Vengeancze Doucze – Chloé Marechal

Au petit matin du 20 août 1989, Naomi prit le plus gros des couteaux de cuisine et s’en fut pour tuer son mari.

On avait annoncé une tempête tropicale pour le soir, l’île disparaissait déjà sous une mer de nuages blancs. Le bout de terre émergé voletait désespérément entre deux océans, d’air et d’eau. C’était inquiétant de voir ce petit papillon aux ailes volcaniques en proie à la furie des éléments.

Ivan Sauvage qui, étrangement, portait le même prénom que le père de Naomi mais n’avait rien d’autre en commun avec lui, habitait à quelques kilomètres de Pointe-à-Pitre dans une petite maison en béton gris. Il passait le plus clair de son temps à lire des dictionnaires d’argot, remontant progressivement le temps, de nos jours à 1928, tranquillement installé sous une grande pancarte qui ornait la maison, et où l’on pouvait lire :

Ivan Sauvage

Docteur diplômé, ancien interne du CHU de Poitiers

Spécialiste du traitement de la douleur

Guérison rapide

Un numéro de téléphone et les horaires de consultation avaient été ajoutés en dessous à la peinture rouge. En réalité c’était de peu d’utilité car Ivan ne comptait parmi ses clients qu’une poignée de fidèles dont l’agaçante manie était de le réveiller en pleine nuit pour un ulcère ou une dengue foudroyante.

Le 20 août 1989, au petit matin, Ivan Sauvage dormait encore paisiblement sous sa moustiquaire. Au dehors, dans l’air singulièrement immobile, la pluie tombait à grosses gouttes. Elle effaçait le pourtour des choses derrière une danse de voiles gris, inondait le paysage de bruits humides. Parfois, guidées par une subite rafale de vent, les gouttes s’organisaient en volées de coups de griffes aussi cinglants que l’éclair.

Lorsque Naomi s’empara du gros couteau de cuisine, brisa la poignée de la porte d’entrée pour sortir et scruta la maison de son mari face à la sienne depuis le palier, elle ne prit pas garde à la tempête qui s’abattait au dehors. Tout juste s’étonna-t-elle de glisser sur une grenouille réfugiée contre ce qui lui faisait office de paillasson. Le couteau lui servit de prise pour se rattraper. Elle constata alors avec satisfaction combien il s’était enfoncé profondément dans le bois de la balustrade quand elle s’y était agrippée.

Naomi le dégagea d’un coup de poignet et scruta à nouveau la maison d’Ivan Sauvage dissimulée derrière un rideau de pluie d’une candide blancheur. Les formes étaient cependant suffisamment nettes pour qu’elle sut avec précision le nombre de pas qu’il lui restait à faire.

« Je vais t’écrabouiller … » murmura-t-elle entre ses dents.

Ce disant, elle se remémora avec quelle outrageuse familiarité il lui avait dit, hier au soir, en lui pinçant une fesse :

« Finalement, je te trouve un peu grosse ! »

Le méprisable, l’immonde, le vil. Son ordure de mari lui avait dit ça, en pressant entre ses doigts rugueux la cellulite de sa fesse gauche.

Elle ne pût s’empêcher de grincer si fortement des dents à ce souvenir qu’elle se brisa une canine.

Crachant le bout de dent, elle bafouilla :

« Ve vais te réduire en bouillie, mivérable ffcolopendre ! »

Et elle descendit une marche.

En posant le pied, Naomi perdit une seconde fois l’équilibre. Son couteau la sauva encore de la chute, mais il lui fallut perdre une phalange à la main qu’elle avait laissée par inadvertance sur la balustrade. De façon surprenante, la vue de son sang la fit éclater de rire.

