura Santini, une soprano qui triomphe aux quatre coins du monde. On l’appelle « la Santini ». Une diva que Sylvano, lui aussi, a aimée passionnément. Dix ans déjà. Un coup de foudre. Mais la gloire réunissait trop souvent Luigi et Laura sur les mêmes scènes. À force de se rencontrer dans des duos d’amour, le couple de chanteurs ne limitait plus sa relation aux seuls personnages qu’il incarnait. Quand il s’en était aperçu, Sylvano était devenu fou de rage et de douleur. Puis il avait sombré dans une dépression dont seul l’amour qu’il prodiguait à sa voix et celui qu’il recevait de Marion — répétitrice de chant à l’Opéra — avait réussi à le faire sortir.

« Merci ! » répète Sylvano en entrant dans le théâtre. Sylvano doit doubler toutes les représentations de l’Otello de Verdi. Ce matin même, Luigi l’a appelé du terminal d’embarquement de Lyon Saint-Exupéry : il s’apprêtait à rejoindre Laura, en tournée à Milan. « Une heure dix de vol, à portée d’avion, » a-t-il dit. Il resterait le temps d’un rendez-vous. Il serait là pour la représentation de 20h.
— Tu es fou ! Tu vas te fatiguer… et ta voix…
— Je sais, je sais… une fois n’est pas coutume. Ne dis rien à personne. Ils n’ont pas besoin de savoir. Tu comprends, avec Laura… enfin, je t’expliquerai plus tard. Il faut absolument que je la voie !
Sylvano ne veut pas avoir à subir indéfiniment les affres de la jalousie. Aussi se borne-t-il il à considérer les chanteurs à travers leurs seules qualités vocales. Il feint d’ignorer la passion amoureuse qu’il traite de pure littérature tout juste bonne à faire des livrets d’opéra. Son univers s’est peu à peu refermé autour de sa voix. La musique accompagne chacune de ses pensées. Le chant est devenu sa propre respiration et, sa vie, une équation dont les verbes chanter et vivre constituent les deux termes permutables. Aussi, s’il a plus d’une fois échafaudé quelque stratagème qui lui aurait permis d’obtenir un premier rôle, ses folles élucubrations n’ont jamais abouti. Il sait bien qu’aucun professionnel ne prendrait le risque de s’éloigner quelques heures avant une entrée en scène, sous aucun prétexte. Aucun, sauf, peut-être, celui de l’amour, car l’amour seul peut faire commettre une folie.

19 h 30. Les musiciens de l’orchestre convergent vers le théâtre. Dans les coulisses de l’Opéra, tout le monde attend Luigi. Le directeur s’impatiente, arpente les loges en maugréant. Il fait appeler Sylvano : « Tenez-vous prêt : Filanza n’est toujours pas arrivé. Il n’a averti personne ! On n’arrive même pas à le joindre sur son portable… Je ne comprends pas. Depuis la générale, il ne donne plus signe de vie ! Et il faut que ça tombe un soir de première ! Allez… il n’y a pas de temps à perdre, dépêchez-vous ! On compte sur vous !»
Sylvano gagne fébrilement la loge vide du ténor, enfile le costume qui cristallise tous ses espoirs, appelle sa femme en toute hâte: « Marion ! C’est moi. Je fais Otello ! Filanza n’est pas là !» On s’affaire autour de lui. Les habilleuses, les maquilleuses. Au bout d’une demi-heure, la peau couverte d’un fond de teint couleur de suie, il est Othello, le Maure épris de Desdémone au point de la tuer. Un rôle écrasant. Vocalement, mais aussi théâtralement. Il a maintes fois répété la mise en scène de la jalousie, insidieuse, accablante, inéluctable. Il sait incarner l’ardeur de la passion, la tyrannie de l’angoisse, la détresse de la folie, le désespoir de la mort. La mort. Elle d’abord. L’épouse, la blonde Desdémone. Innocente. Ensuite lui. L’assassin. Victime d’un jeu machiavélique.
20 h. De tierces en quintes et de quintes en octaves, Sylvano prépare son rendez-vous avec le public. Il sait qu’une entrée en scène s’apparente à un acte de séduction dont le rituel des vocalises constitue les préliminaires. Conquérir la salle par la seule puissance incantatoire de la voix. Le premier contact risque d’être fatal.
Gammes et fragments de thèmes fusent de la fosse d’orchestre. Soudain, le silence. Sur l’avant-scène, le directeur en personne prend la parole : « Mesdames, mesdemoiselles, messieurs. Nous sommes au regret de vous annoncer un changement dans la distribution de la représentation de ce soir. Le rôle d’Othello ne sera pas tenu par le ténor Luigi Filanza mais par Sylvano Morand. Nous vous prions d’excuser ce contretemps indépendant de notre volonté et nous vous souhaitons une agréable soirée ». La déception s’affiche, aussitôt noyée dans l’ombre noire de la salle qui s’éteint.
Sylvano a le trac. Plus que d’habitude. Beaucoup plus. Il devine le public à l’affût de ses moindres faiblesses : notes mal soutenues, aigus trop poussés, graves étouffés, rien ne lui sera pardonné. L’arrivée du chef d’orchestre, accompagnée d’applaudissements, brise le silence et le rideau se lève sur les premières mesures et la tempête qui fait rage. Au premier plan, une jetée balayée d’écume. Plus loin, la mer, déchaînée. Un navire vénitien en perdition. Le tonnerre gronde dans les timbales, des éclairs s’échappent des flûtes, la foudre tombe sur les cuivres tandis que les prémices du drame se nouent sous l’archet des violons. Des chœurs entremêlés d’orage annoncent le retour d’Othello.

