L’échappatoire – Paul Méra

Ils arrivent, là, juste derrière moi, je les sens. Ils sont proches.
Je déambule dans la rue. La nuit obscurcit la ville, la moindre lumière m’éblouit. En marchant, je me fais discret. Ma capuche sur la tête, je presse le pas discrètement, je ne veux pas me faire attraper. Cette soi-disant autorité n’a aucune raison de m’arrêter. Ils inventent tout, je n’ai rien fait. Ma vingtaine d’années est passée trop vite. Je n’en ai pas profité. Je ne rencontre pas âme qui vive. Ils sont sans doute chez eux pour éviter de me croiser. Ils ont peur. C’est ironique, c’est moi qui fuis, je suis terrorisé. Je longe les immeubles des ruelles, à la recherche d’un moyen pour m’enfuir au large.

Je cavale, les flaques que la pluie a laissées sur son chemin éclaboussent mes baskets. Je devine au loin le nuage menaçant qui s’éloigne. Un danger en moins. Ils veulent me contraindre. Une éclaircie au-dessus de moi laisse entrevoir les étoiles. Les points lumineux brillent difficilement, perçant la couche de pollution. Cet empoisonnement de l’air est conçu pour me fragiliser, me rendre plus docile. Je ne les laisserai pas me briser. Je respire par la bouche pour ne pas abimer mes sinus. Mon cerveau ne sera pas touché. Les immeubles sont gris. Tout est gris dans cette ville. Elle est devenue triste. Je ne veux plus y rester.

Je manque la marche du trottoir. Je tombe. Je me retrouve au milieu de la route. Je me relève avec difficulté. Mes mains sont égratignées. Ça pique. Je regarde le sang couler. Des phares m’éblouissent. Une voiture. Je dois m’en aller avant de me faire écraser. Non. Ils me veulent vivant. Ils ne me tueront donc pas. Je l’espère. Je crie.

Je sens la mort frôler mon corps. Le souffle du véhicule manque me faire vaciller. Je suis vivant. Pour l’instant. Je continue ma marche.

Au détour d’une rue, je vois au loin un panneau de sortie de ville éclairé. Une sortie ! Je doute. Trop simple, je ne me ferai pas avoir. Ils pensent que je suis bête, un panneau si bien mis en évidence… Comme si j’allais tomber par chance sur une échappatoire. C’est évident, il y a là embuscade. Ils savent où je suis. Je dois me dépêcher. Ils ont tout préparé. Je dois les surprendre. Vite.

Mon cœur s’accélère. Je cours à l’opposé du guet-apens. Je cours sans réfléchir. Je cours désespérément. Les rues défilent. Mes mains brûlent. Je ne dois pas me faire attraper. Ils arrivent. La hauteur des bâtiments me donne le vertige. Je sens une odeur enivrante. Des croissants. La viennoiserie de mon enfance. J’ai faim. Ce parfum arrive à calmer mes ardeurs. Je réfléchis. Je dois me cacher pour qu’ils ne me voient pas. Me réfugier quelque part. Ils pensaient que j’allais m’extraire de la ville. Je vais les surprendre et disparaître derrière de hauts murs. Ils ne m’auront pas.

Un immeuble m’attire. Seul parmi tant d’autres. Une vieille bâtisse. Intrigante. Ses dix étages lui donnent une allure imposante. J’en ai le souffle coupé. Je me revois petit dans un appartement à jouer avec des petites voitures, ma mère me regardant, bercé par la musique.

Je rentre dans l’habitation sans réfléchir. Dehors, j’étais à découvert. Ils pouvaient me suivre facilement. J’ai mal. Je continue.

La porte de l’entrée était grande ouverte. Une chance, à moins que… Ils essaient par tous les moyens de me piéger. Ils sont perfides. Je sens leur haleine derrière moi. Ils arrivent. Je dois me dépêcher. Ils veulent me juger. La porte était-elle ouverte exprès ? Devant moi parait l’ascenseur, grand ouvert lui aussi, prêt à être pris. Deux portes ouvertes, cela fait trop de coïncidences. Il me ferait gagner du temps, cet ascenseur. Un piège ? Ils sont proches, je ne peux pas réfléchir, j’ai peur. Je monte l’escalier.

J’ai chaud, mon tee-shirt plein de sueur colle à ma peau. Je ne peux pas enlever mon pull délavé, mon visage serait à découvert, à la vue de tous. J’ai du mal à respirer, ma gorge est en feu. Mon esprit, enfumé. Ils arrivent. Ils veulent m’empêcher de penser. Mes cuisses ont du mal à répondre. Monter l’escalier est fastidieux. Les étages défilent, je ne dois pas ralentir. Ils arrivent. Un étage, deux étages, trois étages. Je m’arrête. Et s’ils voulaient que je monte tout en haut ? Ils m’attendent tous là-haut, prêts à m’attraper. Je dois les surprendre en me cachant.

