BLANC
Nous partîmes cinq cents ; mais par un désaccord,
Un abîme sanglant divisa nos monarques.
Ici nous posons pied, en amarrant nos barques :
Tout est blanc, tout est nu, en arrivant au port.
« Pause ! »L’ordre se propage. D’abord très lointain, il se rapproche rapidement, repris mécaniquement par chacun des membres de la file, toutes les secondes. C’est mon tour : je le hurle timidement à ceux qui me suivent. Il continue sa route, puis il vient mourir quand il ne trouve plus de repreneur, en queue de cortège. C’est donc ainsi que s’amorce notre nouvelle vie ici, en cet équinoxe de 1042. « Pause ». Monstre de sobriété.
Cela fait tout juste quarante-huit heures que je m’isole au fond de ma cabine, du fait de l’humidité glacée de notre traversée. J’ai pu compter les heures s’écouler, en me laissant bercer par les vagues qui caressaient mon canot. Les remous marquaient chaque seconde, et les gémissements des jointures de ma barque les liaient entre elles.
Je vais tenir ce journal, par feuillets, au fil du temps. Ainsi je l’espère, le récit de nos aventures perdurera mille ans encore. Nous qui, par trois fois exilés, conquérons maintenant des terres immaculées sous leur manteau blanc, dans le Grand Nord des terres du Nord, là où les glaces ne fondent jamais. « Groenland », ici n’a plus rien de verdoyant.
Nous souhaitions décourager nos poursuivants, partir loin vers une terre suffisamment plane pour y bâtir un village, et suffisamment accueillante pour couler des jours heureux. Notre avant-garde aura sans doute trouvé ici le parfait équilibre !
Cela fait maintenant un peu moins de dix minutes que nous sommes à l’arrêt, et déjà j’entends les clameurs de mes camarades au-dehors, courant dans la neige, apparemment très enthousiastes. La curiosité primant sur la raison, je cesse immédiatement d’accumuler les couches de vêtements et de peaux et sors enfin de ma cabine.
Je noie alors mon regard dans un océan de blancheur. La plaine est recouverte de terres enneigées, et les montagnes que l’on discerne avec peine derrière le léger rideau de brouillard argenté sont elles aussi plus pâles que l’ivoire. Le soleil semble baigner dans l’eau, là-bas derrière nous à moitié sous l’horizon ; ses rayons font briller d’argent le sol, qui reflète la lumière des premières étoiles. Nous avons pénétré un éden angélique, vierge de toute activité humaine. Il est temps d’aménager notre paradis blanc.
VIOLET
Jusqu’alors, depuis plusieurs jours, le soleil semblait suspendu, accroché par l’horizon, tantôt au-dessus, tantôt au-dessous, cajolant l’océan, comme s’il luttait pour ne pas sombrer dans une nuit de sommeil ; mais il resurgissait de plus en plus tard… Et ce matin, il ne semble pas vouloir apparaitre… Nous pouvons toujours sentir sa présence, là, juste sous terre, tapi derrière les eaux aux reflets mauves, mais il reste caché. J’ai un vrai mauvais pressentiment, comme à chaque fois qu’il m’est impossible d’expliquer un phénomène. Il reviendra, inévitablement. Le Soleil ne peut disparaître définitivement de la sorte. Certains farfelus commencent déjà à relancer l’hypothèse de la Terre ronde. Pourquoi pas, le concept ne me semble pas absurde, j’y réfléchirai. Pour le moment nous avons besoin de bras pour achever une ville, et non de méninges pour redéfinir inutilement les bases de la Création, admises depuis bien longtemps.
Le ciel qui semblait recouvert de givre maintient aujourd’hui des teintes de parme surréalistes. Même les glaciers qui nous entourent prennent des nuances violacées dans la lumière vespérale de cette longue journée sans soleil.
C’est dans ce décor onirique, cette atmosphère ambiguë, que nous continuons d’œuvrer dans la construction de notre belle cité. En une semaine, la plupart des chaumières sont édifiées, organisées en cercle autour de ce qui sera la place centrale du village.
La pénombre constante nous a d’abord déboussolés, mais les constructions avancent très vite ; chacun a sa fonction, chacun se rend utile, une ruche à taille humaine. Nous adoptons de nouvelles habitudes : la messe le matin, prêchée par les prêtres dans la chapelle au cœur de la place centrale, puis chacun travaille. Certains pêchent, piochent, forgent, d’autres bâtissent, planifient, organisent ; hommes et femmes, jeunes et vieux, sans distinction. Maintenant que nous admettons, non sans état d’âme, la perte du soleil, un de nos jeux consiste à deviner l’heure qu’il est. Beaucoup se trompent, alors qu’il suffit d’observer les étoiles qui piquent le ciel pourpre pour avoir une idée relativement précise du temps qui passe.
