Deux-ci, deux-là – Camille Henry

Beurre de têtard et œil de verre ! Retourné comme une crêpe, l’ongle d’Index Gauche joue la fille de l’air. Ma culture des onguicules à peine révolue, des effets secondaires handicapants s’installent et susurrent d’un ton ironique: « Bienvenue au royaume des non-rongés, petits doigts de fée ! ». L’influx terrifiant envoyé par les bobos bannis monte instantanément jusqu’à Cortex. Descente  aux enfers bougrement effroyable. Je dirais même que ce dogme de l’ongle atteignant minimum l’extrémité digitale demande déjà trop de patience et d’abnégation pour ma petite personne. Dire que malgré mes anciennes mauvaises habitudes, pas un ne connaît le malheur des Incarnés… C’est décidé, je retourne dans mon Jardin d’Eden, le pays où les moignons sont rois et où le vernis n’existe pas !

 Mon doigt sanguinole. En guise de purgatoire, le malaise vagal se rapproche dangereusement. Hors de question de s’évanouir devant ce steak pouvant chichement satisfaire l’appétit d’une drosophile! Du nerf, du souffle, du désinfectant et on n’y pense plus, que diable !

 Le néant de ma pharmacie me pousse à convoiter de l’eau claire en guise de thérapeutique. Œil Gauche et Oeil Droit,  fureteurs, inspectent les environs. En vain : même la paire associée ne repère la moindre fontaine.

            Evidemment, de nombreuses flaques jonchent le trottoir. Néanmoins, je doute fort de leurs propriétés antiseptiques : la discipline du splatch-sauté-botté présente un soulagement trop ludique. Bien entendu, les rigoles s’affolent dans les caniveaux mais les techniques très avancées de mesure du flux par mégots ou autres déchets flottants interposés m’enlèvent toute ardeur désinfectante. Un poisson d’aluminium métastasé pourrait engloutir d’un seul coup de bec mon précieux appendice.

Stupide Index ! A trois heures du matin et sans ton aide, difficile de pénétrer dans le Parc de la Tête d’Or. Ses robinets sculptés t’auraient pourtant allègrement arrosé… Restent les trésors de Poche Non Percée. Main Droite l’inspecte à tâtons. Tout au fond, le mouchoir de mes pensées s’y trouve bel et bien. Fripé par le temps mais propre, il s’entachera aux soins d’urgence de la nuit. Trois petits tours et une jolie poupée rapproche tendrement le doigt atrophié de son ongle inerte. Je peux enfin reprendre mes vénérables activités…  Peine perdue ! Une panoplie incomplète de phalanges travailleuses rend l’arrachage de ces satanées affiches électorales trop difficile. Déjà qu’avec deux mains valides, seulement trois fragments microscopiques ont été dépecés, alors à présent qu’un équipier reste sur le banc de touche… L’arracheur arraché, vous connaissez ?

Soupir. Il faut que Cortex propose une autre distraction. Compter les feuilles mortes encore intactes de toute décomposition? Identifier les pas fossilisés dans le macadam ? Fumer une cigarette ? La tête plongée dans de nouveaux projets à appliquer, je n’aperçois  qu’in extremis le tandem de femmes félines qui rappliquent.

Ces damoiselles défient la fraîcheur des nuits d’automne. Elles paradent, courtement vêtues, leur longue crinière soigneusement libre sur des épaules presque nues. Leur regard de poupées aguicheuses s’approche  toujours et encore. A quelques mètres de moi, les yeux se plantent finalement dans mon visage, avec un professionnalisme de haut vol. Malgré le fard, le dépit se peint aussitôt sur leur face angélique… Froids et hautains, les talons s’en vont prestement claquer sur le trottoir d’en face. Je glousse de rire sous ma casquette. Cet imprévu, quelle satisfaction ! Mon costume d’homme attire même les petites vertus… peu de risques d’être agressée par de vilains messieurs cette nuit.

L’épisode s’achève, les émotions se rangent : il est temps d’aller projeter ailleurs. Je revisse ma fameuse coiffe et y glisse tous mes cheveux. Je réajuste aussi mon pantalon trop large, mon sweater gris et la capuche de mon ciré. Basket Gauche se soulève devant Basket droite puis inversement, au rythme d’une mécanique bien rodée.  Dans quelle direction ?  Pourquoi pas Le Tonkin ?

