La micro rayure – Lucie Fournier

Une rayure. Une micro-rayure. Là, sur le verre, près du goulot. Si ténue qu’on ne pouvait la voir à l’œil nu. Si fine que les effets de Moiré qu’elle produisait sous l’éclairage de détection de défauts étaient impressionnants, débordaient de tous les côtés du tapis – rayures, spirales, tourbillons, éclatement fractal de brun et de blanc.

Andromaque-Maximus regarda la bouteille passer devant lui, millimètre après millimètre, bouche bée, paupières grandes ouvertes sur ses globes oculaires, pupilles étrécies par la lumière, respiration inerte, muscles immobiles.

Immobile. Oui, Andromaque-Maximus était immobile. Cela faisait six heures et cinquante-quatre minutes qu’il était immobile. Depuis cent quarante-huit ans, deux mois et treize jours, Andromaque-Maximus se tenait immobile sept heures d’affilée, cinq jours par semaine, du lundi au vendredi, de huit heures trente à quinze heures trente.

Mais aujourd’hui, pour la première fois depuis cent quarante-huit ans, deux mois et treize jours, depuis le début de sa carrière dans l’Usine de Fabrication des Contenants en Verre, pour la toute première fois, Andromaque-Maximus avait bougé. Sa bouche s’était entrouverte. Ses paupières s’étaient relevées sur ses globes oculaires. Ses pupilles s’étaient étrécies. Et désormais, ses yeux suivaient la bouteille qui avançait. Avançait vers sa droite, sur le tapis. Faisant s’agiter les effets de Moiré. Les faisant danser. Tourbillonner.

Mais il fallait qu’il bouge davantage. Il fallait qu’Andromaque-Maximus tende le bras, saisisse la bouteille, la pose de côté, du côté des objets défectueux, dans cette petite caisse blanche qui n’avait encore jamais servi, jamais, jamais, depuis cent quarante-huit ans, deux mois, treize jours, six heures et cinquante-quatre minutes.

Cependant, Andromaque-Maximus, saisi, surpris, sous le choc même — oui, le choc, voilà la définition exacte de cette émotion qui le traversait — ne put que suivre la bouteille des yeux, le corps immobile, tétanisé. La bouteille franchit les volants qui la conduiraient sur le prochain tapis, au prochain contrôle. En un instant, la voilà disparue. Envolés, les effets de Moiré. Disparue, tout, tout avait disparu, comme si ça n’avait été qu’illusion. Et pourtant, les images, les souvenirs étaient clairs : Andromaque-Maximus n’avait pas rêvé. Andromaque-Maximus ne pouvait avoir rêvé.

Il fallait qu’il récupère cette bouteille anormalement défectueuse. Il fallait qu’il prévienne son voisin de chaîne. Mais une nouvelle bouteille avait déjà défilé. La fautive était en cavale, trop loin déjà. Il fallait qu’il fasse arrêter la production. Qu’il appuie sur le bouton rouge, le bouton rouge qu’il n’avait jamais vu utilisé depuis cent quarante-huit ans, deux mois et treize jours. Deux bouteilles. Trois bouteilles. Dix bouteilles. La coupable avait dû passer à un autre étage. Trop tard. Peut-être même était-elle déjà remplie, empaquetée, emportée loin, loin, à l’autre bout de l’État mondial. Trop tard. C’était trop tard.

Six minutes plus tard, Andromaque-Maximus laissait la relève à ses collègues de nuit, gris et anguleux, grossiers d’apparence, et rejoignait sa cabine. À côté de ses semblables, il retirait ses protections, sa tunique, se massait à l’huile, revêtait son uniforme de nourrice. Personne ne parlait. Personne ne parlait jamais, à l’Usine de Fabrication des Contenants en Verre. Tout devait être normal. Personne ne devait savoir, personne n’avait dû remarquer : la micro-rayure était invisible à l’œil. Seul lui, sur son poste, grâce à l’éclairage de détection des défauts et aux effets de Moiré, avait pu être témoin de cette anomalie anormale. Et pourtant, Andromaque-Maximus avait l’impression que ses collègues l’observaient à la dérobée. S’étaient éloignés un peu plus que d’ordinaire. Le jugeaient, lui. Lui qui avait fauté, qui n’avait pas su réagir, qui n’avait pas su faire ce pourquoi il était là : vérifier que les produits n’avaient pas de défauts, défauts qu’il ne pouvait pas y avoir, défauts qui ne devaient matériellement pas exister, défauts qu’il était si impossible d’observer que le poste aurait dû disparaître dans quelques années. Et pourtant, l’impensable s’était produit. Et Andromaque-Maximus n’avait pas su réagir à cette anomalie !