Nous sommes une cohorte de bannis, nous fuyons nos crimes et nos péchés, il nous est donc nécessaire et réconfortant d’être dirigés par des hommes d’Eglise. Ils nous aident à nous reconstruire dans la sérénité, à nous recentrer sur des valeurs que nous avions perdues ou négligées. Aujourd’hui, nous faisons le deuil de notre vie passée, baignée de lumière, et perdue par orgueil. Nous combattons la mélancolie par un enthousiasme à toute épreuve, une ivresse de bien faire, pour nous reconstruire ici, dans notre merveilleux chez-nous.
BLEU
La nuit s’est emparée de nous. Elle pèse sur la ville, infiltrant le moindre espace de ses tentacules d’ombre. Aucune lumière ne nous est parvenue du Soleil depuis quinze jours… Ou peut-être dix, ou bien quarante ; nous avons cessé de compter depuis bien longtemps, et la notion même de jour devient totalement erronée dès lors que la nuit est éternelle.
Notre modeste cité enfin bâtie, la volonté qui nous animait semble s’être refroidie, comme gelée dans le temps. Nous nous empêtrons dans la routine, ralentis par le froid persévérant. La motivation nous quitte, le moral retombe.
Et la tragédie frappe, à nouveau… On a retrouvé les deux petits, leurs corps flottaient sur les eaux comme deux troncs inertes. Ils ont dû se noyer il y a un moment déjà. Leurs corps gelés étaient bleuis de froid, portés par les eaux bleues, dans la nuit bleue.
Nous portons tous le deuil, bien sûr. Nous avons partagé de nombreuses épreuves, et même sans les connaître personnellement, nous nous sentions liés à eux. Cette ville, notre ville, est le foyer de notre immense famille. Et le malheur vient de frapper notre toit, nous venons de perdre nos deux benjamins, les seuls enfants qui nous accompagnaient. Les Petits Princes ne peuvent survivre dans ce monde, privé à jamais des couchers de Soleil qu’ils adoraient tant.
Eux les innocents, qui subissaient le jugement contre leurs aînés, et l’exil dont ils étaient totalement étrangers, le déracinement dont ils n’étaient pas la cause, viennent d’être punis les premiers, leurs âmes englouties par les flots. Ou bien ont-ils été libérés de ce monde des ténèbres, choisis et sauvés par Dieu, pour rejoindre un monde plus clair ? Alors que nous sommes condamnés à agoniser, seuls, dans notre prison aménagée entre eaux et glaces…
Et notre Soleil, où est-il ? Pourquoi ne nous répond-il pas, alors même que nos prêtres l’invoquent ? Est-il complice de notre sanction ? Ou, plus terrible encore, a-t-il lui-même prononcé la sentence ? Qui doit-on implorer ? La Sainte Trinité, ou bien l’astre lui-même ?
Le verdict est-il définitif ?
CYAN
Je ne dors plus. Personne ne dort plus vraiment, en fait. On somnole. L’atmosphère est très étrange ; le climat dans la ville, malsain… Tout est silencieux, les gens ne se parlent plus, ils restent à l’écart, s’isolent ; rares sont ceux qui sortent encore.
Nous ne sommes plus l’entité liée et indissociable, totalement solidaire d’autrefois. Chacun assumait tout pour tout le monde, chaque décision, même controversée, était soutenue par le groupe ; notre exil collectif en est la plus belle illustration. Maintenant, nous sommes des individus, perdus, disjoints, et sans repères, avançant dans l’ombre sans guide.
Quelques petits groupes se forment malgré tout, aléatoirement. L’un d’eux, plutôt radical, se rassemble dehors près du port. Les hommes et les femmes s’asseyent en demi-cercle, couverts de plaids et de peaux, et parlent à voix basse. J’assiste à ces réunions occasionnelles, je m’installe et écoute. Le plus souvent c’est le doyen, assis au centre du groupe, qui prend la parole. Il raconte des histoires, qu’ils évoquent comme « légendes des temps anciens », mais qui sont en réalité les récits de nos précédents voyages.
Il parle du ciel du jour, bleu clair, turquoise, ou cyan, celui qui nous accueillait, qui nous réchauffait. De la mer du jour, bleu clair, turquoise, ou cyan, celle qui nous berçait, qui nous rafraichissait. Il évoque les mésanges qui chantaient dans les airs, les martins qui pêchaient dans les étangs, les champs d’iris, les lavandes et les bleuets.
