Le fil cassa, le garçon poussa un cri, et le carré rouge s’envola.
C’était Joao qui l’avait fabriqué, ce garçon au regard sombre et à la tignasse de jais, qui courait si légèrement dans les ruelles, sous le linge multicolore ; ce garçon qui travaillait et s’amusait et qui serait bientôt un homme. Pour cela, Joao avait découpé un sac en papier rouge, chapardé de la colle derrière une usine, récupéré les baguettes et le fil d’un ancien cerf-volant, perdu au combat. Assis devant sa maison, appliqué, il avait donné le vol au carré rouge, et ainsi lui avait donné la vie.
Quand le vent s’était levé sur Cirinha, Joao avait emporté son carré rouge sur le toit. Les terrasses à perte de vue formaient une ville sur la ville. Plusieurs habitants y avaient pris place. L’oiseau bleu de Maria de la paneteria virevoltait déjà dans la brise du soir. Là, le carré rouge avait volé, pour la première fois.
Ils étaient remontés tous les soirs de la semaine. Il ne connaissait que la douceur de la nuit, la netteté glacée des étoiles, les rires des habitants, et surtout l’habileté de Joao, qui le faisait voler plus haut que les autres.
Un jour, Joao avait brisé un néon et en avait pilé le verre, l’avait mélangé à de la cire, et en avait enduit la longue ficelle du carré rouge. Une lueur féroce brillait dans son regard sombre.
Ce soir-là, depuis leur toit, le carré rouge avait combattu pour la première fois. Joao avait dansé pour qu’il vole ; et il était devenu feu follet. Après une lutte endiablée, son fil avait coupé celui du cerf-volant de Maria. Au milieu des acclamations, l’oiseau bleu s’était envolé dans la nuit.
Pendant des nuits et des nuits, Joao et son carré rouge avaient affronté d’autres voisins, puis d’autres, et même Felipe, venu de par-delà le fleuve. Chaque fois, l’autre fil avait cassé, l’autre cerf-volant s’en était allé. Chaque fois, le carré rouge était resté.
Le coucher de soleil sur le toit était devenu leur horizon. Joao avait oublié la rue, les clients mécontents, les fuites éperdues, les couteaux dans les impasses. Seules comptaient la brise sur les toits, la danse du cerf-volant, la tache rouge là-haut, tout là-haut, dans le ciel pur, au milieu des étoiles. Sa mère le lui avait reproché. Il négligeait le reste – il n’avançait pas – il ne s’en sortirait jamais.
Ce soir-là, le fil du carré rouge avait cassé, et s’était envolé dans les étoiles.
Le carré rouge s’éleva dans le ciel piqueté. En-dessous, les guirlandes multicolores des ruelles de Cirinha se fondirent en une brume lumineuse. Les cris et les éclats de rire devinrent la rumeur de la ville. L’air doux se vivifia puis se glaça.
Il avait rejoint les nuages. Il flottait au gré du vents.
Contre toute attente, il n’avait pas fondu dans le bleu du ciel.
Le temps fut long.
Un jour, au-dessus de cimes d’un blanc éclatant, le carré rouge rencontra un pipa, un autre cerf-volant emporté par le vent, un petit losange jaune soleil qui cabriolait entre les nuages. Il s’approcha.
Le pipa plongea en piqué et remonta en chandelle.
Rouge et jaune, ils virevoltèrent ensemble.
Ils embaumaient déjà l’air.
Le petit pipa entraina le carré rouge dans une danse, et celui-ci goûta la beauté de la montagne et la joie du vent. Ils étaient heureux d’être vivants. Puis le vent l’emporta.
L’air se chargea d’eau salée. La surface étincelante de l’océan apparut, se rapprocha, puis l’environna de toute part. Un vol d’oies sauvages passa en cacardant, un oiseau de papier de soie vert dans son sillage. C’était un patang, un cerf-volant peint de motifs d’oiseaux. Le carré rouge le rejoignit.
Il cacarda, et toute la troupe d’oies sembla lui répondre, en une cacophonie assourdissante.
Les oies cacardèrent de plus belle, et dans l’agitation, leur grand V se brouilla un instant. En riant, le patang alla papillonner de l’une à l’autre. Peu à peu la rumeur diminua. Une fois qu’elles furent calmées, il revint vers le carré rouge.
Les oies reprirent leur concert.
Dans un grand bruissement d’ailes, les oies virèrent, et le carré rouge resta seul.