            Quinze minutes de marche plus tard, le square du petit quartier villeurbannais perce l’obscurité. A la lueur des réverbères, le terrain de jeux est teinté d’orange sombre. Au front du toboggan déserté pour cause de marchand de sable, un banc accueille une vieille femme en loques ronflant d’ivrognerie. Aucune voiture ne circule. Les feuilles mortes dansent au gré du vent. Ombres et lumières soulignent ce tableau éphémère. Je passe, tranquille, en gobant des yeux et des oreilles, les détails de ce fragment de nuit.

A proximité de la Clinique, un grand immeuble active instantanément une fenêtre de mon imagination : il compte douze étages et un porche encadré de massives  colonnes bétonnées. De multiples balcons perforent le bloc d’autant de sombres orifices…une œuvre si soviétique mérite une attention spéciale ! Après avoir bu une lampée de café froid et rangé la gourde dans mon sac à dos, je gravis cette porte stalinienne.

Le sommet est agréablement plat. Je m’assois en haut de ce mastodonte cubique et attends. Ici, la dissémination  très sporadique des lampadaires laissent apparaître les étoiles.  Désormais allongée, en compagnie de ma réserve de boisson, je m’enivre autant de liberté que de mes récents exploits. Vers une heure du matin, quand je suis sortie, le chien de Madame Salanice n’a même pas aboyé. Je considère ce silence canin comme une première victoire, connaissant la nervosité gueularde du compagnon à quatre pattes de la vieille voisine. J’ai fermé alors doucement la porte puis dévalé quatre à quatre l’escalier de l’immeuble.

Pourquoi ce brusque besoin d’escapade nocturne? Quelle question! Je n’en analyse ni l’origine freudienne, ni la cause cartésienne ! J’observe juste que deux heures et demie plus tard, je m’affale sur un galet de béton en respirant  béatement l’air pollué de Villeurbanne. Tiens, les néons de l’entrée s’allument… ! Maudites lucioles technologiques, comment osez-vous éteindre mon firmament ? Les étoiles évaporées, l’intérêt de ce refuge décline rapidement. Discrètement, je désescalade le perchoir et me cache derrière une de ses colonnes. Un individu sort… j’en profite pour m’aventurer dans le sas. Entre l’escalier et l’ascenseur, j’opte pour une sinueuse montée des marches. N’étant ni pressée ni animée d’un but précis, je ne vois en effet aucune raison de m’enfermer dans une cage avec des boutons.

Au dixième étage, à gauche d’un corridor sans fin, un balcon laisse pénétrer de la lumière. Un de ces fameux trous du gruyère ! En petite souris, j’y glisse mon nez, puis m’y engage de la casquette aux souliers. Cet orifice ressemble plus à une caverne aux arêtes régulières qu’à une terrasse de loisir. Les murs en béton nu dessinent un parallélépipède de trois mètres carrés. Comme incisé au cutter, un rectangle d’air a été percé à mi-hauteur. J’y penche le front. La vue englobe Lyon et Villeurbanne. Les gratte-ciel de la Part Dieu, la collinede Fourvière, le carrefour des Charpennes se dessinent et s’effacent au gré du halo blanc des spots du cinéma multiplexe.

Je savoure ces intemporels instants tout  en sirotant  du café, gorgée après gorgée, puis m’arme d’un crayon à papier. Grâce à mon instrument, je macule le mur vierge de palmiers ensoleillés, d’arbres en fleurs, de plages mordues par les vagues, de notes de musique et signe d’une formule magique. Mes graffitis carbonés transforment le mur monotone en monde frais et océanique. Dommage que Poche Non Percée ne possède pas de crayons de couleurs : le gris restera toujours gris ! Tout de même, des dessins couvrent sa nudité. Un soupir plus tard, cette nuance me satisfait.

Le ciel s’éclaire timidement. Il est presque cinq heures et j’ai sommeil, n’en déplaise aux amateurs de Jacques Dutronc. Emmitouflée dans mon ciré de marin, je me niche dans un angle de cet habitat accaparé pour la nuit. Paupière Gauche et Paupière Droite se ferment sans lutte.

Vers six heures moins vingt, le chant des oiseaux excite mesdames Oreilles, qui finissent par ameuter messieurs Yeux. Les compères s’ouvrent finalement. S’aérant la pupille, ils découvrent qu’un pigeon charnu picore à mes pieds des miettes imaginaires. Ce spectacle saugrenu m’arrache un sourire pâteux.

« Reviens ! » Quel cri ! J’en sursaute.  Je trouve celui qui hurle beaucoup moins drôle que mon compagnon à plumes.