Quelques minutes plus tard, le navire accoste au milieu des ovations de la foule. Sylvano en descend, se redresse, prend une lente respiration, cherche de mystérieux appuis pour poser les sons, et, sur un flux d’air que lui seul peut percevoir, il lâche sa voix, vibrante et grandiose, l’accompagnant d’un large mouvement de bras. Il l’entend se déployer, ronde et généreuse, offerte au public. Il n’a plus le trac. Il chante, il mime. Il est heureux. Il vit.
À chaque entracte, Sylvano tente d’appeler Luigi. En vain. La porteuse de son téléphone s’échoue invariablement sur trois notes que le professionnalisme de son oreille identifie comme étant sol do mi, signe d’absence de réseau.
Au dernier acte survient un étrange phénomène. Sylvano ne comprend pas tout de suite. Les traits de sa partenaire s’estompent lentement. Ce n’est plus Desdémone, mais Laura et son regard passionné. Mais non, c’est Marion, ce sont ses yeux voilés d’inquiétude. Il les reconnaît. Il sent la sueur perler sur ses tempes, l’imminence d’un malaise. Les gigantesques colonnes gothiques du décor l’écrasent, l’oppressent. Soudain, il réalise qu’il n’entend plus sa voix ! Elle s’étouffe, reste sur la scène, tout à côté de lui, rien que pour lui, captive, au milieu d’un tourbillon de bruits. Il veut s’enfuir. Tout abandonner. Des nausées lui contractent le diaphragme. Il suffoque. Continuer. Il le faut. Ne pas céder, s’en sortir. Quoi qu’il arrive. Se montrer aussi bon que Luigi. Faire oublier son absence. Saisir sa chance. Être lui-même, enfin, lui et sa voix pour laquelle il a tout sacrifié !

23 h 30. Il souffre. Il est accablé. Le doute a pris le masque des certitudes. Détruit par la jalousie, Othello étouffe celle qu’il a trop aimée. Tout le monde accourt, la vérité éclate. Il est trop tard. Il se poignarde, s’écroule sur le corps inanimé qui git à ses pieds. L’orchestre se tait. Le grand rideau de scène s’interpose, conclut dans un crépitement d’applaudissements. Il se rouvre sur les saluts des artistes : les figurants d’abord, suivis des choristes, des petits rôles, des seconds rôles, main dans la main, et enfin des premiers rôles. Desdémone s’attarde dans de profondes révérences sous les bouquets de fleurs jetés à ses pieds. Ovation des violonistes, debouts dans la fosse. Les archets frappent le bois des violons. Puis Othello paraît. Redoublement des applaudissements. Des bravos fusent du parterre aux balcons. La peau mouillée de sueur, Sylvano salue son public, triomphant.
Dans sa loge, les derniers autographes signés, il tente une dernière fois de contacter Luigi. L’appel est immédiatement dirigé vers la messagerie vocale du chanteur. Il y dépose quelques mots : « Luigi, c’est moi, Sylvano. Rappelle-moi dès que tu peux. »
C’est alors qu’un trouble l’envahit, une sorte de vague à l’âme. Toujours pareil, à l’issue des représentations : après l’enthousiasme et l’euphorie, la tristesse. Mais ce soir, il est la proie d’un sentiment plus fort que d’habitude. La culpabilité d’avoir pris la place d’un autre ? Non, la fatigue le fait délirer. Il n’a rien pris. On le lui a donné, ce rôle. C’est dans l’ordre des choses. N’est-il pas doublure ? Il doit chercher une autre cause. Une angoisse indéfinissable le tenaille, comme si la folie meurtrière du Maure lui collait encore à la peau malgré sa blancheur retrouvée. Seul, il se sent seul. La sonnerie de son téléphone interrompt ses méditations. C’est Luigi !
— Sylvano !
— Luigi ! Tu es où ?
— À Lyon.
— Tu arrives que maintenant ?
— Oui. Enfin non. T’inquiète pas. Ma journée a été mouvementée. Parle-moi de toi. Comment ça s’est passé ?
— Bien ! Très bien même. Mis à part que j’ai eu la frayeur de ma vie. C’est un vrai miracle.
— De quoi tu parles ?
— … d’Otello ! Ce qui m’est arrivé est complètement fou ! J’ai eu de la chance, personne ne s’est aperçu de rien ! Au dernier acte, je ne m’entendais plus, ça a duré quelques secondes, interminables, c’était horrible : ma voix ne passait pas… j’ai cru qu’elle m’avait trahi !
Luigi se tait. Puis d’un ton à la fois grave et détaché, il finit par répondre :
— Laura et moi, c’est terminé.
— Merde alors !
Après un nouveau silence, Luigi poursuit :
— Je te laisse, on se voit demain.
Il ajoute, d’un ton pétri d’évidence :
— Tu avais raison, la voix, c’est comme une femme !

Une heure du matin. Vieux Lyon, rue de la Lainerie. Il ne neige plus. Le ciel est clair. Le froid stagne dans les ruelles, mêlé à une vague odeur d’eau croupie. La même que celle qui s’attarde le soir, à Venise, le long des canaux. Sylvano est à quelques pas de chez lui. Il voit de la lumière derrière les persiennes de sa chambre à coucher. Juste un instant : la fenêtre s’efface aussitôt dans le noir. Il laisse glisser son regard le long de la façade. Brusquement les battements de son cœur s’accélèrent. Il étouffe. Quelqu’un sort de l’allée. Un homme. Une silhouette qui s’éloigne à pas pressés. Son allure… c’est lui ! Il s’écrie d’une voix rauque, presque sauvage :
— Luigi !… Luigi !
Mais l’écho de sa voix se dissout dans la nuit.