Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, un air chaud et moite le prit à la gorge. Il avança à grands pas dans l’immense couloir qui menait au bureau dans lequel il avait rendez-vous. Ses jambes élancées lui permettaient de progresser rapidement et pourtant la porte au fond lui paraissait étrangement éloignée.
A chaque pas qu’il faisait dans ce long corridor, il se sentait suffoquer. En plus de la chaleur écrasante, une ambiance pesante régnait ici. Les lieux étaient décorés avec faste : d’immenses lustres en cristal pendaient au plafond, les murs étaient tapissés de tentures aux dessins explicites, le sol était recouvert d’une moquette si épaisse qu’il croyait s’y enfoncer à chaque pas. Les statues de marbre gigantesques semblaient l’épier, aussi se hâta-t-il.
Arrivé devant la grande porte ébène, il se ressaisit ; il ne devait pas se laisser influencer par cette atmosphère singulière. En sa qualité d’ambassadeur, il lui fallait rester concentré. Il prit une grande inspiration et entra.
– Ah, mon cher Gaby ! Comme je suis heureuse de te revoir, l’accueillit une femme des plus séduisante.
– S’il te plaît, Lucie, épargne-nous tes salamalecs. Le patron m’a dépêché en urgence et…
– TON patron. N’oublie pas que je suis le mien propre depuis que vous avez décidé de vous débarrasser de moi…
– Ne commence pas avec les vieilles rancœurs, venons-en au fait. En dépit de ce que tu penses, je n’ai pas l’éternité devant moi, lui répondit sèchement Gabriel en s’asseyant dans le fauteuil capitonné en cuir, tout au bout de la grande table qui les séparait.
Le sourire qui se dessina sur le visage de Lucie rappela à Gabriel qu’il devait se méfier. Ils avaient été proches il y a très longtemps, aujourd’hui ce n’était plus le cas. Ils étaient ennemis. Sa visite n’avait rien d’une visite de courtoisie, alors autant ne pas prendre de gants et aller droit au but.
Pendant quelques secondes, ils se scrutèrent sans rien dire.
Lucie était une beauté fatale. Grande, brune avec des cheveux longs et brillants, les pommettes saillantes et la silhouette parfaitement dessinée, elle avait un physique envoûtant. Vêtue d’un tailleur rouge et perchée sur des talons d’une hauteur vertigineuse, elle était irrésistible… Pourtant sa beauté ne touchait pas Gabriel. Il avait lui aussi un physique de rêve. Ses cheveux blonds et bouclés tombaient en cascade sur sa nuque et entouraient un visage si fin et si gracieux qu’on eût pu douter de sa masculinité. Le bleu de ses yeux était limpide et sa peau paraissait douce comme de la soie.
– Nous avons un problème et j’ai pensé que nous pourrions trouver un terrain d’entente pour arranger cela, dit Lucie en se servant du champagne dans une coupe en cristal. Ne lève pas le sourcil comme ça, dit-elle en jetant un rapide coup d’œil à son interlocuteur, je sais que nous avons, comment dire, un passé plutôt agité… Ce qui n’empêche pas aujourd’hui que nous puissions trouver un accord.
– Je t’écoute, l’enjoignit Gabriel en soupirant.
– OK. Puisque tu insistes, j’irai droit au but. Nos chiffres sont alarmants. Je reçois tous les jours des plaintes de mes agents. Ils n’arrivent plus à gérer la situation et sont à deux doigts de la crise de nerfs et… Oh, cela te fait sourire ! Moi aussi, je souriais au début, mais crois-moi aujourd’hui ces problèmes d’organisation commencent à sérieusement me taper sur le système. Nous ne serons bientôt plus en mesure d’assurer cette logistique et c’est vous qui en ferez les frais. Si nous fermons nos portes, vous serez bien dans la merde !
– Inutile d’être vulgaire.
– Pardon, je m’emballe facilement, tu me connais, fit Lucie en remettant la mèche de cheveux qui venait de s’échapper de sa masse brune.Elle accompagna son geste d’un sourire ensorcelant et s’assit en face de son hôte.
D’un mouvement plein de grâce, elle envoya un dossier jusqu’à Gabriel. Des pages et des pages d’analyses, de statistiques, de courriers de plainte constituaient ce dossier si épais qu’il était presque inconcevable qu’il glissât si légèrement sur la table. Gabriel le saisit. Au fur et à mesure de sa lecture, ses sourcils se froncèrent.