« Enfffin ! cria-t-elle, le moment est vvenu ! … »

Elle repensa aux interminables années passées à questionner son mari sur son poids, à ses innombrables allées et venues en tenue de plus en plus légère dans le salon, devant le téléviseur blafard, et à la question qu’elle avait prononcée exactement deux millions trois cent soixante mille quatre vingt dix sept fois :

« Dis, Vanounet, est-ce que tu me trouves grosse ? »

Elle en était même venue à prendre du poids volontairement en avalant de la graisse de porc crue et des plaquettes de beurre entières. Lorsqu’elle atteignit cent treize kilos vingt cinq, elle troqua le jour même les couennes de porc contre les pastilles amaigrissantes et les bouteilles d’eau. En trois jours, elle perdit dix sept kilos  –  mais garda sa cellulite.

« Dis, Vava, tu me trouves grosse ? »

Noami alterna crises d’anorexie et folie boulimique. Elle du refaire entièrement sa garde-robe, de la taille 34 à la taille 48. Parfois même, elle prenait du poids si rapidement qu’on entendait claquer les élastiques de ses petites culottes.

Malgré tous ses efforts pour que sa silhouette soit remarquée de son mari, la triste question : « Ivanou, dis, je suis grosse ? … » allait mourir parmi les râles métalliques du petit écran allumé en permanence, sans recevoir d’écho.

Lorsque le salon fut empli de deux millions trois cent soixante mille quatre vingt quatre questions, l’air devint tant irrespirable qu’Ivan Sauvage décida que ça ne pouvait plus durer et acheta la maison face à la sienne pour sa femme. Ainsi, il put reprendre paisiblement son activité préférée : lire les dictionnaires d’argot, de A à Z, en apprenant par cœur chaque définition et le numéro de la page correspondante. Bientôt l’atmosphère redevint calme et douce. Il décida d’éteindre le poste de télévision et de lire sur le pas de la porte d’entrée. Du coin de l’œil, il surveillait de temps à autre ce que fabriquait sa femme.

Il entendit encore quelques : « C’est donc ça, Vanounet, tu me trouves trop grosse, hein ? » mais se refusa toujours aussi méthodiquement à répondre.

Puis, brusquement, un jour de la saison des pluies, alors que sa femme coupait des fleurs d’hibiscus et des branches de bougainvillier dans son jardin, il s’approcha malicieusement d’elle et lui pinça la fesse.

Et l’on connaît la suite.

Ivan n’était pas un mauvais bougre, mais – Dieu soit loué, il vit encore, dans une petite chaise à roulettes – son instinct de survie n’était guère développé. Sa vie gravitait autour de mots étranges qui évoluent en marge du langage officiel. Les autres mots ne l’intéressaient pas. Et voyez-vous, c’est peut-être pour ça qu’il n’a pas pensé aux mots que Naomi attendait de lui. Aux mots doux, simples, tendres, qui seraient sortis de sa bouche, de ses mains ou de ses yeux, quand sa femme lui envoyait des signes de détresse. Naomi, c’est vrai, lui compliquait l’existence en utilisant un langage qui emploie des mots bien loin des choses qu’ils désignent. Allez savoir d’où lui venait cette sale habitude. Beaucoup de gens s’accordent à penser, par ici, que c’est la langue la plus fatiguante qui soit. Naomi en était devenue à moitié folle car elle-même ne la comprenait guère plus depuis longtemps.

La maison de Naomi a été rasée, tout de suite après. Au village, les gens se sont organisés pour apporter du lait, des œufs, du poisson et des fruits à pain ou des patates douces à la maison du docteur. Comment voulez-vous qu’un paralysé et qu’une manchote s’en sortent seuls ?

C’est toujours un doux spectacle de les voir l’un et l’autre assis face à face, à se sourire avec affection. Naomi épluche les patates pour son mari, avec la main qui lui reste, parfois même avec les dents. Ils mangent ensemble, yeux dans les yeux, et, à dire vrai, la scène respire l’amour et la plénitude … Sur le buffet les observent un chat et une vieille photographie du père de Naomi.