Et je me prends à rêver de ce temps béni où je pouvais nager dans ces mers du jour, bleu clair, turquoise, ou cyans, rire dans ces champs de lavandes, m’évader dans ces cieux irisés. Je suis un oiseau, je suis cette mésange, hors de sa cage, hors du temps… Le temps ici n’existe plus de toute manière. Je me perds dans ce monde bizarre, absurde, rien ne se passe, tout est figé. Pas de ciel, pas de mer, pas d’oiseaux, pas de fleurs…
Je suis une âme errante, pâle, prisonnière de ce désert de glace.
VERT
J’ouvre mes yeux engourdis par la lumière nouvelle, ou bien est-ce celle d’autrefois ? Mon flanc gauche est allongé, entièrement recouvert dans une étendue d’herbe douce, piquetée de rosée alors que mon aile droite, caressée par la brise, dore sous les éclats du jour. Je me redresse et reconnais cette colline qui me porte, toute verte, bordée par les bois. Trop verte, trop parfaite, comme sortie d’un tableau de maître. Mais le maître, où est-il ?
Je cours vers la ville, sans savoir pourquoi, sans me demander pourquoi. Les rochers me dévisagent quand je les dépasse, puis se moquent de moi : je les entends ! Jusqu’aux portes de la cité, l’écho de leurs sarcasmes me donne la nausée. Je continue ma course folle et pénètre enfin dans l’enceinte ; et puis, silencieusement, comme des ombres, les maisons se muent en pierres tombales gigantesques.
Je tente de prendre mon envol, mais comme toujours, alors que mon aile droite s’élève sous les éclats du jour, mon flanc gauche reste entièrement recouvert, sous l’herbe verte, piquetée de rosée. Alors je cours encore, cette fois-ci vers la colline. Des mains spectrales surgissent de sous le sol par centaines, tâtonnant contre mes mollets en feu pour trouver une prise.
C’est alors qu’elle apparait devant moi.
La femme sans cils se cache la bouche de ses deux mains avant de m’adresser la parole de sa voix stridente, presque spectrale. « Tu veux savoir ! Je peux te le montrer. Viens ! Viens avec moi, je te montrerai ! » Je prends peur et tente de m’enfuir, mais elle me retient et agrippe mon bras. Et je brûle ! Plus effrayant encore, c’est sa bouche qu’elle dévoile, fendue en trois ouvertures béantes et monstrueuses.
Un épouvantail surgit alors, un rictus figé sur son visage de paille, et me tend la main. Je décide de le suivre. Il ôte alors le chapeau haut-de-forme qui le recouvrait jusqu’à son nez, et le lance pour disperser les ombres. Nous courons encore, jusqu’au sommet de la colline, puis il s’allonge enfin, et je le rejoins, poitrine contre terre. C’est alors qu’il me parle, avec son immense sourire toujours intact : « Evite de tomber dans mes yeux. Evite… »
Et je tombe.
JAUNE
Notre chapelle… Elle a toujours été là, en fait. Elle est plus jolie ainsi, plus imposante : à la gloire de notre Soleil, la puissance ultime. Nous le prions toujours avec plus de ferveur : s’il est notre Haut Juge, nous devons le respecter et l’aduler. Des sacrifices lui sont maintenant offerts continuellement ; le premier était évidemment humain, des volontaires ont souhaité quitter La Nuit pour rejoindre Son royaume de la plus belle des manières.
Nous ne sacrifions plus que des bêtes et des poissons, mais le rituel subsiste dans son essence. Les Hauts Prêtres, dans leurs habits d’or et d’argent, relatent d’abord la Création du monde et de l’Homme. Puis nous chantons à la gloire de l’astre de lumière, en improvisant toutes sortes de louanges. Un aumônier désigné présente alors la couronne de fleurs jaunes, puis la purifie par le feu divin du Soleil. Enfin, la prophétie de fin du monde est invoquée, celle que nous connaissons tous désormais : quand le Soleil abandonnera son Sommeil, alors le Monde brûlera et les hommes seront punis de leurs péchés.
Quand nous quittons l’édifice sacré, les alentours sont immergés dans sa lumière blonde, éclatante, comme si l’Astre lui-même l’habitait. Il est l’unique source de clarté de notre cité, devenue bien sombre par ailleurs. Tout est ténèbres et chaos ; des gravas jonchent les parvis des maisons désertées, dont les toits et les murs délabrés laissent s’infiltrer le froid polaire et l’humidité de l’océan ; la poussière se mêle à du givre bruni sur les pavés des routes. Et tout a une odeur persistante d’urine… Parfois même, on découvre au détour d’un angle un corps en décomposition partielle, portant sur lui des marques de viol et de nombreux coups de couteau.
Mais je ne crains pas cette ville que je ne reconnais pas. Je vis maintenant près de son Cœur, la chapelle, plus proche que jamais de la lumière de notre divin Créateur.