Je redescends au premier étage. La moquette collée au mur s’enlève dans les coins. La moquette sur les murs ? Un peu dépassé comme style… Je me cache dans un coin sombre, me fais petit. Au-dessus de moi, la lumière clignote irrégulièrement. J’ai l’impression de voir des yeux partout. Mon cœur bat la chamade, j’essaie de me calmer. Des images affluent dans ma tête sans que je parvienne à en trouver la provenance, comme si c’étaient les souvenirs de quelqu’un d’autre. Il fait sombre. Je ne sais pas comment faire, comment m’échapper de ce monde sans sens et sans issue. Je reprends contact avec la réalité. Je me rends compte que mes mains sont dans mes poches. Je sens une clé, je ne sais pas à qui elle est. Une plaquette de médicaments vide, j’essaie de lire sans succès le nom de ce médicament, les lettres dansent devant mes yeux fatigués. Une cigarette hors d’usage. Un ticket de métro composté. Tiens ? Ah oui, je me revois dans cet amas de monde, dans ce tube, toutes ces prunelles rivées sur moi, les voix me souhaitant malheur. Je veux qu’elles se taisent. Le souvenir est lointain. Quand suis-je arrivé ici ? Je veux partir. Ils arrivent. Je dois fuir encore, sans m’arrêter. Ils se débrouillent toujours pour faire ce que je ne veux pas. Je n’en peux plus, je suis au bord du gouffre.

Escalier. Je croise un enfant en passant, il me dévisage. Un ange. Il m’a sans doute reconnu. Son visage se crispe. Il a peur. Il me chuchote un timide bonjour. Je suis pris au dépourvu. Je m’arrête. Et s’il était ma porte de sortie ? Je le suis. Mais je les entends. Ils sont en bas de l’escalier. Je ne veux plus talonner le gamin. Il est de mèche. Lucifer lui-même veut ma peau.

Quatrième étage. Plus je monte, plus la douleur s’intensifie. Des flashs. Souvenirs ? Cauchemars ? Je me vois dans ce même immeuble. Je perds toute notion du temps qui passe. J’ai une seule certitude : je dois leur échapper. Ma mère parle à mon père. Je ne les entends pas. Ils ont l’air de se disputer. Sans doute à cause de moi. C’est toujours à cause de moi, moi la source des problèmes. Je fuis dans ma chambre. Des bruits de pas se rapprochent. J’ai du mal à différencier mes souvenirs de la réalité, tout se mélange. Je prends un couloir, longe le mur à droite. Je fonce sans ralentir. Un tunnel sans fin qui se resserre. Virage à gauche. Virage à droite. Je ne comprends rien. La lumière est tamisée, les murs gris, les portes blanches, je suis terrorisé. Je veux quitter cet endroit. Au détour d’un tournant, je tombe sur la porte de l’ascenseur. Encore. Et ils arrivent. Toujours. Je les entends monter dans cet enfer. Ils doivent être cachés derrière chaque porte, chaque cloison. À côté de l’ascenseur, un panneau qui indique la cage d’escalier. Je monte.

Sixième étage. J’ai pris un peu d’avance. Je fais le tour de l’étage en courant malgré la fatigue. Toujours aucune âme qui vive. Comme si le bâtiment était déserté. Je réfléchis. Je m’arrête dans le couloir. Je ne me souviens plus pourquoi je suis entré ici. J’avais la sensation d’être attiré par ce lieu. Est-ce que je me trouve au bon endroit ? Je crois. Je l’espère. Je dois continuer. L’ascenseur s’ouvre. Mon cœur manque un battement. S’ils étaient arrivés ? La cabine : vide. Ils veulent sans aucun doute que je le prenne. Je ne me ferai pas avoir. Je regarde autour de moi, désespéré, à l’affut d’une issue. Un panneau « sortie de secours » mis en évidence. Personne ne m’a jamais porté secours. Est-ce mon destin ? Me faire piéger encore et encore. Ils veulent ma peau, je me battrai. Je ne me ferai pas avoir. Pas face à de pareilles évidences. Je cours. Déterminé. Je m’en souviens : l’immeuble ressemblait à celui-ci quand j’étais petit, avec mes parents encore ensemble. Ils se sont séparés quand ils ne m’ont plus compris. La source de tous les problèmes. Je me demande s’ils m’ont un jour accepté tel que j’étais. Mes perceptions peuvent être faussées, disait mon psy. Il a raison. Elles modifient mes sens pour mieux me tromper. Je dois me concentrer sur l’instant présent, comme il me l’a appris. Je suis sûr de les entendre, tout près. Ils arrivent. Je ne dois pas me fier à ce panneau. Il doit y avoir un autre chemin. Me retourner est trop dangereux. Je dois avancer, toujours.

Je galope. Non, je clopine. Mon corps est en piteux état. Cette montée : une descente en enfer. J’entends une musique qui vient de l’étage suivant. Elle m’apaise, c’est du blues. La mère de toutes les musiques, la seule musique qui réussit à me calmer un peu. Je suis fatigué de courir, j’ai envie de me poser. Je ne les entends plus monter. Se sont-ils arrêtés ? La musique est enivrante, ma mère la mettait souvent. Non. Ils arrivent. Je me sens oppressé, enfermé dans la cage. Je me reprends. Je fuis cette prison de marches.

