« Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison. »
André Gide
Ce matin je me remémore mes retrouvailles avec ce bon vieux hippie de Professeur Guzano.
Parmi le grouillement de costards-cravates de dix-huit heures trente dont je faisais partie, il n’était pas bien difficile à remarquer, assis sur un banc de la Place des Cubes, chemise hawaïenne et barbe florissante, le sourire nonchalant, contemplant la foule de pigeons qui se délectaient du festin qu’il leur offrait. Il leur envoyait par grosses poignées des granules, on aurait cru que toute la Piazza San Marco s’était donné rendez-vous jusqu’ici, à Babelyon. Il mit du temps à me reconnaître. Après tout je n’étais qu’un de ses étudiants à la fac, qui savait apprécier son enseignement passionnel de la Biologie des Végétaux. A la fin des séances de travaux pratiques, j’allais souvent lui demander des conseils en botanique, pour ma culture personnelle comme je disais…
Nous échangeâmes des comptes-rendus brefs et fatalistes sur ce qu’étaient devenues nos vies professionnelles et familiales. De son éternel accent espagnol il me dit :
« – Yé souis à la retraite forcée, après le dégraissage de personnel à la facoulté, yé n’ai pas eu le courage d’apprendre à faire mon nœud dé cravate pour pointer tous les matins chez les indoustriels…Mais contrairement à ce que tou penses, yé souis sur ce banc en pleine phase expérimentale de mes recherches, que yé mène en indépendance avec des fonds écologistes.
– Mais vous êtes spécialiste de la croissance des plantes , quel rapport avec les pigeons ?
– Eh bien, pour faire simple, yé teste si ces volatiles salissants sont de bons semeurs de graines. Dans ces granoules, il y a une graine qui se retrouve intacte dans les fientes, ainsi qu’un cocktail noutritif qui rend les excréments parfaits pour une germination vigoureuse de la graine. Tout ça parce que y’aimerais que toute cette ville pourrie par les gaz et la grisaille… »
Un agent de la Paix nous interrompit, puis fit cesser les ripailles derechef en menaçant Guzano de l’emmener au poste pour Dégradation indirecte des monuments historiques (en l’occurrence les cubes de la Place des Cubes), et pour Nuisance auprès de la circulation piétonne. Fort de mon costard et de ma raie sur le côté je pus négocier un simple avertissement pour Guzano, l’agent me tenant visiblement plus en respect que le barbu qu’il avait sans doute pris pour un de ces Egarés.
« – M’sieur l’agent, veuillez l’excuser, cet homme profitait juste du rare et unique spectacle de la nature que l’on peut admirer dans cette ville. »
Guzano, pour me remercier, m’invita à dîner chez lui. J’acceptai, curieux d’en savoir plus sur ses fientes à fleurs.
Un repas copieux, un thé Mormon pour la digestion, tout cela était de rigueur pour élever la discussion. On finit par se tutoyer.
« -L’agent, tout à l’heure, pensait que tu salissais la ville, alors que si j’ai bien compris, tu veux au contraire la recouvrir de verdure. C’est bien çà ?
– Oui, en quelque sorte. Les graines qué nous avons développés forment un lierre tropical qui grandit très vite sour le béton. De plus, il fait des fleurs somptueuses, des hybrides de fleurs tropicales. Et ses racines, au lieu de pénétrer dans le béton, s’étendent en sourface et puisent les minéraux dans la couche de pollution. »
J’étais émerveillé. Ce rêveur génial était peut-être bien sur le point de transformer un enfer morose en paradis végétal !
« – Yé voudrais te présenter mes collaborateurs, peut être nous pourrions faire un truc, tous ensemble… »
*
Le souvenir de cette rencontre fortuite avec le professeur ne cesse d’occuper ma pensée. Ce matin, le métro est bloqué à cause d’un suicide éclaboussant, comme à peu près une fois par ligne et par semaine. Il faut dire que, quand on se tape deux heures par jour de humage d’aisselles fauves dans des boîtes à sardines et de sprints affolés dans les galeries carrelées façon boucherie chevaline du réseau souterrain, il n’est pas étonnant qu’un bon matin d’automne on se sente l’âme d’un artiste bien décidé à colorer d’hémoglobine une pub pour les assurances Sourire la vie.