– En effet, la situation est préoccupante. Je n’avais pas imaginé que nous serions un jour confrontés à un taux de saturation aussi élevé. Comment se fait-il…
– Comment ? Mais c’est votre faute ! s’emporta soudain Lucie. Avec vos critères d’exigence, plus personne ne satisfait aux conditions d’entrée, et qui doit récupérer les déchets, hein ? Moi ! Comme d’habitude. Vous êtes les premiers à critiquer et à condamner, en revanche vous êtes bien contents que mes gars et moi récupérions toute cette raclure !
Les traits harmonieux de son visage disparurent. Les yeux exorbités, la face crispée, le souffle court, Lucie la ténébreuse avait remplacé Lucie la séductrice. Sa mine effraya un bref instant Gabriel qui s’efforça de n’en rien laisser paraître. Une petite boule se forma tout de même au creux de son estomac. Il regarda son adversaire dans les yeux.
– Que suggères-tu ?
– Que vous récupériez l’un des sept, lui répondit calmement Lucie qui avait repris contenance.
– Quoi ? Tu es devenue folle ? s’exclama Gabriel.
Bien sûr qu’elle l’était, c’était même ce qui la caractérisait, la folie ! Toutefois Gabriel ne pouvait se faire à cette idée qu’il considérait comme parfaitement absurde. Jamais personne n’avait remis en cause les termes des accords… Ils faisaient partie du principe essentiel sur lequel le système se fondait. Si l’on changeait cela, tout s’effondrait. C’était en tout cas ce qu’il pensa à ce moment précis. Le bilan qu’il avait sous les yeux ne laissait malheureusement pas de place au doute. L’état des lieux était plus que préoccupant, il fallait réagir, et vite ! Il comprenait maintenant pourquoi son patron l’avait dépêché ici en urgence. Il ne lui avait pas indiqué la teneur exacte de sa mission et Gabriel s’était bien gardé de le questionner cependant il avait rapidement compris que l’enjeu était important. Sinon pourquoi le mandater, lui ?
En sa qualité d’émissaire, il devina qu’il était venu mener de rudes négociations. Lucie était un adversaire redoutable. La tractation s’annonçait délicate, il le savait. Pas question de la laisser prendre l’ascendant psychologique ou employer ses habituels moyens détournés pour gagner la partie. Il allait devoir la jouer serré.
– Quel est ton plan alors? demanda Gabriel.
– Ma porte a toujours été grande ouverte, contrairement à votre communauté. Aucun test à passer, aucun compte à rendre chez moi. Mi casa es su casa, ajouta-t-elle en dévoilant ses dents d’une blancheur extrême. Seulement, aujourd’hui, je ne peux plus faire face à la demande. Mes locaux sont surchargés et mes agents n’arrivent plus à gérer. Je suis un bon manager, tu le sais, mes gars se sont toujours soumis à mes ordres sans objecter. Depuis quelque temps cependant, rien n’est plus pareil. Ils geignent sans cesse sur leurs conditions de travail et ces jérémiades m’empêchent de profiter pleinement de mes activités. Même si je leur imposais mon autorité, ce que j’ai toujours su faire, je ne suis plus en mesure de satisfaire une demande de plus en plus accrue.
– Lequel des sept veux-tu nous rendre?
– Juste l’un des trois concupiscibles, je suis même prête à te laisser choisir, répondit-elle en haussant les épaules.
Devant le silence de son interlocuteur, elle proposa :
– Pourquoi pas celui de Bel ?
– Bel ? Le seigneur des mouches? Tu plaisantes ? Ce démon de la gourmandise a été le premier à retourner sa veste !
– D’après moi il est le plus facile à contrôler. Néanmoins s’il se lâche, le plus fidèle de vos adeptes deviendra un tas de graisse sur pattes, répliqua Lucie. Les gens prennent plaisir à gloutonner, grignoter sans arrêt, bâfrer tout ce qui leur tombe sous la main, ils s’invitent à faire ripaille dès que l’occasion se présente et ne s’inquiètent même plus des risques qu’ils encourent à se goinfrer comme des porcs, poursuivit-elle avec une grimace de dégoût.
– Comme c’est généreux de ta part de t’en inquiéter, ferais-tu preuve de miséricorde ? ironisa Gabriel.
– Ne m’insulte pas. La compassion n’a jamais fait partie de mes qualités. Je suis une femme d’affaires, je ne m’encombre pas l’esprit de ce genre de considérations…
Cette dernière phrase fit serrer les dents à Gabriel. Une femme d’affaires ? Plutôt être sourd que d’entendre ça.