Où est-il ? Sur le balcon, il n’y a que moi et ce pioupiou juste capable de roucouler. Je ne vois  personne non plus dans la rue. Un gémissement de tristesse résonne de nouveau sans raison. L’angoisse m’oppresse. Le pigeon, lui, mange toujours la poussière du sol. Puis, rassasié (ou réaliste), il s’éloigne dans un bruissement d’ailes mal coordonnées. Je ramasse une plume (qu’il a) perdue dans son démarrage et lève le camp. L’endroit devient trop dérangeant pour mes nerfs.

Je redescends l’escalier jusqu’au troisième étage… cette fois le corridor m’attire. Sans hésitation, je m’y faufile. Des portes et des portes défilent. « Derrière elles, autant d’êtres, autant de mondes », me dis-je. Seules les plaquettes d’habitation les différencient les unes des autres. La foule silencieuse qu’elles abritent, certainement en grande partie endormie, me rassure et me réchauffe. J’imagine la respiration de chacun. La musique qu’ils écoutent, les rêves qui les bercent, les cœurs qui les animent.  Le mutisme des portes closes cache tant de couleurs et de formes… Sur le paillasson d’un Monsieur Cendhor, je dépose mon étoile en papier mâché. J’avais dégoté cette broche au Marché de la Création. Elle me paraît le plus juste prix de cette nuit particulière. La laisser à un inconnu me ravit. Le rite achevé, je quitte  définitivement l’immeuble pour rentrer à mon véritable chez moi. Dans la rue, la poupée glisse par terre. L’ongle d’Index Gauche flotte de nouveau. Du sang séché a dessiné des motifs absurdes le long du doigt. Je ferme le poing pour enrayer la douleur liée au contact de l’air.

Quant au ciel, il ne cesse de pâlir : les quelques étoiles épargnées par les lumières de la ville s’éteignent doucement. Cette aube lyonnaise possède le goût de la nouveauté pour moi qui ne connaissait que le soleil se levant face à l’océan. Hiver comme été, montant par dessus ma crique d’ostréicultrice, il faisait luire les piquets débordants de moules ou d’huîtres. Les échouages massifs de seiches sur le sable s’illuminaient alors comme autant de gouttes lustrées. Il révélait de même les bandes d’oiseaux criards s’attroupant autour du festin. La nostalgie me berce : j’entends le vent gémir dans les pins ainsi que le remous incessant des vaguelettes à marée basse… une fois de plus, je m’interroge : pourquoi être partie?

            Il ne me reste plus qu’à rejoindre les berges du Rhône.  A défaut d’atmosphère saline, je m’abreuverai du vol des mouettes, comme à chaque spleen dû  à cette mer de bitume si différente de mon Atlantique. Devant le Lycée du Parc, les maudites affiches narguent mon ego d’aventurière avec leurs ridicules petits bobos. Je serre davantage Poing Gauche et poursuis mon chemin, fébrile : vivement l’air du large ! En bas du Pont Morand, je tâte enfin les bords du fleuve. Goudronnés …mais suffisamment dépaysants. Exceptionnellement, j’opte pour la direction de Gerland.

Hop ! Un pied devant l’autre, ne perdons pas les bonnes méthodes ! Ce matin, peu de mouettes… pas chouette. Je croise plutôt de drôles d’oiseaux revenant de discothèques, hilares, ivres ou détendus. Parfois, une cigarette leur brûle le bout du bec : dernières cendres de la nuit ou première blonde de la journée… à cette heure, les limites tendent à s’embrouiller. Sur la passerelle Jean Moulin, un couple de tourtereaux roucoule, enlacé, trente mètres au- dessus des flots tumultueux. Les réverbères s’endorment, les voitures bourdonnent : « Tourne la vie urbaine, tourne…» semblent chuchoter les feux de circulation. Près de l’eau, les bras entourant ses jambes pliées, quelqu’un dort, le visage enfoui dans le col de son manteau. Respectueusement je le contourne sans troubler son sommeil.

« Mademoiselle… ».  Pour la deuxième fois de la nuit, je sursaute. Non pas que le ton ait été impératif, mais il me semble qu’il vient du monsieur accroupi…  Serait-il donc éveillé? Et assez alerte pour m’identifier de dos et  tête baissée ? « Mademoiselle… » Il tient décidément à me parler qui plus est ! Mais je ne m’adresse pas aux inconnus, moi ! Je dors sur leur balcon, point barre ! Je presse le pas. Je l’entends me rejoindre et commence à craindre le pire malgré la voix de castra avec laquelle il m’interpelle.

«  Mademoiselle, excusez-moi ! Avant de vous carapater, pourriez-vous m’indiquer l’heure, s’il vous plaît ?

–          Heu …, que je bredouille, …six heures trente.