Visages ternes et grimaçants, regards se fuyant dans les reflets des vitres, refuges dans les journaux histoire de lancer un sujet de discussion à la pause-café, je reconnais là les symptômes de la ville malade. Plutôt que de regarder mes ongles ou mes chaussures, je finis par fermer les yeux, m’évadant dans une vie rurale. Cultiver la terre pour nourrir ma famille. Ou bien galoper dans les prairies mongoles, lâcher mon faucon, le voir tournoyer autour d’un rayon matinal, puis replier ses ailes et fondre sur une proie, enfin quelques protéines à ramener à la yourte.
Ding dingue dong, terminus, les voyageurs sont priés de descendre de voiture.
Trois quarts d’heure de retard, j’ai peut-être déjà raté la métamorphose des VG-Iris-B28 et B29. Ma boîte est dans la Zone Périphérique, là où les vapeurs d’ammoniaque couvrent toute tentative de séduction olfactive. Arriver en retard au labo, subir les regards obliques, puis les postillons du chef, ces perspectives épouvantables auraient dû me faire rebrousser chemin et faire passer mon absence pour un bonne grippe des pollutions. Il m’attend les bras croisés, la bedaine
proéminente et l’air inquisiteur.
« – Ec…excusez-moi professeur, il y a …
– Bonjour.
– Euh, bonjour. Encore un suicide sur la ligne mauve.
– Mettez-vous vite en tenue, les VG-Iris vont bientôt éclore et vous avez toute une série d’analyses chromato à me rendre.
– Oui professeur. »
C’est mon premier échange social de la journée. J’enfile blouse et gants puis me rends à la Serre. Quelle joie enfin de voir les nuages de papillons virevolter dans cet immense Eden végétal, rare endroit de nature tropicale secrètement gardé.
« – Vite! tu en as déjà raté une vingtaine !»
J’accours pour voir le spectacle dans la chambre de métamorphose. A travers la vitrine, moi et mes collègues observons attentivement une chrysalide, accrochée par les pieds à une branche de mûrier. A peu près translucide, on devine déjà à travers sa tenue rigide les teintes du papillon adulte qui s’efforce, en se tortillant et en se gonflant, d’y amorcer une craquelure. La capsule s’ouvre d’abord antérieurement. Redoublant d’effort, son majestueux hôte, dont on perçoit déjà les yeux globuleux et la trompe enroulée en spirale, écarte encore d’avantage sa prison, puis finit par s’en
extirper. Il s’agrippe par les pattes à son ancienne peau encore pendante, et la tête en bas, contracte les muscles de son abdomen afin d’augmenter la pression de son hémolymphe. Ainsi ses ailes froissées semblent lentement se déployer, au fur et à mesure qu’elles se gonflent. Sous nos yeux prend peu à peu forme le tableau que nous nous sommes efforcés de peindre à coups de pinceaux génétiques et bio-informatiques : alors que ce nouveau-né de l’espèce Danaus mutans prend la pause pour se réchauffer sous les néons, nous contemplons sur son toit alaire une reproduction splendide des Iris de Vincent Van Gogh.
« – Cette fois c’est la bonne.
– Nickel.
– Yi-ah!
– Cette fois-ci les tons sont parfaitement respectés, et les reflets, impeccables. »
Ca bouillonne d’enthousiasme ce matin. Même le chef est content.
« – C’est du bon boulot. Prenez tous un échantillon de la B29. Je veux avoir vos rapports
d’analyse avant 18 heures.
– Bien joué, Ada, pour les bordures à effet cadre. Tu sais que tu peux le breveter ?
– C’est déjà fait, rétorque le chef, au nom de Lepidoptarts. »
Les bras d’Ada lui en tombent : le chef et ses rapaces de directeurs lui ont carrément volé le brevet du liseré doré autour des ailes. Je tente de la calmer :
« – Du calme, princesse. De toute manière on sera bientôt loin de ces voleurs. »
Il reste à valider la phase de conception des Iris. Je m’attelle pour quelques heures au comparateur chromatographique. Cela consiste à vérifier, point par point, l’analogie parfaite entre la toile de Van Gogh et sa reproduction, projetée sur ces merveilles de la Nature. Que celle-ci nous pardonne de nous être appropriés son secret de beauté.
La compagnie Lepidoptarts était née il y a dix ans, alors que les nouvelles lois bio-éthiques légalisaient « les expérimentations de modifications génétiques portant uniquement sur l’apparence superficielle ou morphologique d’un organisme vivant non-primate. » Cette loi avait donné bien des idées aux généticiens, qui se lancèrent en masse dans une course effrénée à la modification animale et végétale, principalement dans le but de créer des objets d’art vendus très cher à l’Elite.
