pV=nRT – Camille d’Andréa

Infini. Je suis une infinité. Je suis infiniment petit. Je suis infiniment grand. Je suis seul, Je suis multiple. Le temps passe. J’évolue. Je me regroupe, de plus en plus près, de plus en plus dense. La pression augmente, la température suit le mouvement. Je suis le berceau d’innombrables feux. Mes filles sont belles et illuminent Mon environnement. Je suis caressé par la douce brise des vents de photons. Ionisations, effets photo-électriques, Je suis le spectateur éberlué et le cobaye de phénomènes physiques incroyables.

Un jour, quelque chose se passe. Ce n’est pas normal. C’est nouveau. Intrigué, J’observe.

***

– Capitaine ! Il y a quelque chose d’anormal !

– De quoi parlez-vous Professeur ? Soyez plus précise !

La jeune femme se leva précipitamment de sa chaise, alla vérifier quelques capteurs, replongea les yeux sur l’écran d’ordinateur, et se prit la tête dans la main droite, pensive.

– Je ne comprends pas, ce n’est pas normal, répéta-t-elle. Pourtant mes calculs sont justes.

– Mais bon sang ! grommela le capitaine. Vous allez me dire de quoi il s’agit ?

– Et bien, il se pourrait, si les données des capteurs sont exactes, ce que je ne voudrais pas mettre en doute, mais j’ai refait plusieurs fois mes calculs, et…

– Professeur ! Au fait, s’il vous plaît !

– La vitesse à laquelle on s’approche du nuage a triplé. Fit-elle sur un ton catastrophé.

– Et ? C’est grave ? On y arrivera plus vite c’est tout, non ?

– Sauf que, à part si vous m’avez caché un réacteur, la vitesse du vaisseau n’a pas triplé. C’est donc le nuage qui s’est mis en mouvement dans notre direction. Et ça je ne sais pas si c’est grave, mais en tout cas ce n’est pas normal ! s’écria-t-elle.

Calmez-vous Grâce, il y a sans doute une explication… Selon vos calculs, quand rentrons-nous en contact avec le nuage ?

– Approximativement 6 heures.

– Et bien voilà, vous avez 6 heures pour comprendre le phénomène ou trouver le problème des capteurs. Réquisitionnez le professeur Van Trisk, je suis sûr qu’il serait ravi de vous aider.

– Bien capitaine.

Elle se retourna, alla chercher son ordinateur qui la suivait partout et se dirigeait d’un pas pressé vers la porte quand le capitaine lui dit :

– Grâce, ne vous mettez pas sous pression comme ça. Ce n’est qu’un nuage de gaz, il ne peut pas nous faire de mal.

– Oui capitaine.

Elle partit dans le couloir, et ajouta pour elle-même :

– Enfin je l’espère.

***

Etrange. Je n’ai jamais connu ça. Dans ma mémoire éternelle, Je cherche une situation analogue… Il n’y en a pas. Je vais bientôt entrer en contact avec l’objet non identifié. Quelque chose de bizarre se passe en Moi, une nouvelle sensation, une nouvelle émotion. Je ne sais pas comment la nommer. A cause d’elle Je suis indubitablement attiré par cet étrange objet que Je n’ai jamais vu. Cela ne sert à rien mais il faut que Je sache ce que c’est. Emotion troublante… Moi qui ai toujours été, Moi qui serai toujours, il y a une chose que Je ne connais pas. Je sais le fonctionnement des étoiles. Je sais la nucléosynthèse. Je sais la température. Je sais les atomes. Je sais la physique. Je sais la chimie. Je sais les mathématiques. Je ne sais pas ce qu’est cette nouveauté. Mais maintenant, elle approche. J’entre en contact. Je concentre mon attention sur l’échelle de l’objet : l’hectomètre. Il n’y aucune difficulté pour Moi, l’échelle de Mon attention peut être globale comme locale, astronomique comme nanométrique.

Etrange. Je reconnais ces atomes : fer, nickel, carbone, silicium, mes vieilles filles explosives en rejettent beaucoup et ceux-là participent à la formation de corps sphériques en rotation autour de nouvelles étoiles… Je les connais, pourtant leur proportion élevée pour un si petit volume libre dans l’espace et leur agencement dans la structure M’intriguent. De plus, l’objet à l’air creux. J’observe. Je cherche. J’analyse. Je réfléchis. J’interprète.

***

La chaleur était étouffante dans le laboratoire. Grâce et Otto, plongés dans leurs papiers et ordinateurs respectifs, ne semblaient pas remarquer cette hausse de température jusqu’à ce que le haut-parleur leur grésille :

KKRRRCHEEEE…Une panne est survenue due à la forte pression extérieure, la climatisation est hors d’usage et la ventilation a rendu l’âme il y a maintenant une heure. Nous venons d’enclencher celle de secours. Merci de votre patience. KKRRRCHEEEE…

Le professeur Van Trisk ajouta un point à la courbe qu’il traçait à l’ordinateur, passa la main sur son front et regarda celle-ci recouverte de sueur.

