La nuit était tombée sur la ville de Lyon, l’antique cité de Lugdunum. L’astre blanc s’esquissait derrière les nuages pour montrer sa face la plus ronde. L’eau des deux fleuves ondulait sous l’effet d’une brise légère et fraîche qui se répandait sur les quais et la place Bellecour. C’est ici que l’homme entama sa promenade. Ses jambes se déliaient enfin, il pouvait aller où bon lui semblait. Cependant, il avait déjà réfléchi à son parcours et après quelques étirements, il dirigea ses pas du côté du pont Bonaparte. Lorsqu’il le traversa, il s’arrêta quelques secondes à mi-chemin pour admirer le reflet des réverbères sur la surface de la Saône. Il fut surpris par l’air qui devenait de plus en plus froid et ressentait à présent le besoin de courir pour se réchauffer. Il termina sa course au pied de la primatiale Saint–Jean. Une fois de plus, il était en admiration devant la cathédrale, mélange de roman et de gothique dont la construction avait traversé les siècles. Certes, il ne s’agissait pas d’un château mais tout de même…
Lorsque vingt heures sonnèrent, il se remit en mouvement pour continuer par la rue Saint–Jean.
Il y avait énormément de personnes dans les rues. Il eut du mal à passer inaperçu avec son accoutrement. Heureusement, il connaissait de nombreuses traboules. Il emprunta celle qui reliait la rue Saint–Jean à la rue des Antonins et continua ainsi afin de rencontrer le moins de monde possible. Outre le fait qu’elles s’apparentaient à de véritables passages secrets, il appréciait le mystère de ces traverses urbaines, mais surtout l’architecture caractéristique des grands escaliers souvent recouverts de géraniums. Il se faufilait à travers les remarquables couloirs avec leurs toits en ogives.
Il arriva enfin dans une cour paisible, gravit les marches de l’escalier qui lui faisait face et regarda par le balconnet. Il était monté assez haut pour profiter de la vue. Son regard balaya le paysage. La lune dégagée éclairait les toits rouge sombre qui se succédaient. Sur sa droite, il reconnut les tours de la cathédrale Saint–Jean. En face de lui un grand crayon se dressait. Cette cité s’était considérablement agrandie. Un œil humain n’était pas assez puissant pour en mesurer toute l’étendue. Sur sa gauche, il aperçut la colline de la Croix-Rousse, la « colline du travail », où il avait déjà prévu de se rendre. La nuit lui appartenait, il pouvait utiliser son temps comme bon lui semblait et qu’aucun maroufle ne s’avise de lui dire le contraire !
Il quitta ce beau spectacle tranquillement et passa devant la gare Saint-Paul, puis continua sur le quai Pierre Scize pour traverser la Saône. Après la passerelle de l’Homme de la Roche, il partit sur sa gauche, parcourut quelques centaines de mètres et découvrit une grande bâtisse moderne, beige, un long panneau sur sa façade portant les lettres « Su » écrites noir sur fond bleu. En entrant dans le bâtiment, il comprit enfin qu’il se trouvait à l’intérieur des « Subsistances », le fameux atelier lyonnais de création artistique. Il franchit la porte d’une salle immense où se préparaient des danseurs vêtus de blanc. Il sursauta lorsque des rythmes étranges sortirent de caisses noires. Il ne fallut que quelques secondes aux danseurs pour se mettre en mouvement et offrir au visiteur caché un somptueux enchaînement d’ondulations et de mouvements rythmés. Il lui semblait inhabituel de se tortiller dans tous les sens même si c’était très plaisant à la vue. L’homme ne put poursuivre plus longtemps sa réflexion : le cours touchait à sa fin. Le promeneur nocturne sortit rapidement pour ne pas se faire remarquer.
