Juin 1953. Quelque part en Bavière, au bord d’un lac. En ce début d’été, une tiédeur insolente alimentait une soif insatiable de plaisir pour oublier les tourments de la guerre, encore très vivaces. Le soir tombait, la foule s’agglutinait peu à peu vers la porte du chapiteau, dans les rires et la bonne humeur, prête à s’esbaudir des gags des clowns et à frémir aux audaces des trapézistes. Les cuivres de l’orchestre éclatèrent pour annoncer l’entrée.
A l’opposé, sous une petite tente en verrue le long du chapiteau, Zippo se préparait sans précipitation, selon un plan immuable. Tout d’abord, son corps, certes un peu enveloppé par l’âge, devint difforme dans le costume empesé, tout d’une seule pièce, qu’il enfila en un tournemain. Ce costume duveteux qu’il se plaisait à caresser avant chaque représentation, dans un lent rituel savamment calculé où se dissolvait son trac.
Au plus fort de l’émotion, il noyait son angoisse dans la lecture mécanique de l’étiquette usagée qui en précisait le lieu de fabrication : Brno, la ville de ses jeunes années, celle d’avant 1939, quand il s’appelait encore Zilberstein… Jacob Zilberstein…
Une fois sa défroque enfilée, venait la rituelle vérification de la fermeture hermétique des poignets de son déguisement, afin de s’assurer que le numéro matricule tatoué sur son avant-bras gauche resterait invisible à quiconque. Lui seul, maintenant, en connaissait l’existence. Sept chiffres qui contenaient sa mémoire dormante, et qu’il était actuellement inutile de réveiller. Le temps avait passé, à quoi bon ennuyer avec cela un monde qui cherchait désespérément à oublier, à s’étourdir. Cependant, la lecture machinale mais régulière de cette empreinte indélébile lui donnait la force de continuer à tenir debout… ou à simplement vivre, selon les jours.
Ensuite, avec une sûreté incroyable du geste, fruit d’une pratique maintenant bien rodée, il transforma peu à peu ses yeux, somme toute très ordinaires, en deux magnifiques soucoupes, aussi grandes que les calots écarquillés d’un bébé découvrant le monde.
Suivit le façonnage d’une immense bouche rouge et blanche pour dessiner un sourire permanent un peu niais qui ne pouvait que déclencher, dès son entrée sur la piste, un éclat de rire roulant en vagues successives sur le public.
Enfin, le moment le plus important : la mise en place d’un nez rouge, tout rond, en galalithe bien brillante et qu’il sortait toujours avec les plus grandes précautions d’un étui hors d’âge. C’était son grigri à lui, son talisman, son trésor… Ce nez de clown que, de sa fine main fragile, sa petite Rachel aimait venir chiper discrètement dans sa poche lorsqu’ils visitaient tous les deux le zoo et avec lequel elle tentait désespérément de faire peur aux singes. On ne peut pas dire que c’était un franc succès… mais, au moins, cela la faisait rire, de ce rire cristallin d’enfant qui réveillait parfois Zippo la nuit. Le souvenir de cette scène, indissolublement lié à ce nez rouge, ne manquait jamais d’arracher à Zippo un sourire pavlovien, vite réprimé… Sa petite Rachel, partie dans le même wagon plombé que lui…
Pourquoi était-il si nerveux ce soir ? La saison était douce, la lumière apaisante et le public de cette petite bourgade déjà acquis d’avance. Il n’avait pas de souci à se faire ; il maîtrisait parfaitement son numéro depuis que cette petite troupe de saltimbanques l’avait récupéré, affamé, déguenillé, quelque part sur un chemin de Pologne, il y a huit ans. Huit ans, déjà ! Il avait été adopté, sans qu’on lui pose la moindre question. Il s’était construit une nouvelle famille. La rapidité et l’aisance avec lesquelles il avait appris son nouveau métier de clown l’avait lui-même étonné. Comme s’il avait toujours été destiné à cet emploi. Il était maintenant le clou du spectacle de ce petit cirque miteux et son nom en gros caractères barrait désormais toute l’affiche. Cette nouvelle carrière lui avait ouvert une seconde vie en lui permettant de se cacher derrière son accoutrement et son maquillage outrancier, même s’il lui arrivait parfois de se sentir prisonnier de ce nouveau personnage. Mais il était Zippo et rien d’autre, même dans ses vêtements quotidiens, et il ne serait venu à l’idée de personne de lui réclamer un autre patronyme.