Il fallait qu’il aille prévenir son responsable. Sa direction. Le maire. Le président mondial, même. Une micro-rayure, c’était anormal, impensable, c’était irrationnel, tout le monde le savait. Et lui, Andromaque-Maximus, l’avait laissée filer, de peur de rompre l’ordre habituel des choses, de peur de la concrétiser, de peur d’avoir trouvé là la preuve que le monde n’était pas parfait. Et voilà cette anomalie qui se baladait dans la nature, par sa faute. À cause du choc. À cause de la honte. À cause de la gêne, désormais. Mais trop tard, trop tard, c’était trop tard. Plus il attendait et pire étaient les conséquences, il le savait, alors maintenant, c’était fichu. Et puis, une micro-rayure, était-ce si grave ? Elle était invisible, et une fois la bouteille mise au recyclage, la micro-rayure fondrait avec le reste. Ainsi, aucune conséquence. Aucune preuve que le monde était manifestement détraqué. Aucune perturbation du calme habituel et de la Paix des Citoyens.

Mais Andromaque-Maximus était perturbé. Pour la première fois de son existence, il songea que les Hommes avaient eu bien tort de lui offrir des émotions. Des émotions pour que lui et ses semblables leur ressemblent. Des émotions qui avaient laissé une anomalie s’échapper.

En compagnie de plusieurs collègues, toujours les mêmes, toujours silencieux, Andromaque-Maximus se rendit au Centre d’Éducation de la Jeunesse et y récupéra le petit Tom. Comme tous les jours, Tom arborait un grand sourire, laissant découvrir ses dents manquantes. Il courut vers sa nourrice, agrippa sa jupe de ses mains potelées, la salua gaiement :

— Me voilà, Andrew !

Andrew. Andro. Andromaque. Andromaque-Maximus. Les prénoms humains étaient plus simples à utiliser pour les enfants. Et puis, sans son uniforme, on aurait pu le prendre pour sa mère, tant l’illusion était parfaite. Jusqu’aux émotions.

Main dans la main, le petit garçon et sa nourrice prirent le chemin de la maison. Tom avait beau enjoliver les récits de sa journée de multiples détails, exclamations et onomatopées, Andromaque-Maximus n’arrivait pas vraiment à l’écouter, la mémoire saturée par la micro-rayure. Quelle histoire, tout de même ! Quel événement ! Une erreur dans l’Usine de Fabrication des Contenants en Verre, c’était quelque chose. Mais personne n’en saurait rien. Il suffisait de le taire et, dans dix jours, la micro-rayure aurait fondu. Disparue. La Paix des Citoyens conservée.

Tom finit par se taire, une moue inquiète sur le visage. Dans la paume de sa nourrice, sa petite main tremblait. Andromaque-Maximus n’y prit pas garde.

Arrivé à la maison, l’enfant se précipita vers sa mère, sans dire bonjour, sans enlever ses chaussures. Ça aussi, c’était anormal. Arrivé dans les bras réconfortants de Marylise, Tom fondit en larmes. Andromaque-Maximus se pinça les lèvres. Choc. Honte. Gêne. Culpabilité. La micro-rayure ne resterait donc pas muette. Tout allait basculer, il le savait, c’était inévitable, ses calculs étaient formels : ainsi, tout allait sombrer. À cause d’une micro-rayure qui n’aurait pas dû exister.

— Maman, Maman ! Andrew il est bizarre !

— Ah bon ? Bizarre comment, mon petit cœur ?

Tom se tourna de nouveau vers sa nourrice. Pâle. Effrayé. Pour la première fois, le monde de ce petit garçon était anormal. Pour la première fois, l’univers entier était anormal.

— Eh bah, bizarre. Il parle pas. Il me regarde pas. Il…

Pas besoin d’en dire plus. Marylise se redressa, Tom serré contre sa poitrine. Elle regardait Andromaque-Maximus, les yeux écarquillés, les sourcils légèrement froncés, une lueur inhabituelle de peur dans les pupilles.

— Chéri ! Chéri, viens voir !

Elle ne quittait plus la nourrice du regard, comme s’il s’était agi d’une bête féroce à neutraliser ou d’une vilaine araignée à écraser. Andromaque-Maximus ne bougeait plus. Il devinait que le moindre mouvement risquait de l’inquiéter.

Edmond les rejoignit dans l’entrée.

— Chéri, Andromaque-Maximus semble avoir un problème, débita Marylise d’une voix pressée. Connais-tu la procédure à suivre lorsqu’un robot domestique est déréglé ?