– Effectivement. Grâce, voulez vous bien venir voir !

La jeune femme se faufila entre tous les instruments de mesures aux noms barbares et vint s’assoir près du grand allemand athlétique atteignant la quarantaine qui lui servait de collègue.

– A quoi vous fait penser cette courbe ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas trop… rien de vraiment caractéristique. C’est quoi ?

– La courbe que vous m’avez demandée. Dit-il toujours occupé à essayer de donner un sens à la forme que voyaient ses yeux.

– Quoi ? ! s’exclama la professeur dont la panique reprenait le dessus. Mais c’est impossible ! Vous avez bien…

– J’ai vérifié plusieurs fois tous les paramètres donnés par les mesures et tous ceux liés aux calculs de l’ordinateur. Je suis formel, c’est bien cette courbe que nous donne l’expérience.

– Mais cela ne veut rien dire. Il n’y a aucune logique dans cette courbe !

– Grâce, reprit Van Trisk d’un ton dérangé, il y a une interprétation à cette courbe, mais je ne pense pas qu’elle va vous plaire, car ce n’est pas une explication physique mais biologique…

– C’est-à-dire ? demanda Grâce en fronçant les sourcils.

– C’est la courbe d’un électro-encéphalogramme.

Un grand silence suivit cette déclaration, on aurait dit que la jeune femme était sur le point de s’évanouir. Se retenant sur la table elle réussi tout de même à souffler :

– Dites-moi qu’il y a un autre électro-encéphalogramme que celui qui mesure l’activité du cerveau.

– Non.

– Mais c’est im…

– C’est la vérité. Trancha Otto.

– Ok ok, du calme ma petite, on va trouver… se dit-elle. Sur quelle échelle se sont faites ces mesures ?

– Celle du nuage en entier.

– Ok. Vous voulez donc dire que tous les atomes et molécules qui composent ce nuage communiquent entre elles pour former… pour former… cette courbe ?!

– Je ne veux rien dire. Ce sont les faits. Peut-être qu’un phénomène d’intrication pourrait expliquer…

– Ah Otto ! Tu sais tout comme moi que l’intrication n’est pas censé fonctionner de cette manière !

– Ah Grâce ! Tu sais tout comme moi que les nuages de gaz perdu dans l’espace ne sont pas censés penser !

C’était la première fois que Grâce entendait le professeur allemand élever la voix de cette manière, et cela la fit reculer sur sa chaise.

– A moi aussi, Grâce, ça me fait peur. Mais les faits sont là, et on a appris depuis quelques siècles maintenant que le fonctionnement des choses ne suit pas toujours notre intuition, loin de là !

La jeune fille baissa les yeux. Il avait raison, et elle, plus que beaucoup d’autres, aurait dû le savoir, car en physique fondamentale seuls très peu de phénomènes sont intuitifs. Les théories de la mécanique quantique et de la relativité, choquent encore la logique des étudiants qui les voient pour la première fois. Elle se laissait guider par sa peur, ce n’était pas le moment. Elle prit alors une grande inspiration.

– Allons collecter quelques particules de ce nuage, nous en saurons plus après.

– Ça c’est la bonne attitude. Allez venez.

***

L’objet non identifié a un comportement que Je qualifierais d’étonnant. Il est ordonné. Des lumières s’allument et s’éteignent. Depuis qu’il est en Moi, il ne bouge plus. Pourtant, des choses à l’intérieur sont en mouvement. Je ne vois pas de quels atomes ou molécules sont faites ces choses, mais elles émettent du son et de la chaleur ainsi qu’un faible rayonnement électrique. Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’elles se déplacent librement dans l’objet sans être soumises à aucun phénomène physique. Elles sont comme… Moi ! Comment est-ce possible ? Je suis. Sont-elles elles aussi ? Sommes-nous ?

Je réfléchis. Ces petites choses pensent-elles ? Mais alors de quelle manière ? Beaucoup de questions se bousculent dans mes pensées. C’est la première fois. L’instant que Je vis depuis l’arrivée de cet objet est plein de premières fois. Je suis troublé. Je dois comprendre.

Soudain, Mon attention est attirée près de l’objet. Que se passe-t-il ? C’est une sensation étrange. On Me… On Me vole ! Je suis aspiré dans l’objet. Je me sens mal. Je résiste. Je comprends quelque chose : l’objet est dangereux. Je ne veux pas qu’on me prenne. Tout d’un coup, c’est fini.