Parvenu sur le quai, il prit la direction de la « colline du travail ». Tout en la gravissant, il sentait que la nuit lui offrait ses températures les plus basses. Le froid vigoureux pénétrait à travers ses narines. Un frisson parcourut l’homme qui se recroquevilla, transi. La Croix-Rousse ne lui était pas bien connue. Il se perdit plusieurs fois. Au cours d’une tentative pour retrouver son chemin, il croisa un atelier de soierie. Frôler, effleurer, caresser une étoffe de soie avait toujours été pour lui un plaisir délicieux. Il ne résista pas à la tentation de pénétrer dans l’atelier où l’on pouvait également acheter des foulards ou des métrages de soie. La pâle lumière de la lune lui permit de discerner une énorme machine qui occupait une pièce entière. Il s’approcha et put lire sur un petit panneau en bois les mots : « un métier Jacquard ». Il se rappela alors qu’il avait déjà vu un canut, en son temps, s’affairer sur la machine. Il avait alors félicité son habileté mais surtout le magnifique résultat de son travail. A cette pensée, il se tourna vers la partie magasin et caressa les rouleaux de soie. Il en choisit enfin une, bleu nuit. Il la méritait bien, après tout, il avait beaucoup contribué à l’essor des canuts ! Une affiche attira son regard. Ce n’était pas moins sa couleur criarde que ce qui était écrit : « la soierie à VERSAILLES ». Il s’approcha et lut l’article. Il apprit alors qu’un certain nombre d’artisans avait été mandé pour restaurer de nombreuses soies du somptueux château. Il sourit. Avant de sortir, il enroula le carré de soie autour de son cou. L’homme trouvait que cette matière noble le protégeait mieux des morsures du froid que n’importe quelle écharpe.
Le promeneur continua sa route jusqu’à l’emplacement d’un théâtre. Une affiche étrange avait captivé son attention. Elle portait la photo d’une sorte de marionnette en bois. Lorsqu’il s’approcha, l’homme put lire qu’il s’agissait en fait de Guignol, la célèbre marionnette de Lyon. En continuant sa lecture, il apprit qu’elle était née il y avait deux cents ans et qu’à cette occasion plusieurs soirées lui étaient consacrées. L’homme poussa la porte du théâtre sans un bruit et dirigea ses pas vers les voix qu’il percevait. Il arriva dans une petite pièce, visiblement au cours d’une répétition. Il aperçut alors la plus lyonnaise de toutes les marionnettes flanquée de son ami Gnafron qui buvait son vin au goulot et se faisait réprimander par sa femme Toinon. Cela lui rappelait beaucoup les pièces de Molière. L’idée de parler à travers une poupée était plutôt originale. Il resta jusqu’à la fin de la répétition. Le visiteur caché s’était laissé enthousiasmer et, lorsqu’il fut à une assez bonne distance du théâtre, il s’arrêta et ri franchement avant de continuer sa promenade.
Il redescendit ensuite de la colline en prenant la Montée de la Grande Côte et la rue Sainte- Marie des Terreaux pour déboucher sur la place des Terreaux. Il contournait l’hôtel de ville lorsqu’il entendit des voix s’élever d’un étrange bâtiment qui s’ouvrait sur le ciel sombre à travers un immense dôme en verre. Sur la façade, l’homme put discerner des statues intercalées entre des colonnes. Il ne se lassait pas de ces échos doux et mélodieux. Il avait envie d’en entendre plus encore. Il y avait justement un endroit à Lyon qui répondait à ses désirs. Il prit le chemin de l’auditorium et ne fut pas déçu. Il entra par le fond de la salle et se laissa emporter par les rythmes des violons et des clavecins. Les musiciens enchaînaient les œuvres sous la direction d’un certain Jordi Savall avec une aisance impressionnante, entamant une bourrée. Il se surprit à esquisser quelques pas de cette danse mais le quadrille, comme il aimait à se le rappeler, était celle qu’il préférait. Il ferma les yeux et vit défiler devant lui les belles robes de ces dames. Elégantes, légères, virevoltantes…
C’est alors qu’il entendit un vacarme retentissant ! Parbleu, que peut-il bien se passer ? Et il se rendit vite compte que son estomac criait famine ! Il décida donc de se trouver un endroit sympathique où se rassasier. Il savait que Lyon était une ville plutôt fameuse pour son art culinaire. Son palais délicat serait sûrement bien servi ! Il retourna très rapidement vers le vieux Lyon. Il avait trouvé une tactique pour manger sans être vu : se transformer en pique-assiette. Quoique un peu dégradante pour son statut, sa technique se révéla très efficace. C’est ainsi qu’il se reput de quenelles et de quelques andouilles. Il était surtout très friand de gourmandises comme les cocons ou les coussins.
