Le procès d’Alioth – Guillaume Arhant

L’ennui peut parfois être moteur des histoires les plus improbables. Celle-ci commença lorsque Dassun, honnête et humble fermier, fut victime d’une malchance proprement inouïe. Tout d’abord, la foudre s’abattit sur sa grange lors d’un après-midi orageux, enflammant le bâtiment. Il avait espéré que l’incendie ne se répandrait pas, mais un deuxième éclair lui fit comprendre le contraire. Presque toute la grange brûla. C’était un coup dur pour une famille modeste avec trois enfants à nourrir, mais ils s’en remettraient en travaillant dur et en se serrant la ceinture. Ce qui avait été détruit pouvait être reconstruit.

Mais la malchance n’en avait pas encore fini avec Dassun. Deux jours après l’accident, il fut réveillé une nuit par le bruit du vent qui soufflait fort au-dehors. Craignant une nouvelle catastrophe, il se leva et alluma une bougie pour faire le tour de la ferme, s’assurer que toutes les portes et volets étaient bien fermés. Il se félicita de sa prévoyance en arrivant dans la cuisine où il trouva un volet qui tremblait, malmené par le vent. C’était un vieux volet qu’il avait justement prévu de remplacer, mais il n’en avait pas eu le temps à cause de la perte de sa grange qui l’avait bien occupé. Il s’en approcha pour le fermer, ce fut juste à ce moment-là que souffla une rafale, plus forte que les précédentes. Le volet s’ouvrit brutalement sur la main de Dassun, qui lâcha la bougie sous le coup de la surprise, et de la douleur. Une bougie qui tombe par terre, ça peut vite devenir dangereux sans intervention rapide. Mais toute la rapidité du monde ne suffit pas quand sa grange vient de brûler et qu’il a fallu trouver un hébergement provisoire pour les rares bêtes qui ont survécu… De la paille traînait sur le sol de la ferme, de la paille qui aurait été normalement balayée si on n’avait pas été trop attaché depuis deux jours à faire le tri pour récupérer les affaires qui n’étaient pas complètement parties en fumée. Dassun avait beau être sur place, il ne put rien faire pour empêcher le départ du feu ni limiter sa propagation, fulgurante. Il réussit à évacuer sa femme et ses enfants, mais fut impuissant à sauver sa ferme des flammes.

Perdre sa grange à cause de la foudre, c’est un coup du sort fâcheux, la faute à pas de chance – bien que deux éclairs coup sur coup, c’était un peu de l’abus. Mais on n’y peut rien, alors on va de l’avant. En revanche, perdre sa ferme tout de suite après, à cause d’un incendie accidentel, ce n’est plus de la malchance, c’est de l’acharnement, on est en droit de demander réparation. Mais à qui ?

Par un heureux hasard, Menkar était de passage dans le bourg voisin. En tant que dieu de la justice, Menkar était l’être le plus impartial qui soit. Et comme la justice était un droit octroyé à chacun, il offrait ses jugements à tout le monde : rois, seigneurs, paysans, miséreux… Il allait de ville en ville et permettait à quiconque le souhaitait de défendre devant lui son droit à la justice. Ses verdicts pouvaient mettre fin à des guerres sanglantes qui duraient depuis des années, condamner à mort un assassin, envoyer au cachot celui qui avait trop bu et perturbait le voisinage, régler des problèmes de succession…

Dassun se porta donc à la rencontre de Menkar et lui exposa sa situation. Le dieu compatit à ses déboires, mais l’assura qu’il ne pouvait rien faire pour lui. S’il avait bien compris toute l’histoire, le fermier avait été victime de malchance, or celle-ci ne relevait pas de la justice. Dassun avait-il l’intention d’intenter un procès ? Contre qui ? La foudre ?

— Chance, malchance… tout n’est qu’une question de hasard au final, non ? déclara le fermier qui avait eu le temps de réfléchir à sa cause. On appelle chance un hasard qui nous apporte du bénéfice et malchance un hasard qui nous apporte du préjudice. C’est le hasard qui a amené le malheur sur ma famille et c’est donc au hasard que je demande réparation.

— Cela ne nous avance pas plus, répondit Menkar. Vous ne pouvez pas attaquer le hasard en justice.

— Et pourquoi pas ? Il y a bien un dieu du hasard à ce que je sache.