– J’ai pour principe d’accorder une place à chacun parmi les miens.
Principe, encore un terme qui crispa un peu plus Gabriel. Il serra le poing sous la table.
– Quand bien même la conjoncture est inquiétante, pourquoi accepterions-nous ? Qu’avons-nous à y gagner ? demanda Gabriel.
– Disons que si vous refusez mon offre, je ferme mes portes. Inutile de te détailler les risques que vous encourez, tu l’imagines sans peine non ?
Gabriel inspira profondément, posa ses coudes sur la table, joignit ses mains et appuya son front sur celles-ci. Cette position l’aidait à réfléchir.
Un long silence s’installa.
Lucie sirotait son champagne tout en fixant intensément son invité. Tout se jouait ici, dans ce grand bureau froid où régnait une chaleur suffocante.
Le patron allait-il valider cette proposition ? Il songea à demander un délai pour en parler avec lui. Ce fut comme si Lucie lisait dans ses pensées.
– Cette proposition est unique et ne vaut que pour ce jour. Dès que tu auras franchi les portes de mon domaine, il ne sera plus possible de faire marche arrière. A prendre ou à laisser, mon cher Gaby.
C’était ainsi à Gabriel que cette responsabilité incombait désormais : accepter ou décliner cette offre. S’il refusait, c’était le chaos assuré, Lucie n’hésiterait pas une seconde à se défouler. S’il acceptait, il aurait l’impression de régresser et de bafouer ses valeurs les plus intimes…
– Tu me fais horreur, Lucie. Ce que tu fais est méprisable, déloyal, malhonnête. Je reconnais là tes manières. Le patron a bien fait de te révoquer, tu ne méritais pas ta place parmi nous.
– Oh, Gaby, tu me flattes, sussurra Lucie en dévoilant son sourire carnassier.
– Où est le loup ?
– Pardon ?
– Il y a forcément un loup, une arnaque. Tu ne fais rien sans mauvaise intention et je ne crois pas à tes histoires de locaux saturés et d’agents débordés. Que veux-tu ? Quel est ton but réel ?
– Tu vois le mal partout… Pour une fois, tu peux me faire confiance.
Cette fois, ce fut Gabriel qui sourit. Puis il se mit à rire et peu à peu le fou rire le prit. Il rit de tout son soûl jusqu’à ce que des larmes roulent sur ses joues.
Lucie demeura de marbre, pourtant son agacement se propagea comme une onde de choc qui frappa l’ambassadeur de plein fouet. Lorsqu’il reprit enfin son sérieux, Lucie sortit un document d’une petite serviette noire qu’elle envoya négligemment à Gabriel. Il voulait rire, il allait pleurer. Une feuille, une seule, sur laquelle on pouvait lire en en-tête : contrat. La méfiance de Gabriel envers Lucie décupla en une fraction de seconde. Ses yeux bleus lui jetèrent un regard noir.
En venant ici il pensait négocier, en réalité il allait pactiser.
Il prit en main le document. Un piège, voilà ce que c’était. Pas de négociations, pas de pourparlers. Gabriel avait été attiré dans un piège… Deux issues possibles : accéder à la requête de Lucie et rétrograder la gourmandise au titre de simple péché, la refuser et voir le chaos s’abattre sur le monde ! Quoi qu’il choisisse, le dénouement de l’histoire était épouvantable.
Gabriel sentait la mauvaise aura qui se dégageait de ce document. Le papier était épais et cotonneux, l’écriture manuscrite, et la couleur de l’encre ne laissait aucun doute quant à sa provenance. L’odeur qui s’en dégageait agressa ses narines et une vague de nausée le submergea. Écrit avec de la peau et du sang humains, le contrat était un pacte avec le diable.
La tête baissée, le front plissé, Gabriel ne lâchait pas le contrat du regard. Il avait beau réfléchir et retourner ça dans tous les sens, il n’y avait que du mauvais là-dedans.
Lucie s’approcha alors d’une démarche chaloupée et vint se placer derrière lui. Du revers de la main droite, elle lui caressa le visage puis les cheveux et enfin la nuque. De la main gauche elle poussa le contrat loin de lui, se pencha langoureusement et chuchota quelques mots qui firent pâlir Gabriel.
Il comprit enfin pourquoi elle l’avait attiré ici.
Lorsque les portes de l’ascenseur se refermèrent, une sensation de dégoût le parcourut et la bile lui monta à la gorge. Il avait consenti un sacrifice inestimable : pour sauver l’humanité, pour sauver la foi, l’archange avait offert sa pureté à Lucifer.