Par réflexe, il tira imperceptiblement le rideau qui le séparait de la piste, histoire de jeter un œil sur le public qui commençait déjà à s’impatienter.
Soudain, comme aimanté, son regard ne put se détacher d’un homme au premier rang, assis juste dans l’axe de l’entrée des artistes. Il détonait sur le reste du public, raide et immobile, sanglé dans un costume impeccable, un peu déplacé pour la saison. Un notable, apparemment, et qui tenait à le montrer. Il était flanqué d’un petit blondinet d’une dizaine d’années. Zippo était certain d’avoir déjà rencontré cet homme. Oui, absolument certain. En une fraction de seconde, sa mémoire remplaça le costume bien coupé par un uniforme et un képi vert-de-gris et l’aveuglante évidence s’imposa : ce ne pouvait être que Rudolf Trautmann. Plus aucun doute, c’était lui. Lui, Rudolf Trautmann, le cynique SS qui, dès l’arrivée au camp, à la descente du train, lui avait si brutalement arraché sa petite Rachel, qu’il n’avait plus jamais revue depuis ce sinistre jour. Il ne pouvait détacher son regard de ce revenant. En scrutant ses traits, il eut un bref instant l’impression que sa bouche retrouvait le sourire sardonique et méprisant dont il avait gratifié Rachel en pleurs. Son sang se glaça à cette image, revenue cogner ses tempes à les en faire éclater. Ses oreilles se remplirent des hurlements lancinants de Rachel, sa vue se brouilla. Il aurait tant voulu évacuer un peu de sa terreur à travers quelques larmes mais, depuis de nombreuses années, ses yeux demeuraient irrémédiablement secs.
Un roulement de tambour annonçant son entrée en piste le ramena à la réalité présente. Il fallait y aller, il n’était pas question de se dérober. Il le devait à ceux qui l’avaient si simplement et si chaleureusement intégré dans leur famille. Il fit quelques premiers pas hésitants sur la piste, ébloui par les projecteurs. Les rires qui commencèrent à fuser lui donnèrent le courage d’avancer et lui prouvèrent l’efficacité de son maquillage : nul ne remarqua son regard étrangement fixe et ses lèvres pincées jusqu’au sang.
Pour donner le change, il avançait en zigzag, lentement, d’un pas balourd d’ours en peluche, en dodelinant de la tête. Au bout de quelques minutes, qui lui parurent pourtant une éternité infernale, il arriva devant Herr Trautmann. Il planta son regard aigu dans ses yeux et, sans ciller, retroussa discrètement la manche gauche de son habit pour coller son tatouage sous le nez de son bourreau. Le public crut évidemment qu’il lui faisait écouter sa montre et ne remarqua pas l’intense frayeur qui envahit soudainement Herr Trautmann, devenu encore plus raide et livide, tel un cadavre. Lui aussi recevait en une fraction de seconde l’électrochoc de son passé, qu’il croyait pourtant avoir si bien dissimulé.
Puis, Zippo se tourna lentement vers l’enfant et, se balançant d’un pied sur l’autre, lui fit les mamours les plus ridicules qu’il pût, frottant son nez rouge sur la joue du gamin avec frénésie. Le petit garçon riait à gorge déployée. Entre deux chatouillis, le vieux clown lui demanda son prénom. Aloïs, lui répondit-il, en hoquetant de rire à en perdre haleine. Alors, Zippo prit sa main avec une douceur insoupçonnée et, l’aidant à enjamber avec précaution la petite barrière, l’entraîna dans l’arène. L’enfant le suivit, totalement subjugué, sans que son père, absolument tétanisé, ait la force d’esquisser le moindre geste pour le retenir. Le public retenait son souffle, se demandant quel gag ce clown, décidément très étrange, allait bien pouvoir inventer. Lentement, ce couple incongru arpenta la piste en cercles de plus en plus larges jusqu’à arriver, après moult grimaces et entrechats, devant l’entrée des artistes. Là, le clown et l’enfant disparurent derrière le rideau. Une « panne » d’électricité fort opportune protégea leur sortie de son manteau d’encre noire, si bien que, dans le brouhaha qui s’ensuivit, personne n’entendit le bruit du moteur d’une petite barque s’éloignant sur le lac.