Il fallait une certaine audace pour porter plainte contre un dieu. Cela pouvait aider de ne plus rien avoir à perdre. Une divinité autre que Menkar aurait pu s’offusquer de la requête et tuer Dassun sans autre forme de procès pour le punir de son insolence. Mais quand on était dieu de la justice, on ne tuait pas « sans autre forme de procès ». De plus Menkar trouvait attrayante l’idée d’un dieu mis en accusation par un mortel. Cela prouvait que tout le monde, qu’il soit immortel ou mortel, était égal devant la justice. La réalité était tout autre évidemment. Malgré ses idéaux et son éthique, Menkar n’avait aucun pouvoir pour demander à Alioth, dieu du hasard, de répondre aux accusations d’un humain. L’affaire aurait donc pu ne pas aboutir. Mais c’était sans compter sur l’ennui qui occupait Alioth quand il reçut la convocation de Menkar. Croyez-le ou non, la gestion du hasard ne demandait pas autant de temps que celle de la justice. N’ayant rien de mieux à faire, Alioth accepta de se présenter devant Dassun et Menkar pour défendre son innocence et nier sa complicité dans les malheurs qui s’étaient abattus sur le fermier.

Et c’est ainsi que commença le procès du dieu du hasard.

Une foule importante s’était amassée pour assister à l’événement. Dassun fut touché de voir toutes ces personnes qui s’étaient déplacées pour le soutenir. Il ne réalisait pas que la majorité étaient de simples curieux qui ne lui auraient pas donné le moindre sou pour soulager sa peine. Comme l’affaire concernait un dieu et un mortel, Menkar décida qu’un dieu seul ne pouvait avoir toute autorité pour délivrer un jugement et il demanda donc à un mortel choisi au hasard, une copiste qui ne savait pas si elle devait se sentir honorée ou piégée, de l’assister dans sa tâche.

La parole fut d’abord donnée à Dassun qui détailla ce qui lui était arrivé et les accusations qu’il portait contre Alioth. Pour savoir si elles étaient recevables, il fallait trancher si oui ou non le hasard était responsable des ennuis du fermier. La question fut vite réglée pour l’incendie de la grange. Il avait été déclenché par la foudre ; Menkar et la copiste n’eurent pas besoin de longues délibérations pour convenir que la foudre, ou du moins l’endroit où elle frappait, était le fruit du hasard. L’incendie de la ferme en revanche était un sujet plus délicat. Sa cause n’était pas la foudre, mais une bougie – bougie allumée par Dassun et dont le contrôle lui avait échappé après qu’il l’eut laissée tomber. S’il était resté dans son lit cette nuit fatidique, sa ferme n’aurait jamais brûlé. Vu sous cet angle, l’accident devait être imputé à Dassun et non au hasard. Pris sous sur un autre angle, ce n’était pas aussi simple. Tout d’abord, le fermier ne se serait jamais levé si le vent n’avait pas soufflé inhabituellement fort cette nuit-là. Ce n’était pas non plus sa faute si la rafale qui avait ouvert son volet s’était produite juste au moment où il se tenait à proximité. Et en parlant de moment, il fallait aussi tenir en compte du fait que si la tempête avait eu lieu quelques jours plus tôt – avant l’incendie de la grange –, il n’y aurait pas eu de paille à l’intérieur, ce qui aurait permis à Dassun d’éteindre la bougie avant que le feu ne se propage. Quelques jours plus tard et il aurait eu le temps de réparer le volet usé. L’incendie était donc le résultat de ce que Menkar qualifia de « concours de circonstances ». Et après un entretien soutenu avec son assistance, il jugea que ce concours de circonstances était plus imputable au hasard qu’à l’intervention du fermier. Ses accusations furent donc acceptées. La parole fut ensuite donnée à Alioth pour sa défense.

— Je ne peux être tenu responsable des événements hasardeux qui se produisent en ce bas monde, argumenta-t-il. Le hasard est, par définition, imprévisible. Si mon intervention est nécessaire pour la production d’un événement hasardeux, peut-on vraiment parler de hasard ?

— Etes-vous en train de nous dire que le dieu du hasard n’a pas d’influence sur le hasard ? demanda Menkar.

— Oui. Ça peut paraître paradoxal, mais c’est ainsi. Le hasard ne peut être influencé. On parle de destinée sinon.

