Aujourd’hui, samedi, je décide de prendre les choses en main. Un nouvel agencement des objets de la maison s’impose. Je dois mettre un peu d’ordre dans ce capharnaüm digne de la cache d’Ali Baba qui se nomme le grenier. Je gravis l’escalier dans sa direction afin de ranger, classer, positionner, redresser, et éliminer toute affaire dont on oublie jusqu’à l’existence. La lumière est diffuse, seule une petite lucarne éclaire la pièce la plus délaissée de la maison. Tout est sans dessus, tout est sans dessous, débrouille toi avec cela. Je trébuche sur des cartons de livres qui me semblent d’une autre génération tant leur miniaturisation sous forme d’écriture électronique s’est immiscée dans notre vie de tous les jours. Derrière un abat-jour sur un pied en équilibre précaire, je distingue une malle d’un autre siècle que j’imagine transbahutée à l’arrière d’une diligence. Un ours en peluche couché sur le dessus semble imiter un authentique plantigrade qui hiberne dans sa tanière. Je dépose celui-ci sur le plancher afin d’ouvrir avec précaution ce coffre de voyage.
Je découvre à l’intérieur, différents objets que je passe en revue, tout en m’interrogeant sur leur origine, leur utilisation et autres mystères qui leur appartiennent. Une paire de jumelles en cuivre patinée par le temps, des cachets de cire pour certifier je ne sais quoi, un coupe-papier à l’allure d’arme du crime, un stylo à encre noire qui avait peut-être servi à écrire des lettres d’amour. Puis je me saisis d’un cahier, un journal de bord en quelque sorte, dont la première page me dévoile un texte bien délié qui montre que son auteur avait un goût prononcé pour l’écriture bien léchée autant qu’un ours qui dort sur ses deux oreilles. J’ouvre une page au hasard et tombe sur un article de journal que l’on avait pris soin de découper dans une gazette de l’époque :
« Sauvetage inespéré sur le Rhône.
Un bateau à vapeur s’est échoué sur une berge du Rhône au lieu-dit Le Noyer. L’équipage était composé d’un unique capitaine qui s’est avéré être aussi l’inventeur d’un nouveau prototype de chaudière waterproof. Alors qu’il tentait de rentrer à Montélimar d’où il était originaire, la machine à vapeur a explosé. Par chance, une jeune arlésienne etc.» Sans poursuivre la suite de l’article, je m’empresse de lire le journal intime à la page ouverte.
« Arles, le 29 février 1888,
Je suis allée faire une promenade à cheval au bord du Rhône, et à ma grande surprise, j’ai aperçu une embarcation sans voile, avec une roue comme un moulin à eau qui se situait à l’arrière. Celle-ci avait échoué dans un herbier à proximité d’une berge où nichent des flamands roses. Quelqu’un avait fait dû faire du feu pour se réchauffer car une cheminée dégageait une fumée si noire qu’elle signifiait sans doute quelque mauvais présage. Puis, j’ai aperçu un homme sur sa coquille de noix qui tentait en vain de reprendre le large en alimentant sa machine à charbon. Mais le mistral était si froid que je me suis sentie dans l’obligation de le secourir. Je me suis approchée du bateau en perdition avec Junon, ma jument. Je suis rentrée précautionneusement dans l’eau remuée par d’incessantes vaguelettes qui par chance ne mouillèrent que le bas de ma robe. J’étais tellement encapuchonnée que l’homme a bord a dû me prendre pour une Mauresque qui remontait vers Poitiers. Après lui avoir demandé si tout se passait bien, il m’a répondu qu’il accepterait volontiers mon aide. Je l’ai donc hissé sur la croupe de Junon. Et, tout en s’accrochant à moi, nous sommes rentrés à la maison poussés par un vent tempétueux à décorner des taureaux comme on le dit chez nous».
