L’eau de la mer – Camille Hoareau

Malgré moi, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’eau.
Autour de moi tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. L’eau n’est pas froide, mais je frissonne. Jamais encore je n’avais eu aussi peur.
Il m’avait semblé connaître cet endroit par cœur. J’y ai passé toute ma vie, bien qu’à mon âge, toute la vie se résume à pas grand-chose. J’y ai grandi, en tout cas, et avec le temps, j’ai appris à m’y sentir chez moi. Je connais la mer comme ma maison, et je sais en sentir toutes les subtilités, même les yeux fermés. Je n’ai jamais besoin de regarder le ciel ni d’humer les embruns pour deviner ses caprices : je les sais. Je la comprends avant même qu’elle ne s’agite.
Du moins c’est ce que je croyais, jusqu’à aujourd’hui. Rien n’aurait pu me préparer à cet orage. Il n’y a eu aucun signe, mais j’ai su, avant que cela ne commence, que je n’y survivrais pas.

Ça a été d’abord une sorte de malaise, comme le grondement sourd des pierres que le courant aime remuer, alors que je me laissais flotter sur le dos, comme j’aime le faire presque tous les après-midis depuis que l’été est revenu. C’est aussi ma faute si je me retrouve dans cette situation. Je n’ai pas été assez attentive. D’ordinaire, je suis très sérieuse. Je reste près du bord. Je nage, sage, jusqu’à la bouée rouge, et reviens, sage, vers la plage. Une dizaine de fois, une vingtaine parfois. Je ne m’en ennuie pas. Je plonge, ramasse des coquillages aux couleurs vives. D’ordinaire, ça me plait de nager. Aujourd’hui, il fait trop chaud, et trop froid à la fois. L’océan pourtant immense me parait tout à coup étroit. Aujourd’hui, je suis lasse et ne veux pas bouger. Sous le soleil chaud de juillet, je me suis étendue, comme un radeau abandonné, offerte au gré de la marée. Dans la douceur du moment qui m’enveloppe complètement, je n’ai ni levé la tête, ni prêté l’oreille. J’ai gardé les yeux clos, légère à la surface, en essayant de me convaincre que ce mal-être s’évaporerait aussi vite qu’il était survenu. J’ai fait bien attention à avoir les membres complètement immobiles, avec dans le ventre cette sensation étrange et persistante que le moindre mouvement rappellerait ma présence à la mer. A cet instant, j’aurais aimé qu’elle m’oublie, ne s’embarrasse pas de moi. La mer, dans son immensité, connaît pourtant tout ce qui la compose, du plus petit mollusque à l’immense paquebot qui déchire sa peau. Les profondes failles qui parcourent ses entrailles regorgent de secrets que je n’aurai jamais la chance de voir. Pourtant, je ne m’en émeus pas : j’aurai été comblée d’avoir vécu une vie à en admirer les récifs colorés, bercée par les histoires que les rayons du soleil filtrés à travers l’eau claire racontent en dansant dans les algues. J’aime toutes ses merveilles. Ce sont mille couleurs et des milliers de jeux. Des millions de poissons et des milliards d’amis. Gonflée d’orgueil, j’étais si fière d’en faire partie, de savoir que la mer m’avait prise pour fille.

Jusqu’à ce jour, l’océan avait toujours été clément. J’ai entendu de nombreuses histoires à propos des pêcheurs égarés par ses vagues, des tempêtes qu’il envoie quand il lui en prend l’envie. L’océan n’a pas à se justifier de son tempérament. C’est lui qui dirige les bateaux, et c’est lui qui décide où finissent les épaves. Il les accueille avec joie sur ses larges bandes de sable clair, et les garde ici avec lui pour l’éternité. La mer ne m’a jamais traitée ainsi. Depuis le premier jour, elle m’a accueillie avec douceur, berçant mes premières nuits de ses vagues lentes et régulières, l’horizon toujours dégagé comme pour m’inviter à prendre le large, à m’envoler, assurée que la vaste étendue bleue serait toujours pour moi un refuge. Je ne craignais aucun orage. J’aurais pu nager jusqu’au bord de la Terre pour m’apercevoir qu’au-delà, il y a encore la mer ; et j’aurais été rassurée de sa présence. Où que j’aille, elle aurait été là.

Et soudain, je ne flotte plus. Un trou géant se forme dans mon cœur d’enfant, pourtant si petit, quand je comprends que l’océan ne veut plus de moi.

Les vagues ont commencé à surgir, d’abord quelques-unes, suffisamment hautes pour me déstabiliser. Je sais nager. C’est presque la première chose que j’ai apprise. Alors je nage, en rythme avec l’eau : je m’arrête quand elle s’arrête et profite de la puissance de ses vagues pour tenter de me rapprocher de la côte. Mais aucun effort n’y fait. Mes bras sont encore trop petits, et mes jambes pas assez fortes. Les vagues deviennent de plus en plus régulières, je m’épuise. Et j’ai peur, aussi. Je cherche ma maison perchée sur sa montagne, mais je ne la vois pas. De la fenêtre, on me verrait à peine, minuscule dans cet océan infini. Cela doit être beau à voir depuis son lit : le ciel gris, les vagues aigries, les gouttes de pluie sur la vitre.