— Vous appelle-t-on alors dieu du hasard par abus de langage ? Serait-il plus juste de dire dieu de la destinée ?

— Non, je n’ai pas la prétention de gouverner l’existence des mortels. La destinée n’est qu’un subterfuge pour tenter de donner un sens au hasard.

— Dans ce cas êtes-vous un usurpateur ? Qu’est-ce qui fait de vous le dieu du hasard si vous êtes incapable d’agir sur celui-ci ? Je pourrais tout aussi bien prétendre à ce titre.

— Vous n’avez pas tout à fait tort. Je suis un dieu sans pouvoir. Mais attend-on nécessairement d’un dieu qu’il soit tout puissant ? Le hasard est la force la plus puissante qui soit, justement parce qu’elle échappe au contrôle de tous, mortels ou immortels. Il est rassurant de se dire que les choses arrivent pour une raison, mais la vérité est que les choses arrivent… et qu’il faut vivre avec. Mon rôle en tant que dieu du hasard est de rationaliser cette force absurde, de lui donner un nom derrière lequel se réfugier pour qu’elle ne nous écrase pas par son absence de sens.

— Ainsi vous reconnaissez l’existence du hasard et affirmez en même temps que c’est une force qui ne peut être contrôlée, même par une divinité telle que vous ?

— C’est exact.

— Réalisez-vous l’incongruité de ces propos ? Le monde a été façonné par les dieux, comment une force pourrait-elle échapper à leur contrôle ?

— Je n’ai pas de réponse à cette question.

— Je vois… Est-ce tout ce que vous avez à dire pour votre défense ?

Alioth acquiesça et Menkar et la copiste se retirèrent pour débattre en privé. Ils ne mirent pas à longtemps à revenir pour déclarer leur verdict. La défense du dieu du hasard, blasphématoire, trop rhétorique et éloignée des faits, ne les avait pas convaincus et Alioth fut jugé coupable d’abus de pouvoir et d’acharnement injustifié d’un être divin sur un mortel innocent. Il fut condamné à rembourser Dassun une somme à hauteur des pertes matérielles causées par les incendies de sa grange et sa ferme. Ne faisant pas partie de ces dieux qui affectionnaient l’opulence, Alioth n’était pas en mesure de s’acquitter de sa peine et Menkar décida que plutôt que d’aider financièrement Dassun, il l’aiderait physiquement et resterait avec lui le temps nécessaire à rebâtir une nouvelle ferme. Le fermier, qui n’avait jamais vraiment pensé obtenir gain de cause lors du procès, ne savait que trop penser de cette conclusion. Que faire de l’aide d’un démiurge qui prétendait ne détenir aucun pouvoir ?

Alioth, qui n’avait toujours rien de mieux à faire, accepta sa sentence sans broncher. Il accompagna Dassun jusqu’aux ruines calcinées de sa ferme. Ils commencèrent par déambuler de pièce en pièce pour estimer l’étendue des dégâts et voir ce qui avait échappé aux flammes. En arrivant dans la chambre, ils trouvèrent par terre une grossière plaque en métal sur laquelle était fixé un crochet. Dassun n’avait pas connaissance de l’existence de cette trappe, dissimulée directement sous le plancher. Mais comme celui-ci avait entièrement brûlé… Un vieux coffre se trouvait sous la trappe. Rongé par la rouille, le verrou ne fut pas difficile à faire sauter. Dassun ouvrit le couvercle délicatement et ses yeux s’agrandirent sous le coup de l’émerveillement. Des pièces d’or, une quantité fabuleuse de pièces d’or… A qui appartenait ce trésor ? A l’un de ses ancêtres ? La ferme était dans sa famille depuis des générations, mais pourquoi des fermiers se seraient-ils acharnés à travailler la terre s’ils étaient en possession d’une telle fortune ?

— Je ne suis pas un expert, mais je pense qu’il y a là de quoi t’offrir une nouvelle ferme et bien plus encore, commenta Alioth. Et si je suis responsable de l’incendie, alors je suis aussi logiquement responsable de la découverte de ce coffre, non ? On peut donc dire que nous sommes quittes.

Et c’est sur ces paroles que le dieu s’en alla, laissant Dassun seul pour décider si sa bonne fortune inespérée était le fruit de son œuvre, ou du hasard.

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