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Ce soir, je pense au tombeau. Au mien. À celui de mes proches. À celui de l’inconnu croisé ce matin et dont j’ai oublié le visage. Invariablement, lorsque je pense à ma fin prochaine, je pense aussi à la fin des temps. Après tout, selon toute vraisemblance, ces deux évènements ne sont qu’un seul. Il semble en effet que “le temps” n’existe que lorsque je suis là pour le percevoir. En l’absence de preuve du contraire, il serait bien stupide d’envisager un univers vide de ma présence.
Mon enfant ne sera jamais d’ici.
La nouvelle est tombée comme un couperet il y a maintenant dix ans. Je ne pourrai jamais avoir d’enfant. Je suis vide, incapable de porter la vie plus de quelques semaines. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Du plus réglementaire au plus loufoque, vaines tentatives désespérées. Je pourrais créer un bottin sur tous les praticiens de la région, voire même du pays et de la Terre entière. J’ai tenté un nombre inavouable d’acupuncteurs, homéopathes, étiopathes, et autres kinésiologues. Ne me demandez même pas qui fait quoi, je ne sais plus. Blanc bonnet, bonnet blanc. Ils ne m’ont pas offert un enfant d’ici.
Jour Nup n° 1141-104-38-14, 55:34:12, Grand Auditorium
« Il faut de tout pour faire un monde. »
C’est ce sur quoi porte la conférence d’Angëlika, la directrice du laboratoire. Quoique technique, sa présentation est très claire, parfaitement maîtrisée. Sa voix est posée mais assez forte pour maintenir l’attention, ses gestes sont parlants et pertinents, son regard capte celui des membres éminents du public. On dirait qu’elle est née pour ça. C’est sûrement le cas. Ce laboratoire est l’un des plus importants de l’État et elle le gère d’une main de maître. Je ne l’ai jamais vue prendre une seule mauvaise décision et le personnel lui voue respect et obéissance. Comme j’occupe un poste critique au sein du laboratoire, elle est ma responsable directe. Elle a toute ma confiance.
Six heures cinquante. Je pense que je dois me lever à six heures cinquante. Disons que je dois être à huit heures trente là-bas ; oui, huit heures trente, ce sera bien. Que je sois pas en retard pour cette fois, c’est une journée importante, je peux pas me le permettre. Donc si je dois y être à huit heures trente, il faut que je prenne le métro de sept heures quarante cinq, soit quitter l’appartement à sept heures trente cinq. Je vais compter vingt minutes pour prendre le temps de faire un vrai petit déjeuner, je vais faire un effort et pas tout avaler en quatrième vitesse, debout dans la cuisine comme je fais d’habitude. Je vais m’asseoir à table avec un café brûlant, la radio en bruit de fond et le journal du jour, comme les gens qui ont l’air de réussir leur vie chaque matin. Et une douche aussi, c’est bien de prendre une douche avant les grandes occasions, au moins dix minutes sous l’eau chaude. Ça me fait arriver à quelle heure tout ça ? Trente cinq moins vingt moins dix, ça fait sept heures cinq, ça me laisse quinze minutes pour émerger après le réveil, quinze minute pour me remettre du traumatisme répété chaque matin de bruit strident qui vient me titiller les neurones et me sortir d’un des endroits les plus agréable au monde. Six heures cinquante donc. Sonnerie activée sur le téléphone, sonnerie activée sur le radio réveil, deuxième sonnerie de secours activée à six heures cinquante cinq, je crois que c’est bon, je suis prêt pour demain.