— Eh bien…

La nouvelle sembla le catastropher. De pâle, il devint livide. Sa bouche restait ouverte, encore plus grande que celle d’Andromaque-Maximus face à la micro-rayure. La micro-rayure qui avait déréglé le quotidien normal et sans erreur de cette petite famille.

Edmond se reprit.

— On… On va commencer par l’éteindre. Andromaque-Maximus, je peux ?

— Bien sûr, Monsieur.

Et son calvaire prit fin.

Le lendemain, au Bureau Administratif du Maintien de la Paix des Citoyens, Marylise ne put s’empêcher de confier cette anecdote fort surprenante à sa collègue Louisa. Louisa, d’un tempérament naturellement nerveux, fut bientôt dans tous ses états. Incapable de travailler, elle se mit à ranger ses affaires à la hâte.

— Oh si, oh si, Marylise, je te le dis, il faut que j’aille prévenir mon mari. Tu sais bien qu’il travaille au Laboratoire pour le Maintien de la Technologie. Quelqu’un saura bien quoi faire, là-bas !

— Mais enfin, Louisa ! Tu ne vas tout de même pas sortir dehors, dans la rue, pendant les heures de travail ? C’est insensé !

— Insensé, certes oui. Mais toujours moins qu’un robot domestique qui se dérègle. Ah ça, vraiment, c’est du jamais vu ! J’y vais.

De fait, Louisa se rendit au bureau de son mari. Mortifiée d’avoir ainsi désobéi à toutes les lois morales et naturelles de la société, elle fit une crise d’angoisse à peine eut-elle narré la situation à son conjoint, épouvanté de la voir débarquer. Pour la première fois depuis cent cinquante-six ans, on dut réactiver le personnel médical, et cette nouvelle fit sensation au sein de la population.

Pire encore, bien que sa femme fut remise, le mari de Louisa n’arrivait pas à concevoir le fait qu’elle ait transgressé le bon sens d’une manière si spectaculaire. Deux jours plus tard, c’était décidé : Louisa n’était plus celle qu’il avait imaginé connaître. Il demanda le divorce, le premier depuis quatre cent dix-huit années, et cela fit encore plus sensation au sein de la population. Ainsi, on ne pouvait plus faire confiance au Bureau des Mariages Épanouis, qui décidait des couples qui s’uniraient à vie.

S’ensuivit une vague de séparations, et la rumeur courut qu’il était envisageable de connaître l’amour deux fois, qu’il était même possible d’aimer hors de son mariage. Des émotions de l’ancien temps refirent surface : la méfiance, la jalousie, la haine, le désir de vengeance. D’ailleurs, on n’attendit pas le premier crime passionnel bien longtemps : un mois après l’arrêt d’Andromaque-Maximus et de tous les robots domestiques de Vitropolis, le premier homme fut tué. Cela faisait mille cinq cent soixante-douze années que ce n’était pas arrivé. Cet événement sensationnel déclencha les hostilités.

Le président fut critiqué. Un nouveau parti politique vit le jour dans l’obscurité : la Révolution Pour Retrouver la Paix. Premier coup d’État, échec. Deuxième coup d’État, échec, massacre de la population rebelle par le gouvernement.

Agrandissement du parti.

Troisième coup d’État, réussite.

Délimitation d’une frontière.

Apparition de nouveaux partis.

Déclaration d’indépendance de seize territoires.

Déclaration de guerre entre deux États frontaliers.

Fin de la paix.

Échec de la simulation.

Le rire d’Hélène Von Agues était tonitruant. Sa voix grave, rauque, semblait sortir de la caverne de ses entrailles après des années d’emprisonnement. Ses cheveux courts, sombres, d’ordinaire si bien coiffés, laqués, se hérissaient en filaments rouges et pointus. Son corps sec tressautait, on entendait presque ses os s’entrechoquer les uns aux autres sous sa peau grisâtre.

— Une micro-rayure ! exultait-elle entre deux éclats.

Elle finit par reprendre son souffle. Regarda une dernière fois les mots qui s’affichaient sur la console.

— La paix de l’humanité détruite par une micro-rayure, conclut-elle dans un soupir.

Elle ferma le programme. Croisa les jambes. Croisa les bras. Fit pivoter son fauteuil. Ses lèvres pâles et sèches ne riaient plus. Ses épaisses paupières étaient retombées sur ses iris sombres. Ses joues osseuses semblaient encore plus creuses que d’ordinaire.

Debout face à elle, Annabelle n’avait pas quitté le moniteur des yeux, figée.

— Hors de question que l’on présente cette grotesque plaisanterie au Comité pour l’Avenir de l’Humanité, reprit la directrice en chef du laboratoire. Ton projet est refusé.