Après cinq ans d’expérimentations hasardeuses financées à grands coups de promesses de marché, commençaient à apparaître les premiers objets d’art génétique. Chiens et chats aux motifs assortis à la tapisserie de leur maître, scarabées-bijoux brillants de mille feux, sculptures-bonzai s (j’ai eu à bas prix un raté de la Vénus de Milo, un bras-branche gauche lui a poussé), poissons d’aquarium grimaçant des mimiques faciales typiquement humaines (une animalerie propose dans sa vitrine vingt-sept « caractères » différents de poissons : le Grincheux, le Sournois, le Bon Vivant…). Ces formes de vie remaniées ont fait la fortune de mille entreprises de biotechnologie, comme autant d’îles du docteur Moreau.
Certains labos clandestins travailleraient déjà sur Homo sapiens, espérant une prochaine abrogation de la mention « expérimentation sur non-primate ».
D’autres encore, par manque d’ambition ou par excès de fantaisie, ont connu la faillite avec leurs éléphants roses, leurs vaches étoilées, et autres souris vertes. Leur création pouvait, au mieux, être vendue en exclusivité à une marque de céréales, en tant que mascotte d’un film publicitaire débile.
L’entreprise Lepidoptarts est spécialisée dans la reproduction de tableaux célèbres sur papillons. Depuis dix ans elle crée par transgénèses répétées une nouvelle espèce brevetée, Danaus mutans. L’insertion de gènes de pigments trouvés sur un grand nombre d’espèces de lépidoptères avait permis d’établir toute la palette des couleurs possibles.
Après des mois d’études et de simulation in silico de la génétique du développement embryonnaire des ailes, et de traitement des systèmes non-linéaires régissant les processus de réaction-diffusion des gènes régulateurs de pigments dans l’espace en deux dimensions des ailes, il nous fut possible de contrôler précisément, par modification du patrimoine génétique, la forme des motifs des ailes de notre papillon, en imposant par des systèmes régulateurs d’une complexité abominable la couleur que devait adopter telle ou telle écaille de l’aile du papillon. Ces écailles colorées, disposées en tuiles microscopiques sur le toit de la membrane alaire, ont été cartographiées par rapport aux nervures qui permettent la circulation de l’hémolymphe dans l’aile, de telle manière que l’on peut peindre le papillon écaille par écaille, point par point, avec le pinceau délicat qu’est l’ADN. Ainsi Lepidoptarts avait l’ambition de reproduire les grands classiques de la peinture, de Michel-Ange à Andy Warhol. La Joconde inaugura il y a sept ans un catalogue qui s’est fort enrichi depuis.
Les riches clients, amateurs d’art ou d’entomologie, raffolaient de voir chez eux ces objets fascinants, ultime collaboration des génies de l’Homme et de la Nature. Cloués sur une planche, bien en évidence sur la cheminée, ils suscitaient souvent la jalousie des invités. Après que les financements de la recherche fondamentale en génétique de l’évolution aient été coupés par le Ministère de l’Industrie et de la Recherche (faute d’applications concrètes dans le
court terme), et que mes recherches, sur les évolutions morphologiques aberrantes des coléoptères, aient vu leurs crédits bloqués, je finis par me rabattre dans le privé, chez Lepidoptarts, où je pris part à la phase de conception de notre Joconde.
La boîte paye bien, mais vole les idées brevetables de ses chercheurs. J’avais résolu le problème de la symétrie par l’utilisation de papillons androgynomorphes, une aile mâle et l’autre femelle, ceci permettant le développement de deux ailes non-identiques dans un miroir …Bien évidemment, nos produits sont programmés stériles, pour qu’aucun petit malin ne s’amuse à les élever et à les vendre sur le marché noir. Mais ce que ne savent pas mes patrons, c’est qu’ayant moi-même effectué le premier hybride androgynomorphe, j’ai pu garder dans un coin le gène de la clé (une clé moléculaire, verrouillant l’ADN là où commence le gène de stérilité, et empêchant son expression), la clé qui peut rendre toutes ces merveilles fertiles comme des petits lapins… ma vengeance viendra bientôt.