***

– J’ai l’échantillon ! s’écria Grâce. Nous allons pouvoir l’examiner. Je le mets dans la chambre sous vide.

Otto Van Trisk suivit la jeune femme dans les couloirs tortueux du vaisseau qui menaient au laboratoire. Quand ils entrèrent dans l’escalier H8, une secousse se fit entendre sur toute la carrosserie du vaisseau. Les deux scientifiques tombèrent à terre. Au bout de quelques secondes, le tremblement cessa.

– Qu’est-ce que c’était ? demanda affolée Grâce.

– Je ne sais pas, répondit Otto. Peut-être que le nuage n’est pas content.

– Arrêtez de dire ça ! Vous ne me rassurez pas du tout.

– Grâce, ce nuage a un électro-encéphalogramme, il pense ! Il peut bien avoir des émotions.

– …Dans ce cas, je crois que ce n’était pas une bonne idée de récolter un échantillon… s’inquiéta la jeune femme.

– Il aurait fallu y penser avant. Allez, en route !

Arrivée au labo, Grâce installa l’échantillon dans la chambre sous vide. Elle plaça, avec l’aide de son collègue, une multitude de capteurs. Ils allumèrent presque autant d’ordinateurs, pianotant et cliquant à une vitesse inouïe. Quand tout fut prêt, ils s’assirent chacun devant un écran, le pouls rapide et la respiration haletante.

Au bout d’un certain temps, Grâce attira l’attention d’Otto sur l’un des capteurs.

– Regardez. J’ai remarqué que toutes les 68 secondes le gaz vibre. Mais ce qui est étonnant, en plus du fait qu’il se met à vibrer tout seul, c’est que la fréquence n’est jamais la même. Voilà ça recommence.

Otto regarda attentivement le graphique de fréquence, puis se dirigea vers la boîte.

– Dites-moi quand se produisent les vibrations, dit-il.

Elle fit ce qu’il lui avait demandé une heure durant. Après quoi, la boîte se mit à bouger sur la table.

– Que se passe-t-il ? s’enquit-elle.

– A chaque essai la boîte vibre de plus en plus.

– Qu’entendez-vous par « essai » ? demanda Grâce recommençant à se ronger les ongles.

– Je veux dire que le gaz à l’intérieur cherche une fréquence spécifique. Je pencherais pour la fréquence de résonance de la chambre sous vide.

– Mais si le gaz vibre à cette fréquence, cela veut dire que la chambre va… exploser ?

– Je crois que ce doit être le but. Fit tranquillement Otto les yeux rivés sur la boîte.

– Le gaz « veut » s’échapper ? s’alarma Grâce.

– Je ferais la même chose…

– Mais vous êtes un humain !

– Et alors ? En quoi …

Otto ne pu finir sa phrase car à cet instant une nouvelle vibration, venant de l’extérieur du vaisseau, fit trembler toute la pièce. Quand le calme revint, Grâce se releva péniblement et s’épousseta, mais Otto resta à terre les yeux rivés sur la chambre sous vide.

– Otto ? Vous ne vous êtes pas fait mal ?

La jeune femme s’approcha et lui tendit la main. L’homme ne fit pas signe de vouloir se relever. Il regarda Grâce avec des yeux écarquillés d’effroi. Le professeur Otto Van Trisk, connu et reconnu pour son calme à toute épreuve, était rongé par la peur.

– Qu’y a-t-il ? l’interrogea Grâce.

– Le nuage à l’extérieur… Il cherche la même chose que le gaz dans la boîte…

– La fréquence de résonance de la chambre ? Mais ça ne l’aiderait pas à…

Voyant son collègue faire non de la tête elle demanda :

– Quoi ?

– Pas de la chambre… Il cherche la fréquence de résonance du vaisseau…

A ce dernier mot, Grâce elle aussi écarquillât les yeux de peur et se laissa tomber à genoux la tête pantelante sur la poitrine. C’est alors que la chambre sous vide explosa.

***

J’ai compris. Les choses à l’intérieur de l’objet non identifié sont prisonnières. L’objet les a volées. Je vais les libérer. Enfin je pourrais comprendre comment de si petites choses peuvent être comme moi. C’est incroyable, Je croyais être le seul à savoir faire cela : avoir une volonté propre, se déplacer non sous l’influence d’un quelconque phénomène physique mais parce qu’on le veut. Je suis émoustillé, Je suis impatient. Je vibre, cherche la fréquence qui fera se disloquer l’objet non identifié.

Maintenant il veut s’échapper, des feux s’allument et l’objet essaye de se diriger vers Mon extérieur. C’est trop tard, Je suis plus fort. Je le retiens. Il n’a aucune chance. Les petites choses à l’intérieur sont sauvées.

