La vie fait beaucoup de bruit.
L’alarme du réveil sonnait une autre couleur ce matin-là. C’était une des rares nuits où l’on attendait de l’entendre. Une des nuits où un silence entier enveloppe la maison car la quiétude du lendemain apaise les corps et les prépare au vacarme. Une mélodie est venue fendre cette paix avec rythme et douceur: elle n’annonçait pas les journées pressantes où une minute chasse l’autre comme un écho. Elle avait le goût des vacances, du calme et du repos.
Elle se réveille avec le sourire, elle se colle contre Loïc qui ronfle encore, lui fait un bisou sonore, lui murmure qu’il est l’heure et se lève préparer le thé. Elle se déplace dans la maison avec légèreté. La chambre, le logis, le jardin ont une tout autre image quand on sait qu’on n’y déambulera plus le soir venu. La théière siffle, les verres tintent, les cuillères tapent sur les bols, les portes des placards claquent, le lave vaisselle vrombit sur le sol qui tremble. Les enfants, excités, chahutent et crient. Les fermetures des valises zippent. Loïc râle par éclats en rangeant les bagages dans le coffre et ses pieds font craquer les herbes sèches en courant après les enfants. Le carillon de la porte sonne une dernière fois. Les portes claquent les unes après les autres. Le moteur rugit. Les pneus crissent dans l’allée. Ça y est, c’est le départ en vacances. Le tumulte se met en ordre. La musique s’extirpe des oreillettes des enfants qui lâchent sans conviction, mais à intervalles réguliers, des « Quand est ce qu’on arrive ? ». La radio produit un flot continu de sons qui savent déjà qu’ils ne seront pas écoutés, les fenêtres ouvertes vibrent, le vent souffle dans les cheveux. Dans les têtes, il y a les cigales qui chantent, les vagues qui déferlent, les terrasses qui bourdonnent, les concerts qui dansent, les feux d’artifice qui éclatent…
Et soudain plus rien.
La lumière de l’été lui réchauffe le visage, petit à petit le blanc aveuglant de la pièce la sort de son sommeil. Quelques minutes sont nécessaires pour distinguer la porte, les meubles, les photos sur les murs, les rideaux, le lit. Elle aurait l’impression de baigner dans du coton si sa tête qu’elle essaie de tourner n’était pas si douloureuse… Loïc est là. Les coudes sur les genoux, les mains croisées, il regarde le sol sans bouger. Elle tente de lui tendre la main. A peine a-t-elle souhaité le faire qu’il lève la tête, s’assoit près d’elle et la regarde avec un grand sourire, sans dire un mot. Elle n’a pas assez de force pour laisser s’échapper toutes les questions qui se bousculent dans sa tête, mais elle aurait pensé qu’il y répondrait de lui-même sans qu’elle ne les pose, comme il a toujours su le faire. Il ne dit rien cependant. Pourquoi ne dit-il rien ? Il reste un moment à lui caresser le visage avec le sourire doux, mais le regard inquiet, puis il se lève, fait un geste avec ses mains et articule quelque chose. Elle croit reconnaître sur ses lèvres : « Je reviens ». Pourquoi ne parle-t-il pas ? Peut être que les enfants dorment à côté…
La chambre qui l’ourlait d’une blancheur légère il y a un instant devient d’une pureté suspecte et inquiétante. Plus elle retrouve ses esprits, plus la sérénité vaporeuse se dissipe, plus l’angoisse s’installe. Elle commence à percevoir les fils qui partent de tous les côtés, qui font de cette chambre une extension d’elle-même, qui l’étalent alors qu’elle a justement du mal à se rassembler. Les photos aux murs finissent par l’inquiéter : est-elle censée de ne pas revoir ces personnes, ne pas revenir sur ces lieux, ne pas revivre ces moments ? Les contrastes apparaissent et au milieu des photos elle distingue des mots, des lettres. Depuis combien de temps est-elle là ? Elle tente de se lever, mais n’y arrive pas. Elle baisse les yeux vers sa main qui ne semble pas lui répondre tandis qu’une autre apparaît dans son champ de vision. Elle lève la tête, Loïc est revenu. Il se tient silencieux, derrière un homme en blouse blanche, silencieux aussi. Comment sont-ils apparus ? Comment se fait-il qu’elle ne les ait pas entendus arriver ? Loïc était-il vraiment parti ? L’autre homme s’agite, fait défiler une lumière devant ses