Dixième étage. Je ne peux plus monter. Me voilà au sommet. Je sens la fin de cette montée de malheur. Je dois me cacher. Je vais dans le couloir. Je ne peux plus continuer. Je ne sais plus où détaler. Je tourne frénétiquement ma tête de tous côtés. Acharné, je tente le tout pour le tout : je tambourine à une porte.

Vincent ! C’est toi ! On t’avait cherché partout.

Je me retourne. Un vieil homme me dévisage. Je ne suis pas Vincent. Il est des leurs. Je donne de grands coups d’épaule contre la porte. Elle ne veut pas s’ouvrir. Je suis bloqué. Je tape comme un fou. Il veut me capturer. Il a l’air content, presque soulagé bizarrement. Il pense que c’est terminé pour moi. Il arrive. Lentement, très lentement. Le temps semble même ralentir. Sa canne constitue un appui indispensable dans sa course hésitante. Le poids des années a affaissé son dos. Les secondes qui apparaissaient interminables s’accélèrent au fur et à mesure que le doyen se rapproche. La longueur d’une voiture nous sépare. La clé ! La longueur d’un piano nous sépare. Dans ma poche ! La longueur d’un bras nous sépare. La clé tourne ! Il arrive. La porte s’ouvre. Une chance. Je fonce dans l’appartement et referme le battant.

Ils arrivent. Une cuisine. Une chaise. Parfait. Je bloque la porte avec. Elle ne va pas tenir longtemps. Je dois fuir encore. Je cours. La cuisine est dans un sale état. La vaisselle dans l’évier. Les placards ouverts. Vides. Je devine dans la pénombre la forme des objets. Je dépasse la cuisine pour tomber sur un salon. Des portraits aux murs. Une photo de mariage. La photo du couple qui tient un bébé dans les bras. Ils ont l’air heureux. J’imagine. Je ne l’ai jamais été.

La porte ne va pas tenir longtemps. Ils sont derrière. Ils arrivent. Ils frappent à la porte. Je retourne les tables et les meubles par terre. Il faut les ralentir. Je construis hâtivement une barricade. Je rectifie, mon œuvre d’art ressemble à un parcours du combattant. Ils arrivent. Je dois fuir.

Je m’enferme dans une chambre. Elle me semble étrangement familière. Une clé est enfoncée dans la serrure. Je la tourne. Le lit est fait. Une couche de poussière le recouvre. Je suis certain que cette chambre n’a pas servi depuis longtemps. Sur un buffet, je devine le portrait d’un jeune homme à travers l’opacité d’une couche de poussière. J’avais une chambre qui lui ressemblait. Les draps bleus. Le parquet vernis. Les murs blancs. Ils veulent m’attendrir en reconstituant ma chambre. Ils voulaient que je sois ici. Je dois fuir. Je fouille dans toute la pièce à la recherche d’une solution. Ils arrivent. Il y a une autre porte. Elle doit me mener droit sur eux. Ils devinent que je veux la prendre. Non. Je me réfugie dans le placard.

Assis au fond, je suis dans la pénombre. Une fine bande de lumière transperce le placard. Ils doivent éclairer la salle pour me trouver. Je ne bouge plus. Je me fais silencieux. Je prête alors attention aux bruits. Des personnes discutent au loin. Ils se demandent où je suis. Ils s’organisent pour tout fouiller. Il ne me reste plus longtemps. Ma tête effleure des chemises. Je regarde à côté de moi. Une paire d’yeux me fixe.

C’est la fin. Ils m’ont rattrapé. Je retiens ma respiration. La personne à mes côtés est aussi pétrifiée que moi. J’ai de la chance. L’homme à côté de moi a l’air bien amoché. Il cache bien son jeu. Pour que je ne me débatte pas. Je n’ai pas dit mon dernier mot. La douleur est devenue insupportable. Je brûle de l’intérieur. What a wonderful word.

La voiture. Le panneau. L’entrée. L’ascenseur. L’issue de secours. L’enfant et l’homme. La clé. Les issues trop faciles. Je les ai fuies. Je les ai toujours fuies. Parce qu’ils manipulent tout. Ils piègent tout. Ils sont partout. Je me retrouve bloqué. Emprisonné dans cette ville, coincé en haut de cet immeuble, aculé au fond de cet appartement, immobile dans ce placard.

Et si – et si je m’étais trompé ? S’il n’y avait personne là derrière ? Juste un assemblage de coïncidences ? Le doute m’assaille.

Ma décision est prise. Je ne vais plus m’enfermer en fuyant. Je prendrai la prochaine issue que le hasard m’offrira.

Je sens une brise d’air. Je m’extirpe du placard, laissant le miroir derrière moi.

La fenêtre est ouverte.

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