*
C’est la fin de la journée de travail. On sort le champagne :
« – Chers collègues j’ai la joie de vous annoncer que la série B-29 a rempli tous les critères de similitude par rapport au modèle. Les Iris de Van Gogh passent en phase clonage pour la commercialisation, dès demain nous nous attellerons à la réalisation. » Le chef de projet semble satisfait. Mes collègues, pressés de rentrer à la maison pour
prendre un bain de lumière cathodique, me laissent souvent le laboratoire libre le soir. D’ailleurs aujourd’hui, mes heures supplémentaires sont les bienvenues auprès du chef, après mon retard de ce matin.
C’est dans le silence, à la lumière des néons fatigués du soir, qu’Ada et moi avons mené notre projet occulte. Nous prétextions l’amour de notre boulot pour expliquer nos excès de zèle, en gonflant notre enthousiasme face aux tâches répétitives à effectuer. En réalité nous nous acharnions pendant des heures, à grands coups de recombinaisons génétiques, à rendre aux papillons du catalogue (de la Vénus de Botticelli à L’origine du monde de Courbet) la capacité merveilleuse de donner la vie. Il est justement le moment de répéter l’opération sur nos tout nouveaux Iris.
C’est une sensation extraordinaire que de jouer à Dieu. On se sent dans la peau d’un sorcier, à bricoler des structures totalement invisibles et à leur faire prendre vie.
Il n’y a plus qu’à injecter le génome mutant dans les cellules-œuf des papillon puis à amener le précieux couvain à la pouponnière, chez Ada.
Ada, depuis sa tendre enfance aux longs étés passés dans son château familial, a toujours été passionnée par les beautés de la nature. Plus que tout elle affectionnait les papillons ; ses chasses au filet avaient rapidement mené sa collection à la stagnation, tant elle avait fait le tour des espèces présentes dans le périmètre de ses escapades. A quatorze ans elle envoya à d’éminents spécialistes un mémoire sur ses travaux d’observations. Elle reçut de la part d’un de ces vieux rond-de cuir des larves d’espèces rares, qu’elle prit soin d’élever avec dévouement.
Elle se destinait naturellement à devenir une grande spécialiste des lépidoptères, et suivit les études formelles adéquates pour en acquérir également une connaissance intrinsèque. Cependant, la science ne se bornant plus à comprendre les richesses de la nature (il est bien évident que les priorités économiques de la société ne permettaient plus à des fonctionnaires de dépenser l’argent public pour nourrir leurs rêvasseries et étancher leur curiosité inepte), Ada s’était perdue dans la désillusion, et c’est par dépit qu’elle se fit embaucher par Lepidoptarts, bien que ce soit
l’opportunité incroyable de travailler avec ses bestioles adorées, ces naufragés, les papillons de sa jeunesse…
J’ai le myocarde qui s’affole à l’instant où je sonne chez Ada.
Je suis au bord de l’infarctus alors qu’elle m’ouvre la porte, belle et élancée dans son peignoir japonais. Je crois qu’au fond, je fais tout ça pour elle.
«- Tu as les Iris ?
– Bien sûr, Mrs Butterfly, et ils devraient bientôt batifoler bien sagement dans ta volière.
– Donne-les-moi, que je les mette vite à la couveuse. »
Le studio d’Ada est devenu un décor surréaliste : des filets envahissent la pièce, tendus entre plafond et murs ; dans ces volières improvisées papillonne tranquillement l’intégralité du catalogue Lepidoptarts, soit une cinquantaine de tableaux différents.
« Les larves semblent adorer les nouvelles créations de Guzano ; elles présentent une croissance optimale, et, comme prévu, les adultes semblent mieux résister à la pollution extérieure»
Partout dans l’appartement les plantes rampantes croulent, laissant leurs fleurs se faire butiner et leurs feuilles se faire dévorer par les chenilles ; dans les coins des chrysalides se tortillent dans la soie.
Après cette journée de dur labeur nous fumons une chichah à l’olioluqui.
Quelle douce sensation que de s’endormir auprès d’Ada, les yeux levés vers le flapottis discret de nos anges gardiens bariolés…
J’ai pris des congés, afin de m’occuper avec Ada de notre charmante progéniture. Guzano nous apporte régulièrement de bonnes nouvelles sur l’avancée de sa colonisation végétale.