–          Merci infiniment ! Pourrai-je vous soutirer une autre information ?

Quel dragueur miteux ! S’il veut savoir mon adresse, je lui répondrai Pétahouchnök.

–          Que puis-je pour vous ? que je siffle de mon ton le plus proche d’une dame des renseignements.

–          Sur les quais, avez-vous croisé des mouettes ce dernier quart d’heure ?… »

Cette question  atterrit dans mon esprit comme une gelée anglaise : vibrante et inimaginable. Quel genre de personnage peut être en manque de mouettes à cette heure-ci à Lyon,  à part moi ? En tout cas, il mérite franchise et subjectivité : « Ce matin, je dirai quelque chose comme … bien peu à mon goût.

–          Mais ces quinze dernières minutes? »

Ses yeux luisent d’une énigmatique insistance. Ce regard étrange attire mon attention sur l’aspect physique de ce monsieur Mouette …en réalité, un jeune homme tout à fait … joli. De grands yeux très particuliers… en goutte, en apostrophe, non pas en amande. Impossible d’en définir la couleur. Ses cheveux, par contre, arborent une blondeur étonnante de fraîcheur et de profondeur. Leur désordre déborde d’énergie et couvre sa tête d’un casque cotonneux. Ses lèvres généreuses entrouvertes laissent apparaître d’immenses dents absolument rectangulaires, d’un esthétisme certain mais une fois de plus … déconcertant. Qui est donc cet elfe au capuchon vert feuille ? Il m’a posé une question d’ailleurs … y répondre ; vite ! :

«  A vrai dire, je ne rencontre rien que des pigeons depuis une vingtaine de minutes.

–          Ah…, la déception éteint la flamme de son regard. La raviver ; à bride abattue !

–          Permettez à mon tour de vous interroger… Que cherchez-vous exactement ?

Aucune réaction. L’être bizarre en face de moi s’est renfermé sur lui-même. Tout à coup, à son tour il bondit d’effroi, comme surpris en compagnie de ses pensées.

–          Ce que je cherche ? Ce que… ? Ah oui ! A propos des mouettes !

Effectivement,  il s’était envolé quelque part après ma triste nouvelle et vient d’atterrir.

–          Oh, rien de sérieux ! Je m’amuse  à enregistrer leurs piaillements. Voyez, là … mon dictaphone ! dit-il ému.

Il ne ment pas, un micro discret est attaché à la lanière de son sac. Une vieille besace en toile, trouvée certainement dans un surplus militaire ou autre friperie…

–          Seriez-vous un musicien à la recherche de nouveaux sons ?

–          Je chante absolument faux et sans aucun sens du rythme, déclare-t-il un sourire amusé aux lèvres, (Quelles dents, Seigneur !), Par contre, j’ai un grand faible pour les variations de fréquences…

–          … hertziennes ?

–          Exactement : 440, 480… et les inaudibles.

–          Ah, vous êtes ingénieur du son ! » Dès la seconde où cette affirmation sort de ma bouche, je me sens aussi creuse et automatique qu’un œuf lâchant son contenu dans une jarre de cuisine. Ce type n’a assurément rien à voir avec un quelconque monde technique rationnel.

«  Pas  vraiment non plus, répond-t-il délicatement, je ne suis  qu’un jeune physicien… mais la physique acoustique reste simplement un loisir pour moi, ajoute-t-il rapidement. Peut-être par dépit de ne pas savoir accorder un violon.

–          Dans ce cas, quelle est votre principale occupation, en toute discrétion ?

–       … Je modélise l’évolution des bulles de savon. »

            Cette déclaration élague mes derniers doutes. A l’évidence, je dialogue avec un apprenti professeur Nimbus. En allant à la rencontre d’oiseaux marins, voilà qu’un ange au plumage orné d’infinies équations différentielles s’est matérialisé et me parle. Qu’importe si j’hallucine ! Il est si réel. Sa vision, si épicée par rapport à la fadeur de la vie citadine lambda, me transporte ailleurs. J’ai trouvé ce que je cherchais dans cet ami émergé du Rhône : du vent, de la couleur, du mouvement.

Nous parcourons les quais ensemble, discutant pression partielle, densité,  mathématiques pures et physique quantique. Ecoute et évasion… dérive de particules… la brume matinale nous enveloppe. Le relief s’efface à mesure qu’elle s’épaissit. Dans cette apparente apesanteur, après une nuit sans sommeil, je baigne dans le rêve et la fantaisie. Les pensées se mélangent aux paroles :

«  Je n’entends plus le fleuve…curieux…avec les averses tombées cette semaine, il gronde pourtant si fort !