Alors qu’elle se retournait vers son bureau pour saisir l’un des deux tampons, Annabelle recouvra la parole.

— M-Madame Von Agues… V-Vous voyez bien que les trois premières simulations se sont déroulées avec succès. Si vous n’étiez pas intervenue…

— Allons bon, ce n’est pas moi qui ai fait capoter ta simulation. C’est la présence hasardeuse de cette micro-rayure.

Annabelle sentit ses joues chauffer. Elle savait qu’elle ne devait pas contredire la directrice en chef, mais si elle refusait ce projet… Toutes ses études… Sa future carrière…

— Une micro-rayure que vous avez introduite ! protesta-t-elle d’une petite voix étranglée. Elle n’aurait jamais dû exister, vous le savez bien. Toute la simulation repose sur le calcul et la mesure d’absolument tout, tous les paramètres sont pris en compte, de la moindre molécule jusqu’au plus infime rayonnement venu de…

— Oh. Et ainsi, le hasard n’a donc pas sa place dans le futur de l’humanité ? Le moindre petit imprévu conduirait donc à la Seconde Guerre Atomique ?

Hélène Von Agues reposa son tampon, laissant sa feuille intacte. Elle releva sur Annabelle ses yeux sombres, mornes, vils. En cet instant, la jeune fille sut qu’elle haïrait cette femme jusqu’à la fin de sa vie.

— Annabelle. Tu ne crois pas au hasard ?

La jeune fille pinça les lèvres. Elle était prise au piège.

— Eh bien… Je crois que tout est déterminisme.

La directrice en chef eut un petit gloussement sans joie, reprit le tampon et imprima les caractères Refusé en rouge et en gras. Elle tendit la feuille à Annabelle.

— Ainsi donc, une fois que nous aurons découvert tous les mystères de l’univers, le métier de chercheur sera voué à disparaître. Nous sommes là pour démasquer l’inconnu, pour l’imaginer, l’appréhender et le comprendre. Sans inconnu, sans mystères, sans incompréhension, sans hasard, pas de recherche. Rien ne sert de t’engager dans une voie que tu juges comme condamnée, jeune fille. J’attends ta lettre de démission sur mon bureau, avant six heures demain matin. (Comme Annabelle n’engageait aucun mouvement pour prendre le papier, elle insista.) Eh bien, Annabelle ? Ce n’est pas moi qui ai détruit ta simulation. C’est ce hasard auquel tu ne crois pas. Drôle de coïncidence, n’est-ce pas ?

La jeune fille finit par attraper la feuille, raide, pincée, bouffie de honte et d’orgueil blessé.

— Bien, Madame Von Agues. Au revoir.

Elle sortit du bureau sans même recevoir de réponse. La jeune fille traversa le couloir, dévala l’escalier à toute vitesse. Les murs devenaient flous, le sol et le plafond dansaient une valse, elle craignait de ne plus jamais retrouver la sortie. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi Madame Von Agues avait-elle donné son aval au projet il y a trois ans, pour finalement le refuser d’une manière si abrupte ? Pourquoi vouloir se débarrasser d’elle au moment de son aboutissement ? Pourquoi l’avoir laissée travailler d’arrache-pied durant ces trois années ? Pourquoi…

Un message. Annabelle s’arrêta dans un couloir qu’elle ne reconnaissait pas. Elle ouvrit son terminal de poche. John…

« Salut Annabelle, j’espère que ton entretien avec ta directrice de labo s’est bien passé. Tu te souviens de mon responsable de projet, Mr Alois ? Il était super intéressé par ton algorithme de simulation multi-échelle et voudrait te rencontrer. Il te propose un resto jeudi soir. Qu’est-ce que tu en dis ? »

Annabelle relut le message plusieurs fois. L’algorithme de simulation multi-échelle. L’algorithme de simulation multi-échelle. Hélène Von Agues… C’était uniquement pour cela qu’elle avait autorisé le projet ! Pour son algorithme de simulation multi-échelle…

Et Monsieur Alois, Responsable du Département de Simulation Atomique au Bureau pour le Progrès de l’Humanité, intéressé par son projet… S’il acceptait de la recommander auprès du Comité…

La jeune fille laissa échapper un sourire.

Si Hélène Von Agues avait voulu être le hasard qui avait fait échouer sa simulation… Alors Annabelle serait la micro-rayure qui saboterait sa carrière.

En parfaite connaissance de cause, Hélène Von Agues venait d’introduire le grain de sable qui ferait dérailler toute la Recherche pour l’Humanité.

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