« – Mes amis pigeons ont bien travaillé. Tous les toits du Vieux Quartier sé recouvrent peu à peu de pousses de lierre. Lé service de l’Entretien ne semble pas s’en préoccouper outre mesure. Bientôt la masse foliaire développée et les floraisons printanières suffiront amplement à nourrir vos p’tits chéris, il sera alors temps de disperser les chenilles et de libérer les adultes. Voici vos billets d’avion pour la Malaysie. Une fois là-bas démerdez-vous pour ne pas laisser dé traces de votre passage, si vous ne voulez pas qué votre boîte vous retrouve… »
On ne peut plus circuler chez Ada qu’à quatre pattes, car il nous a fallu agrandir les volières pour accueillir les nouveaux papillons. Nous travaillons dur ; il faut sans cesse renouveler le stock de plantes, dont les chenilles sont friandes. Mais le spectacle est fantastique. Aujourd’hui, j’ai trié les papillons Picasso. Lorsque je leur ai servi leurs assiettes d’eau sucrée, ce fut troublant de voir s’assembler sous mes yeux le même tableau répété en mosaïque, tapis vivant d’œuvres d’art impatientes de montrer leurs parures aux passants moroses.
*
Ce soir nous sommes tous réunis pour la phase finale du plan.
Un indescriptible sentiment de joie et d’excitation pétille dans mon corps. Non sans espièglerie, nous décrochons les filets : les papillons nous submergent d’une nuée multicolore, nous recouvrent le corps de splendeurs improbables ; Ada ouvre les fenêtres. Nous nous émerveillons devant le nuage coloré et scintillant qui s’empresse d’embrasser le grand air, puis se disperse sur la mer de toits déjà clairsemés de fleurs mutantes gorgées de nectar. Nous récoltons les centaines de chenilles et de chrysalides, puis passons notre nuit à parcourir à pas de velours les toits du Vieux
Quartier, pour déposer avec minutie nos beaux monstres sur les pousses made in Guzano que nous trouvons par-ci par-là.
« – Régalez-vous bien mes adorables petites larves ».
Demain Ada et moi serons à bord du vol Babelyon-KualaLumpur, avec quelques échantillons.
Dans la jungle malaysienne, les fermes à papillons sont nombreuses et ne cracheront pas sur nos spécimens, qui, je l’espère, résisteront aux températures tropicales desquelles nous les avions déshabitués, en faveur du climat sub-tropical de la Vieille Europe. Grâce à nos connaissances en matière de lépidoptères il se pourrait même bien que l’on y trouve du travail, c’est Ada qui a eu l’idée, elle en rêvait depuis longtemps. De toute manière moi ça m’est égal de tout laisser tomber pour partir dans la jungle. Et puis j’allais quand même pas la laisser partir toute seule.
*
Huit ans plus tard. Quelque part au Japon. Une brochure touristique piochée dans le bac Arts et Culture d’une agence de voyage vante les trésors de la Grande Babelyon : « La découverte des nombreuses curiosités de la ville se déroulera sur trois jours. Nos guides, en grands spécialistes, commenceront par vous emmener sur les traces de Guignol, ce personnage de marionnette qui amuse petits et grands depuis […]. Le clou de la visite sera bien sûr le Quartier Ancien, où vous pourrez goûter la gastronomie traditionnelle dans un cadre de rêve, où l’architecture médiévale, laissée intacte depuis le Moyen-Age, s’est harmonieusement vêtue des plus belles fleurs de la planète. Enfin, vous pourrez faire connaissance avec leurs curieux habitants, des papillons arborant les plus grandes oeuvres que la main de l’Homme ait peintes. Peut-être aurez-vous la chance de ramener en souvenir une photo de votre tableau favori, ainsi imité par ces Anges de Beauté. Peut-être encore aurez-vous la surprise de voir se poser sur votre dessert un de ces étranges hybrides, fruit du hasard des croisements entre tableaux qui ont engendré d’incroyables métissages de formes et de couleur, formidables terrains d’expression créatrice : vous pourrez ainsi admirer, par exemple, le reflet du sourire de la Joconde parmi les Nénuphars de Claude Monnet, la Grande Vague
d’Hokusaï déferlant sur un paisible Déjeuner sur l’herbe, ou encore, puisque le génie artistique de la Nature n’a plus de limite, la belle Marilyn Monroe regardant la Métamorphose de Narcisse…Tous vos amis vous envierons d’avoir pu prendre des photos si extraordinaires des nouvelles créations de Dame Nature ! Alors bon voyage … »
Illustration : photographie d’un papillon posé sur le bord d’un verre de Beaujolais, il porte sur ses ailes une fameuse scène du toit de la Chapelle Sixtine, La Création d’Adam ; un détail choquera l’œil averti de l’amateur d’art : normalement, sur l’original, les doigts de Dieu et de sa création ne se touchent pas.