ORANGE
Entre mille feux…
Je n’ai pas sommeillé depuis bien trop longtemps. Comment dormir dans ce chaos ? Mais je ne veille pas non plus. Je ne fais que passer, les images défilent devant mes yeux sans que je ne les intellectualise… Les hommes qui étaient mes amis, mes compagnons, s’entretuent sous mes yeux, et je ne ressens rien. Je m’assois, là, sur le parvis de la chapelle, et je les vois s’étriper sans vraiment les regarder. La ville est en feu, c’est le feu des combats incessants. Je ne sais même plus pourquoi ces gens se battent. Veulent-ils dominer, imposer leur pouvoir ? Revendiquent-ils un bien, des vivres, un partenaire ? Ou bien ont-ils simplement peur, et sombrent-ils dans cette folie inconsciente qui accompagne la panique ?
Cette anxiété, je la comprends et la partage. Depuis quelques temps, j’observe l’horizon qui s’illumine, au-delà des décombres. Je pensais que le feu de la ville avait pris sur l’océan ; mais non, ce feu-là est bien trop loin, là-bas vers les frontières du monde. Il s’agite sous les eaux, prêt à se propager dans le ciel et le consumer, pour venir enfin nous brûler vifs. Il ne peut s’agir que des flammes du Soleil. Sa punition divine est pour bientôt…
Je ne crains pas la mort en elle-même ; nous l’avons tous narguée maintes fois, et l’avons adoptée. Je crains le Jugement, la Grande Colère, les Enfers, et les Brûlures éternelles.
Notre heure arrive…
ROUGE
La décision est prise : nous nous sacrifierons, nous quitterons la vie avant que le ciel ne s’enflamme. Ainsi la colère du Soleil sera anticipée, et peut-être nous épargnera-t-il, d’une certaine manière. Les Hauts Prêtres annoncent l’accomplissement de la Prophétie pour les moments à venir.
Nous partons nous rassembler à l’extérieur de la ville, au bord de l’océan. Le cortège des survivants est silencieux, tous baissent la tête en quittant la chapelle. Nous marchons entre les flancs des plus ignobles débris de nos anciennes bâtisses, attendant sans cesse quelque vue plus horrible encore. Notre vagabondage est court et l’horizon rouge dilate nos ombres en direction de la cité, comme si notre destin était encore lié à elle.
Nous sommes des ombres perdues dans cet enfer de glace, piégées dans la nuit ultime. L’horizon brûle, le monde se meurt ; et nous, les ombres, mourons avec lui. Ainsi nous mettrons un terme à cette folie, et purgerons nos péchés dans le sang.
Une fois que nous avons atteint les frontières de la ville, là où nous accostions jadis, nous embrasons tout, en dansant, comme des déments. Notre dernière danse. Et notre dernière chance, notre repentance, s’envole en fumée noire dans le rougeoiement des langues de feu.
Le rituel commence. La file des hommes et des femmes avance vers l’autel de fortune tandis que le Haut Prêtre, merveilleux dans ses habits d’or, chante à la gloire du Seigneur de feu, sa dague purificatrice en main. Il officie aux rythmes des tambours et des chants incantatoires, eux-mêmes ponctués par les cris sublimes des martyrs lorsque le kriss consacré déchire leur chair.
C’est la femme devant moi qui s’avance désormais. Je suis aux premières loges ! Je la vois, ôtant son manteau gris, gravir de ses pieds malpropres les rochers aigus qui portent l’autel. Elle se fait accueillir par l’apôtre de l’Astre divin et se donne à lui gracieusement ; celui-ci pose sa main couverte de sang contre la gorge pleine de vie de la dévouée. Elle est allongée, complètement nue, et elle suit des yeux le mouvement de la lame, qui s’abat dans une tempête d’éclats, pénétrant son cœur entre ses deux seins. Elle hurle, son cri d’agonie se mêle à nos chants. Le prêtre l’achève en tranchant sa trachée, laissant se déverser une nouvelle fontaine de sang qui vient épouser la rivière des premiers sacrifices, puis il danse avec ce nouveau corps sans vie, jusqu’à ce que le ruisseau déversé par son cou sectionné s’apaise et s’estompe. Alors il embrasse une dernière fois les lèvres exsangues de sa partenaire avant de jeter son corps nu dans l’océan glacé. Elle est, comme nous tous, à jamais figée dans la mer du temps.
Alors que l’horizon rougeoie de plus belle, comme sur le point d’exploser, je m’avance à mon tour vers l’autel. Que s’achève ainsi notre grande aventure, celle de notre ville : dans le sang de son peuple, dans les flammes de la nuit.
NOIR
Jeune et belle cité, achève ton destin.
Obligé par les cieux, tu t’embrases et t’éteins.
Un entrelacs de vies perdues dans les ténèbres
Rend l’écho d’une nuit à ses larmes funèbres.