Je ne vois plus la plage, je ne vois plus l’horizon, je ne vois plus que l’eau qui me garde en prison. Elle n’est plus bleue mais noire. Le ciel a viré gris sans même que j’aie le temps de m’en apercevoir. Les oiseaux ne crient plus, et les poissons se cachent. Tout le monde se fait petit quand l’océan se fâche. Comme ça, je ne l’aime pas. Je le préférais calme, jouant dans les galets, cherchant parmi les crabes celui qu’il préférait. Pas le temps de penser, l’océan se déchaîne, chaque vague s’enchaîne et je dois respirer.

On n’apprend pas à respirer. Je sors la tête de l’eau, juste à temps ; juste avant qu’une autre vague s’écrase sur mon crâne pour me faire replonger un peu plus profondément. Après elle, encore une, et une nouvelle encore. L’eau ne s’arrête plus de s’abattre sur moi. Elle est partout, dessus, dessous. Dedans parfois, mais l’air reprend la place. Le sel me pique les yeux, se mélange à mes larmes. C’est ce qu’il y a de beau à pleurer dans la mer.

J’aimerais entendre mes parents. J’aimerais qu’ils me chantent une chanson, comme ils savent si bien le faire, pour m’aider à m’endormir. J’imagine leur voix parvenir jusqu’à moi, portée par le vent du soir, qui ramène de la plage cette odeur d’iode et de sel quand je m’endors la nuit dans mon lit chaud et douillet.

Je repense à tous les instants de quiétude que j’ai passés ici, dans cette mer immense. Je me demande jusqu’où elle va, où elle commence et où elle finit. J’espère que je finirai là-bas, avec elle, que c’est près du soleil que la marée m’emportera. Autour de moi, j’imagine des poissons, emportés eux aussi par ce grand tourbillon, et je leur donne des prénoms pour qu’ils n’aient pas peur. L’un d’eux me frôle la main, rêche et froid. Bousculée par les vagues, je tends le bras, attrape fermement la corde, toujours en parfait état malgré l’épreuve du temps. Je reconnais immédiatement la bouée rouge sang, ballotée à la surface. Dans un univers de bleu, elle ressort comme un drapeau, pour être vue de loin par les bateaux. Dans le courant, je ne lâche pas. Les vagues se font plus menaçantes, mais je ne leur résiste plus. Je tiens la corde, j’inspire, j’expire. Recommence. Pendant ce qui paraît des heures, ce ballet dure. La mer n’arrêtera pas. Elle veut m’entraîner vers le large, me noyer au-delà de ce que je connais. J’ai trop longtemps profité de son hospitalité. Elle en a eu assez, elle veut se venger. Derrière les lourds nuages, on devine le soleil. Lâche, il brillait lorsque le temps était clément, et se fait discret au moment où se met à gronder l’orage. A bout de souffle, je crie. Ma dernière vague m’engloutit.

Autour de moi, tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. La peur a disparu. Le monde s’est arrêté.
J’émerge.
La lumière blanche du soleil me transperce les paupières. Aveuglée, j’ai l’impression de voir le jour pour la première fois. J’entends des voix.
On est venu pour moi. On est venu me chercher. On va me sortir de là. On vient me sauver.
Je vais survivre. Je vais vivre.
Je voudrais crier, leur hurler que je suis là, que je suis vivante, qu’ils me voient, mais mes poumons sont encore remplis d’eau et je n’arrive pas à articuler un seul mot.
Je voudrais promettre que plus jamais je n’irai à la mer. Je demanderai à déménager, très loin de l’océan. Le bleu ne sera plus ma couleur préférée. J’oublierai comment nager. A partir de maintenant, je resterai sur la terre ferme. Au revoir, les poissons ! Les chats et les fourmis seront mes nouveaux amis. Les bains aussi, c’est fini ! Je rêve d’un feu de cheminée où je pourrais faire sécher mes os détrempés et glacés, qui craqueraient comme du bois vert, l’écume blanche remplacée par des volutes de fumée. A quoi bon les étoiles de mer lorsque l’on a la voie lactée ? Le vent marin pique le nez, l’air est plus frais en altitude. Pourquoi aimerais-je encore la mer quand elle a une telle attitude ? Elle ne veut plus de moi ? Très bien ! Qu’elle me laisse partir, qu’on me sorte de là. On m’attrape le bras ; ma main ne lâche pas la corde, alors on l’emmène avec moi. D’avoir passé tant de temps dans l’eau salée, j’ai la peau tout abîmée.  La mer veut me garder. Je glisse, mais on me tient fermement. On me hisse. On me retourne. On m’enveloppe dans une serviette chaude. Je ne vois rien, ne reconnais aucun visage. Les phrases sont noyées dans la houle. Je me sens lourde comme une ancre, et pourtant je ne pèse rien.

On demande mon prénom, mais je ne peux pas répondre. Quelqu’un le prononce pour moi. Je reconnais cette voix. Je l’ai déjà tant entendue… A l’entendre à nouveau, ma peur s’évanouit. C’est maman qui est là. Elle veut me prendre dans ses bras. Elle a bravé cette tempête pour être à mes côtés. Son visage est fatigué, mais elle n’a pensé qu’à moi. Si je suis encore en vie, c’est à elle que je le dois. De ses yeux plus clairs que l’onde tombe la pluie. Si je pouvais m’y noyer…
Il faut que je crache toute cette eau avalée, que je tousse. J’ai l’impression que jamais plus je n’arriverai à respirer. Cela me semblait si facile avant…

Par réflexe, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’air. Pour la première fois de ma vie, je pousse mon premier cri alors qu’on me pose sur le sein de ma mère.

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