Il commençait à peine à partir quand le restaurant ferma ses portes. Mais il ne voulait pas rentrer maintenant.
Alors surgit dans son esprit une idée des plus folles et des plus émoustillantes : s’il avait une chose à découvrir, c’était bien celle-ci ! Il arpenta les rues en s’arrêtant à des arrêts de bus pour essayer de déchiffrer l’étrange peinture avec des traits dans tous les sens, non sans mal. Il comprit que les traits se référaient à des rues. Lorsqu’il comprit enfin où il voulait se rendre, il ne savait pas très bien quel chemin emprunter et décida de suivre son instinct. Après tout, il l’avait bien guidé pour les jours de chasses aux sangliers, pourquoi pas aujourd’hui ? Après quelques heures de pérégrinations et quelques découragements, il s’arrêta devant un manoir qui semblait bien petit à côté de son propre château. Certes, cette maison était plus grande que toutes les autres autour et avait un peu plus de cachet mais tout de même ! Avait-on idée d’y habiter ? Il suivit le panneau qui indiquait « Institut Lumière ». Bien évidemment, à cette heure avancée de la nuit, tout était fermé ! Mais lui, l’ingénieux, n’avait sûrement pas fait tout ce chemin pour baisser les bras devant une porte fermée… à clef… avec un digicode… et une alarme. Il ne sut pas trop comment mais il parvint à déverrouiller le système, par magnétisme peut-être. L’institut était fermé, cependant un homme était en train d’installer une sorte de long papier marron autour d’une grande roue. Soudain, des images furent projetées devant lui, sur un panneau blanc qui avait jailli de nulle part ! Comme c’était étrange, cela ressemblait à des peintures en mouvement ! C’était magnifique ! Tout en faisant attention à ne pas être vu, notre promeneur nocturne se rapprocha et s’assit dans l’un des fauteuils en velours. Le film était en couleur. L’histoire était un peu trop mielleuse à son goût. Après tout, cette Amélie Poulain se mêlait un peu trop de la vie de tout le monde ; malgré ce travers, elle trouvait tout de même le grand amour. Ah, si Pocquelin était encore là, sûr qu’il en aurait fait une satire ! Lorsque les deux amoureux s’éloignaient sur leur deux-roues, et que des noms défilaient sur le panneau blanc, le visiteur comprit que la projection était terminée, qu’il devait quitter cet endroit agréable et chaleureux pour retrouver le froid mordant et glacial de la nuit.
Il s’emmitoufla avec soin dans son étoffe et poursuivit sa promenade. Passant devant une église, il vit qu’il était déjà quatre heures du matin. Il décida donc de rentrer tout doucement. En arrivant sur les quais, il avait croisé des personnes étranges, des hommes et des femmes en train d’installer des étalages de livres. Il décida de s’y arrêter et de flâner un peu. Avec l’obscurité qu’il y avait, il leur était presque impossible de le voir. L’un des hommes offrit une boisson chaude à sa collègue de droite, le visiteur en profita pour examiner minutieusement son étalage. Il y avait de tout, des romans d’amour et d’aventure, de cape et d’épée, de chevalerie, des romans sur la vie de personnes qui lui étaient totalement inconnues. L’art de la lecture s’était apparemment bien répandu, en tout cas jusque sur les berges de la Saône. Mais qui pouvait bien acheter autant de livres ? La réponse à sa question ne tarda pas : un vieil homme avec son chien examinait l’étalage. Ses mains usées par le temps caressaient les ouvrages comme s’il s’agissait d’une œuvre d’art ou d’une vieille lettre d’amour. Cet homme-là n’était sûrement pas Comte ou même Vicomte. Alors tout le monde, même les simples gens, pouvait venir ici et s’octroyer la connaissance ? Cela était un bon concept, en effet…
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Le soleil n’allait pas tarder à faire sa pâle arrivée. Il se hâta. Direction Bellecour. Il fit face au socle de la statue de Louis XIV. Il monta tout en bougonnant une fois de plus contre l’artiste qui avait oublié les étriers et s’installa le plus élégamment possible sur sa selle. Il regarda une dernière fois la colline de Fourvière et sa vierge dorée avant que les premiers rayons du soleil ne viennent l’immobiliser pour une longue journée de visiteurs curieux.