–          Mais … tu ne sais donc pas où …au fait, comment t’appelles-tu ?

–          Constance.

–          Regarde à ta gauche, Constance…y a-t-il des boulangeries sur les péniches ?

Je réalise alors qu’une enseigne électrique, gravée d’un boulanger au fourneau, transperce le smog. Une odeur de pain chaud couvre la rue. Nous ne sommes plus sur les quais ! Mais depuis quand ? Pour masquer mon égarement dans l’espace-temps, je réplique tout de go d’un ton entendu :

–          Et si nous dégustions un croissant pendant la suite de notre promenade …Monsieur … ?

–          Nathanaël… et plus de monsieur s’il-te-plaît. Je partagerai avec joie mon petit déjeuner avec toi. » ajoute-t-il dans un sourire.

Plus de vous non plus apparemment… Je prends note de l’entière remarque pour nos discussions à venir. Nous savourons des viennoiseries encore fumantes sur le cours Lafayette. A un passage piétonnier, une fée aux ailes de libellule traverse au feu rouge, sans brûler sa fine cuticule aux reflets pétrolés. Mon elfe privé conduit la marche jusqu’au bas de mon immeuble. Arrive l’instant fatidique :

« Il se fait tôt, je suis contraint de te laisser…

–          Même un farfadet rêveur n’échappe pas aux obligations du quotidien ?

–          Jamais à celles de ses rêves…

–          Tu as une intégrale sur le feu…

–          Oui ! s’exclame-t-il les yeux brillants et le sourire plein. Si tu savais comme elle est particulière, comme elle me fascine… il faut que tu saches ! Viens prendre le thé à dix-sept heures. Elle resplendira davantage, formule encore mon bonhomme. Je vais la magnifier toute la journée.

–          Je serai ravie de la rencontrer, que je déclame avec délectation. En fait, je tombe déjà sous le charme.  Très judicieux un rendez-vous en fin d’après-midi ! Mon hypothalamus pourra ainsi recharger allègrement les batteries vides de Cortex par de nombreuses périodes de sommeil paradoxal.

–           Alors, vole répondre à l’appel de Morphée, onirique Constance… ! Et quand tu te réveilleras, je t’en supplie : n’évoque pas notre rencontre ! Je ne peux pas t’en dire plus, mais c’est important.

–          Rassure-toi, je n’ai aucun intérêt à raconter à quiconque un seul passage de cette escapade. On me prendrait pour une folle.

–          Alors nos rêves sont bien gardés. »

Silence.  Je secoue les clés dans ma poche. Tintements de grelots. Je ne parviens pas à le quitter et lui reste là, neutre, serein. Je l’entoure soudain de mes bras et le presse contre mon cœur comme une orange à cheveux. Que sa peau sent bon ! Nathanaël, plus que de se laisser faire, s’investit entièrement dans la tendresse. Nous restons longuement enlacés devant la porte.

Je crois que tu  dors. Ton souffle sonne comme un coquillage…Tu garderas le secret, même si son intégralité t’échappe.  Sirène jolie, notre histoire ne fait que commencer. Elle te plongera à l’intérieur de toi-même… alors ce feu qui t’anime s’éclairera de ma raison.

Nathanaël transporte Constance dans sa chambre en lui soufflant ces mots au creux de l’oreille. Il la borde dans son lit, prenant soin de lui enlever son ciré et ses chaussures. Pose le dictaphone sur la table de chevet. Pour qu’elle n’oublie pas. Ecrit son adresse à la craie à même le bureau. Puis traverse la fenêtre comme un songe, ouvre ses ailes bleues et rentre chez lui, entouré de pigeons : « En période de grande circulation, pratique ce statut d’ange », se dit-il, satisfait.

Les oiseaux piaillent, racontent leur vol de nuit, des histoires d’humains, de chats et de bolides meurtriers. Quelque part dans les airs, l’ange retrouve le gros pigeon malhabile et lui porte appui de sa main d’homme céleste. Un compagnon jovial, ce volatile loufoque, et si bavard. Sans lui, comment aurait-il eu connaissance de cette drôle de fille ? Cette nuit, il était là quand elle dessinait d’un trait si fragile une nature lointaine à même le béton brut d’un balcon saturé d’obscurité. Il a tout raconté à Nathanaël, qui s’est entiché de l’histoire et a voulu rencontrer la fille. Son univers ressemble à mes bulles, songe-t-il, heureux. Sa sphère flotte, éclate et s’éparpille en grelots de lumière.

Les voies du calcul sont impénétrables…