Je souris à l’idée d’apprendre que cette vénérable arrière-grand-mère avait pu être la principale actrice de ce sauvetage miraculeux. Une chance inouïe pour celui qui n’oublierait pas qu’il avait failli être emporté par les flots d’un fleuve en furie. Ce récit piquant ma curiosité, je décide donc de poursuivre quelques pages plus loin.
« Arles, le 7 mars 1888,
Cela fait une semaine, depuis son fatidique naufrage, que Charles est chez nous. Il devait repartir ce matin à dix heures et dix minutes par le train pour Montélimar, ce retour ne se fera pas tout de suite. Hier soir, nous sommes allés à la corrida comme nous avons l’habitude de le faire en cette période de l’année ; malheureusement nous avons dû rentrer précipitamment car il s’est senti mal à la vue du sang. J’ai demandé à maman à ce qu’il puisse rester une semaine de plus. »
Un homme d’une grande émotivité qui s’incruste me dis-je, ou peut-être un simple malentendu entre explorateur et autochtone. Allez savoir, en tout cas, il serait intéressant de connaitre la suite. Je tourne plusieurs pages à la fois, pressé d’en finir pour accomplir ma tâche de rangement. Je poursuis ma lecture avec un petit serrement au cœur car je me rends compte aussitôt que le dénouement est proche.
« Arles, le 1 juillet 1888,
Hier je me suis mariée avec Charles. Ce fut une journée parfaitement réussie, tout le monde semblait ravi. Parfois je repense à cette promenade à cheval, voilà déjà quatre mois, qui aura changé le cours de ma vie. Charles m’a trouvé superbe avec ma jupe en crêpe de chine, mon corsage en satin et mon étole irisée de couleurs vives en dentelles brodées. J’avais bien remarqué que Charles avait mis un costume noir un peu ample qui faisait des vagues comme la houle du large, mais dans cette ambiance festive, personne n’y prêta vraiment attention. »
Cette arrière-grand-mère est incroyable, me dis-je, elle a sauvé l’homme qui devait devenir son mari. Mon père m’avait parlé de sa grand-mère de Montélimar qui s’appelait Carmen. J’ai donc retrouvé son journal intime. Avide à présent de connaître le fin mot de cette histoire, j’ouvre le carnet à la dernière page.
« Montélimar, le 24 décembre 1932,
Charles est resté à l’usine toute la nuit, il a essayé de redémarrer la machine à découper les nougats, elle est entrainée par une turbine à vapeur. Cela toujours été son dada, mais je trouve qu’il exagère, il aurait dû prévoir de la faire fonctionner plus tôt. Mais je lui pardonne, Noel approche, il faudra, malgré tout, expédier les colis pour satisfaire tous les gourmands. Comme à son habitude, je suis sûr que mon Charles adoré réussira. J’arrête ici mon journal. Maintenant que les enfants sont partis, je n’aurais jamais pu leur confier ce secret de ma rencontre avec Charles. Peut-être, le découvriront ils, en retrouvant ce journal et l’apprendront ils ainsi. »
Je referme délicatement le livret, le pose tout au fond de la malle. Je replace ensuite chaque objet comme je les avais trouvés. Tout en fermant le couvercle du coffre de voyage, j’entends ma femme qui m’appelle pour savoir si tout se passe bien.
« Mission accomplie.», lui crié-je, tout est à sa juste place.
J’en profite pour remettre l’ours en peluche sur son séant. Je décide de mon repli alors que la lumière du jour commence à baisser et que ma femme apparaît dans l’ouverture du grenier.
– As-tu trouvé un trésor ? me demande-t-elle, curieuse.
– Non, mais j’ai retrouvé l’Arlésienne.
– Ah, bon. », fait-elle, intriguée.
– Oui, je t’expliquerai, dis-je pour conclure la conversation en lançant un dernier regard en direction de la malle où la peluche semble dire à l’homme qui a vu l’ours : « Martin veille, maintenant tu peux partir tranquille, il sera bien gardé».