On ne revit jamais plus ni Zippo ni le fils Trautmann. Curieusement, Herr Trautmann ne fit pas appel à la police pour entamer une quelconque recherche, pas plus qu’il ne porta plainte, car il disparut lui aussi dès le lendemain. Ces disparitions étranges firent l’objet de quelques articles dans le journal local mais le sort de la famille Trautmann, fraîchement implantée dans la petite ville sans autre raison avouée que d’y trouver un climat plus clément, ne fit guère recette. Encore une fois, l’amnésie collective s’installa et la vie reprit son train-train monotone.
Quinze ans plus tard, les notices nécrologiques de plusieurs journaux nationaux publièrent un communiqué des Editions Braunstein annonçant le décès de Jacob Zilberstein, le célèbre et si mystérieux écrivain, lauréat de plusieurs prix prestigieux mais qu’aucun journaliste, même parmi les plus réputés, n’avait jamais réussi à approcher. On rappelait à cette occasion son best-seller « Le rapt », tiré à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, traduit dans de nombreuses langues et réédité à de nombreuses reprises. Certains commentateurs, citant des sources paraît-il bien informées (mais évidemment secrètes !), crurent bon d’ajouter qu’il s’était installé aux Etats-Unis et qu’il aurait légué sa fortune à son fils adoptif Aloïs, un jeune goy émigré avec lui.
Octobre 1989. Augsbourg, d’ordinaire si calme, bruissait de manière étonnante. Dans cette petite cité bavaroise, on s’attendrait plus à voir apparaître Sissi, entre deux immeubles rococo fraîchement restaurés, que la horde de journalistes du monde entier qui l’avait envahie ces jours-ci. Tous convergeaient vers le vénérable Palais de Justice, ravalé pour l’occasion, où allait s’ouvrir le procès d’un ancien officier nazi, débusqué sous un faux nom en Amérique du Sud et récemment extradé de son pays « d’accueil » à la demande de l’État allemand. Certes, un sous-fifre, un lampiste, comparé aux Mengele, Eichman ou autre Barbie, mais, à l’approche d’élections un peu serrées, un tel procès ne pouvait que redonner un peu de virginité à une Bavière si proprette et si touristique…
La presse internationale se repaissait donc du nom de Rudolf Trautmann, alias Rodolfo Sanchez, et le portrait de ce vieil homme, apparemment si banal, faisait la une de tous les journaux télévisés.
La grande salle d’audience du tribunal était pleine à craquer. Les représentants des nombreux journaux accrédités s’affairaient dans l’espace qui leur était réservé sur la mezzanine installée pour l’occasion. Dans le tumulte, personne ne remarqua l’arrivée, derrière ces journalistes, d’un homme dans la force de l’âge, si ce n’est l’huissier à qui il venait de présenter un passeport américain, délivré à Aloïs Zilberstein. L’homme s’assit discrètement, les mains sur les genoux, et attendit patiemment l’ouverture de cette première audience.
Le silence qui s’était installé à l’entrée des magistrats devint électrique quand on amena le prévenu, avachi, replié sur lui-même et donnant l’impression d’être peu concerné par ce qui passait autour de lui. A cet instant, Aloïs Zilberstein, jusque-là impassible, se raidit presque à en hurler. Ses mains serraient compulsivement la balustrade de la mezzanine, tandis que ses yeux scrutaient avec acharnement le visage flasque et inexpressif de l’accusé dans l’espoir désespéré d’y retrouver quelque chose de son enfance innocente. Mais, malgré tous ses efforts, rien ne remonta jusqu’à sa mémoire. Rien, absolument rien si ce n’est cette image floue d’un homme rigidifié au bord d’une piste de cirque et qui le laissait partir sans esquisser le moindre geste ni balbutier le moindre rappel.
Il s’accrocha alors à une dernière possibilité, tout aussi insensée : réveiller ses souvenirs par une intonation, même imperceptible, dans la voix de ce vieil homme. Hélas, dès les premières questions du juge et du procureur, Herr Trautmann-Sanchez ne réussit qu’à ânonner quelques mots incohérents en espagnol.
Décidément, Aloïs ne pouvait plus redevenir Aloïs Trautmann. Après le décès de Jacob, son passé mourait donc pour la seconde fois mais, finalement, il en fut presque soulagé. Alors, à quoi bon rester ici plus longtemps ?
Aussi discrètement qu’il était arrivé, Aloïs quitta le tribunal, passa à l’hôtel récupérer ses bagages et prit le premier train qui se présenta pour l’aéroport de Munich.