On me tire, on m’étire, on me met en place. Je suis le maître de ces lieux, ils me regardent avec un air anxieux. J’attends, la face rigide et l’œil vide. Je dois respecter les apparences, ils ne sont que des pions dans mon jeu. Mes cavaliers ne tiennent plus en place devant la foule qui s’amasse. J’inspire, respire, je me calme. C’est ma première et dernière chance. Je le sais et ils le savent. Tout doit être parfait ou je mourrai, accueilli à bras ouverts par la solitude et l’oubli. Mais je n’ai pas peur. Un technicien m’a soufflé que tous les acteurs, comme le scénariste, étaient de renommée mondiale. J’imagine déjà le scénario.
Nous sommes dans le désert. L’air chaud et le sable fin effacent notre chemin et fatiguent nos chameaux. La soif tord les boyaux des plus faibles, mais nous continuons inlassablement notre traversée. Le pont fraîchement graissé glisse sous mes pieds. Je suis un marin titubant parmi ses pairs à la recherche de quelque liquide qu’il soit, pourvu qu’il puisse humidifier sa gorge desséchée. Huile, absinthe et camarades tombés ont déjà tous été consommés. Je montre l’horreur, fais frissonner l’audience. Nobles, serfs, riches, pauvres, tous sont égaux devant moi.
Mélancolique, je lève la tête et jette un regard profond aux étoiles lointaines, mais un nuage dérange ma vision. Je lance un regard méchant aux astronautes bondissants. Penauds, ils s’excusent et se dirigent lentement vers le banc des artistes rejetés. La lune n’est peut-être pas un endroit si parfait.
Le sol m’avale et l’océan m’accueille. Un gentilhomme dans son sous-marin me sourit chaleureusement alors que je passe devant sa vitre. Je me laisse emporter avec lui sur dix-neuf milles lieux, durant lesquels il décrit à ses collègues endormis les étranges habitants de ces fonds. Agonisant d’ennui et ne pouvant plus supporter ces monologues piscicoles, je m’échappe vers les abysses. Leur velours noir m’enveloppe. Je commence à paniquer, quand une lumière s’allume. Le visage d’une femme, abîmé par des années de voyage, se dévoile. Mon œil fixé sur son dos, les siens sûrs du chemin à prendre, nous avançons. De larges feuilles rendent le passage déjà étroit presque impraticable. Le plafond, fragile petite chose, semble vouloir s’effondrer à chaque seconde. Soudain, une salve de flèches transperce les ruines autour de nous. Mon aventurière disparaît. Végétation et sang, comme pour tenter d’effacer son absence, volent et giclent en tous sens. Mais elle se relève, guerrière. Le trésor est encore à quelques mètres. Elle saute au-dessus du vide. Nous pouvons sentir la douce odeur de l’or. Elle rate le bord et chute. Je descends à sa suite, mais ne peux pas l’aider, je ne suis que spectateur. Le sol se rapproche. Je ferme les yeux.
J’atterris dans un lourd crissement. L’hiver me recouvre de ses mains glacées. J’accompagne deux jeunes soldats. La neige rend notre désertion plus difficile, mais le front l’est encore plus. Alors nous marchons. Nous bravons le froid et les tempêtes, les monts et les maux. Le vent joue entre nos jambes, éteint notre feu et pénètre les vivants de ses griffes gelées. Les provisions s’épuisent. L’un mange des racines, puis l’autre mange l’un et enfin la plaine immuable finit le reste. Les derniers coups de feu de soldats oubliés d’une guerre oubliable s’éteignent lentement, mais leurs échos restent ancrés dans la terre à jamais.
Je suis égal envers tous, mais les hommes ne le sont pas. Je ne peux ni pleurer ni crier mon désespoir. Mon regard, figé, fixe la neige fondre, le temps s’écouler, le monde changer. Mais les hommes ne changent pas. Alors je regarde, toujours en quête d’évolution, les enfants s’amuser ensemble, grandir ensemble, s’entretuer ensemble. Ma vision devient floue, suis-je fou ? Plus rien n’a de sens, tout se mélange. Je range ce qui reste de mon esprit. Je suis ici grâce à mon absolue objectivité. Au loin, les larmes et les états d’âme ! Je ne garde avec moi que le bulldozer du présent et l’espoir de guider ses dents vers un futur plus propice dont je ne discerne que les prémices.
Ancrée dans la pierre, sur la muraille de Troie, je regarde calmement les lances qui se brisent, les hommes qui trépassent et au loin la mer, et au-dessus les dieux qui s’esclaffent. Si les dieux sont aussi soumis à leurs vices, alors ne sont-ils pas des hommes ? Ou alors les hommes sont-ils des dieux ? Cela m’importe peu. Hélios passe lentement sous la ligne d’horizon. La bataille s’apaise, Troie est de braises.
Je me sens millénaire, l’être le plus vieux de l’univers. Je parcours les villes, m’arrête dans les bars et les cafés et fixe dans ma mémoire les habitués. Je survole des champs dorés par le soleil, nourris par la terre et arrachés délicatement par la faux, avide de vie. Mais au fond de moi, je sais que rien n’est vrai. Je ne contrôle rien. Je ne suis pas moi-même. Moi, Je, n’existe pas.
Je sors de ma longue transe. Tout est prêt. Je le sens. Il n’y a plus d’action, seulement de la tension. Les acteurs sont sur le plateau. Mon cameraman me tient fermement, mon cache sur mon œil, imperméable au rayon brûlant des projecteurs. Une légère brise souffle, souillée par les effluves des bâtiments alentours. Mon cœur se serre. Je ne sais pas où je suis. Je ne veux pas rater ma seule chance d’éviter l’oubli. Si je commets une erreur, une image indistincte, on détruira ma pellicule et ce faisant, on réduira mon âme en poussière. Puis ils m’en donneront une autre, peut-être mieux, sans doute pire, mais pas la mienne, j’aurai disparu.
Soudain, Chronos, qui a mangé ses enfants comme mes créateurs pourraient me broyer, reprend sa poussive respiration. Le clap résonne. Toujours surpris par la reprise de sa routine monotone, le monde se remet en marche. On dévoile ma lentille au public, et la réalité me saute au visage. Je voulais avoir un avenir, un futur, un devenir. Mais pour un être inerte tel que moi, soumis aux souhaits de plus puissants, vouloir n’est pas pouvoir.
Je ne sais pas et ne saurai jamais ce qui a pris le dessus en premier. La rage ? Celle de ne pouvoir rien faire mais subir ? Le dégoût ? Celui d’être obligé de voir mon esprit détruit par ces corps grossiers, copulant comme des gorets sur de sales matelas ? Quelle sensation effroyable que de sentir les images se fixer lentement, une à une, dans son cerveau.
Dans un effort désespéré, je lance un dernier regard à la lampe accrochée au plafond. Je me sens fondre, d’abord doucement puis de plus en plus rapidement. Le plaisir m’envahit alors que les visages de mes tortionnaires se déforment dans d’affreuses grimaces. Des flammes gigantesques s’échappent de mon ventre, se répandent sur le plancher, détruisent tout.
Ils peuvent m’anéantir, me mettre dans un placard et m’oublier, mais jamais ils ne toucheront à mes rêves.