***

– Capitaine, mettez tous les gaz ! s’écria Grâce. Tant pis si nous n’en avons plus après, on viendra nous secourir, mais faites-nous sortir de là !

– J’ai déjà ordonné l’allumage complet de tous les réacteurs. J’ai même fait ajouter ceux de secours ! C’est peine perdue.

– Non ! Nous n’allons pas rester là sans rien faire en attendant que ce foutu nuage nous fasse exploser ! s’indigna la jeune femme.

– Grâce ! cracha le capitaine. Que croyez-vous que je suis en train de faire !? Je cherche par tous les moyens à nous sortir de là, et ce n’est pas une petite fille qui va m’apprendre mon boulot !

Grâce en resta bouche bée, les yeux remplis de larmes regardant le visage rouge de son supérieur. Celui-ci, s’approchât d’elle et la prit dans ses bras.

– Excuse-moi. Je n’aurais pas dû… Je voudrais tellement voir Kate et Blandine, elles me manquent…

Il serra plus fort la jeune femme qui pleurait à chaudes larmes, et se mit lui aussi à avoir la gorge serré.

– Au moins toi tu as une femme et une fille à qui tu peux penser… Lança Otto assis dans un coin de la cabine de pilotage. Moi je suis comme ce nuage : seul. Je l’ai toujours été, et c’est ainsi que je vais mourir.

Ils se rapprochèrent et tous fermèrent les yeux. Aucun d’eux ne voulait que ce soit la fin…

***

Elles ne sont pas comme Moi. Je viens de détruire l’objet non identifié et J’ai libéré les choses pensantes à l’intérieur. J’étudie. Jamais je n’avais vu de telles molécules : de très longues chaînes carbonées. Comment un tas de carbone peut-il penser ? Je réfléchis. J’examine. Etonnement. Depuis qu’elles sont libres, les choses n’émettent plus de signaux électriques.

En l’instant, Je comprends. Les choses toutes molles formées de longues chaînes carbonées ne sont plus. Il est donc possible d’être puis de ne plus être ? Mais où passe alors le « être » ? Est-ce Moi la cause de leur « plus-être » ? L’objet non identifié devait alors être leur allié si ces choses ne peuvent pas « être » à l’extérieur. Je pense. C’est donc ces choses qui m’ont fait mal !

Je découvre. Je déchiquette. J’apprends. Je suis fasciné. Je suis émoustillé. Maintenant Je sais la biologie.

***

Le front plissé, le commandant Dupin attendait impatiemment des nouvelles du vaisseau scientifique Constantine. Assis dans un large fauteuil marron, il tapotait son bureau des doigts quand un homme, mal rasé et les cheveux en bataille, entra dans la pièce, suivi d’un militaire à la mine sévère. C’est cela qui convainquit le commandant qu’ils n’apportaient sûrement pas la nouvelle qu’il espérait.

– Commandant ! fit le militaire avec le garde à vous réglementaire.

– Oui major Asouif.

– Le Constantine a explosé.

– Quoi !? Une explication ?

– Non mon Commandant. Sabotage, problème technique, attentat, toutes les pistes sont en train d’être étudiées.

– Bien, répondit le commandant.

C’est alors que le professeur Kinsley, l’homme qui était entré le premier, intervint :

– Vous n’avez pas tout pris en compte, Major. Se tournant vers le commandant. J’ai reçu un message de l’équipe scientifique en poste sur le Constantine, ils ont eu des résultats de mesures assez étranges… Ils en ont conclu que le nuage de gaz avait une volonté propre.

– Le major a bien fait de ne pas prendre de telles fadaises au sérieux ! objecta le commandant.

– Grâce et Otto ne sont pas des excentriques, se défendit Kinsley. Ils m’ont d’ailleurs envoyé les résultats de leurs mesures. Et je suis vraiment éberlué de devoir vous dire cela, mais ils avaient raison ! Ils m’ont aussi dit avoir prélevé un échantillon du nuage juste avant la coupure des communications. Ce ne sont pas des coïncidences. Le nuage, c’est lui le responsable. Il s’est défendu.

– Major Asouif, préparez le SRG à large spectre, ordonna Dupin. Si des pirates se cachent dans ce nuage, ils n’ont aucune chance.

– Le SRG va remanier les constituants du nuage et il pourrait alors riposter dans l’hypothèse…

– Ce n’est pas une hypothèse ! cria le commandant. Restez rationnel bon sang !

– Sauf votre respect, Commandant, la rationalité est basée sur la raison humaine qui regroupe tout ce qui est connu et peut être conceptualisé par l’esprit humain, or ce n’est pas parce que vous ne pouvez pas conceptualiser quelque chose qu’elle n’existe pas !

Les deux hommes ne se lâchèrent pas des yeux quand le commandant répondit :

– Major ! Exécution !