Il survolait à présent une étendue d’arbres, infinie. Ça et là, des nuées d’oiseaux colorés s’élevaient de la canopée. Un acajou dominait les autres, et le carré rouge s’y dirigea. Des milliers de lianes pendaient de ses branches. Un tan, un ruban de papier gris, s’y était pris, et il claquait dans le vent.
Le tan s’agita en signe de dénégation.
Il s’enroula autour d’une liane.
Un petit singe passa.
Un perroquet manqua emporter le carré rouge. Il revint, luttant contre les vents forcissants.
Une liane claqua, chassant le carré rouge ; puis une bourrasque l’emporta.
Il vogua, et la forêt laissa place à la haute montagne : roche et glace, pics acérés et dentelle vive. Près d’une aiguille, un rango, cercle de bois et de papier bleu, tourbillonnait.
Le rango tourna, gagna en vitesse, s’éleva haut, plus haut, encore plus haut… Et retomba.
Le cercle bleu s’éleva à nouveau le long du flanc de l’aiguille.
De la neige tomba, lourde. Le carré rouge s’en alla.
Le monde s’assombrit et les étoiles s’allumèrent. Loin en-dessous, les villes brillaient en grandes nappes.
Il croisa plusieurs autres cerfs-volants perdus. Quand il leur demandait ce qu’ils faisaient, ils répondaient :
Et souvent :
Il vola encore longtemps. Les étoiles se multiplièrent, le ciel se peupla d’ours, de lyres, d’oiseaux fantastiques. Puis l’horizon pâlit, le soleil pointa et au détour d’un nuage, un phénix d’or apparut. Il brillait sur le papier de soie blanc d’un grand yeon de bambou.
Le carré rouge voleta vers lui.
Le ventre des nuages se teintait de rose.
Le yeon déploya sa traine de papier et le phénix d’or resplendit à nouveau.
Le carré rouge virevolta.
Le yeon plongea vers la terre.
Le vent emporta une dernière fois le carré rouge. Il descendit vers le sol, traversa l’épaisse couche des nuages.
Un blanc nacré l’environna, et il crut revoir les amis croisés en chemin. Le joyeux pipa jaune qui vivait pour la découverte et l’émerveillement. Le patang vert cacardeur qui vivait pour les rencontres. Le sage tan gris qui vivait pour la sagesse qu’il transmettait. Le rango bleu obstiné qui vivait pour le dépassement de lui-même. Le beau yeon blanc et or qui vivait pour le service des autres.
Le carré rouge frémit. Son papier s’était décollé d’une baguette et le vent passait au travers. Déjà le vent ne le portait plus, et perçant les nuages, il tomba vers le sol.
Comme une feuille morte, il se déposa dans l’herbe, au bord d’une route.
Le jour avança.
Une charrette passa, bruyante, l’éclaboussant de boue.
Une famille chemina dans l’autre sens, menant une vache.
Le soleil baissa.
Akansha se pencha pour ramasser le carré rouge, son bidon d’eau en équilibre sur sa hanche. Elle le glissa délicatement dans sa ceinture, réajusta son bidon et reprit sa route.
La jeune femme regagna sa demeure de tôle où s’affairaient sœurs, petits neveux et nièces, tantes et grand-mère dans un tourbillon de couleurs. Le carré rouge à l’abri dans son vêtement, elle prit place parmi elles. Elles travaillèrent ensemble jusqu’à ce que son frère revienne de l’usine, et son père et ses oncles de la ville ; puis ils dinèrent, dans une fatigue parsemée d’éclats de rire.
Tard dans la nuit, une fois venu le moment de dormir, Akansha détacha la feuille de papier rouge de son cadre, la lissa, et la plia. Dans la chaude obscurité, en secret, elle la suspendit au montant de la porte.
Le lendemain, la famille découvrit le carré rouge, devenu oiseau de papier. Placé par Akansha sur le seuil de la maison, signe de bonne fortune, il accueillait les hôtes.
Un enfant vint le regarder. Akansha lui apprit à plier le papier, et pour la fête d’Indra, ils confectionnèrent des centaines d’oiseaux. Ils en parèrent les portes du quartier.
Pour les voir, les visages se tournaient vers le ciel…
Suspendu sur le seuil de la maison d’Akansha, le carré rouge ne volait plus parmi les étoiles et les nuages. Cependant, encore une fois, il survivait ; et le jour où passerait un cerf-volant égaré, il lui saurait lui raconter pourquoi.