yeux, l’approche, l’éloigne, que doit-elle faire ? Suivre cette lumière ? Continuer de regarder l’homme malgré celle-ci ? Comme Loïc tout à l’heure, il bouge les lèvres mais aucun son ne sort de sa bouche. Elle essaie de lire sur ses lèvres et la lumière devient rapidement le cadet de ses soucis. Il lui presse la main, s’éloigne et tape dans les mains, fait le tour du lit et revient, lui met un casque sur les oreilles, attend un moment puis l’enlève, lui montre des images, reste un long moment penché au-dessus d’elle, à bouger parfois les lèvres encore. Elle croit reconnaître quelques mots, mais les mouvements sont trop rapides, la lumière l’aveugle, ses yeux brûlent et clignent trop souvent pour qu’elle puisse comprendre. Elle aimerait pouvoir bouger, elle aimerait pouvoir dire qu’elle ne comprend pas, mais c’est impossible. Elle aimerait pouvoir dormir aussi, il y a tellement de fatigue en elle, tellement de moments où elle décroche ! L’envie de se réfugier dans le sommeil et de les laisser se débrouiller la démange. Mais elle sent que c’est important, qu’il faut qu’elle s’accroche et c’est peut être ça que les photos sont censées lui rappeler. L’homme a continué ses gesticulations, se tournant parfois vers Loïc quelques instants. Il finit par prendre une ardoise et écrit : «Pouvez-vous lire? ». Elle essaie de hocher la tête. Elle perçoit Loïc s’effondrer au second plan. Les questions s’enchaînent alors :« Pouvez-vous parler ? » « Pouvez-vous bouger ? »… « Pouvez-vous entendre ? » Oui, si seulement vous vous décidiez à parler.
Elle ne compte plus le nombre de personnes comme cet homme qui ont défilé dans sa chambre. On lui a expliqué par écrit qu’ils avaient eu un accident, qui avait surtout touché l’avant de la voiture du côté passager si bien que les enfants n’avaient rien et que Loïc s’en était sorti avec quelques fractures. Quant à elle, elle était restée plusieurs semaines dans le coma et était à présent en centre de convalescence. Les soignants sont plutôt confiants sur son évolution, elle retrouverait petit à petit toutes ses fonctions. Seulement, elle n’entendrait plus jamais.
Nous ne réalisons l’importance des choses qu’à l’instant où nous les perdons. Cette phrase idiote qu’elle aurait pu écrire dans son journal de collégienne au sujet d’un amoureux quitté résonne dans sa tête d’adulte écorché alors qu’elle progresse dans sa maison. C’est étonnant comme un endroit que l’on connaît par cœur et que l’on pensait silencieux devient étranger quand on coupe le son. Elle a l’impression de sortir d’un concert tonitruant et de devoir attendre quelques minutes avant que les bruits qui l’entourent ne la regagnent par vagues. Mais le concert était fracassant et les bruits n’existent plus. Ils sont remplacés par un tumulte intérieur, une rage tempétueuse endiguée par les incohérences des chaises qui glissent sur le sol, des pas qui l’effleurent, des volets qui flottent, de la télé muette, des enfants calmes, des bouches silencieuses et des regards qui fuient. Depuis ses retours de vacances d’été lors desquels elle découvrait quelques nouveaux jouets qui s’étaient fait une place dans sa chambre d’enfant parfaitement figée, elle ne se défaisait pas de ce mélange de satisfaction et de déception de voir que rien n’avait changé. Cette fois, elle aurait aimé que rien n’eût effectivement changé, pas même la personne qu’elle était avant de partir.
La vie a déjà repris son rythme et elle est à l’arrêt. La vie de famille se cadence sur les sonneries d’école et les klaxons des embouteillages et elle… Quoi faire maintenant ? Elle qui était si vive regarde désormais la vie se jouer sans elle, assise à la fenêtre. Et elle dort, beaucoup, en croyant chaque fois se réveiller parce qu’un bruit aurait interrompu son sommeil autrefois si léger.
Loïc lutte pour lui redonner le sourire : il enchaîne les surprises, il fourmille d’idées et de projets. Pour chaque instant libre, il s’épuise à rendre la vie plus douce et drôle. Mais elle n’a pas envie de rire, ça non plus ça ne fait plus de bruit. Alors Loïc abandonne, de plus en plus. Les enfants ne la reconnaissent plus. Les amis défilent d’abord puis se font de plus en plus rares.
Elle pensait que la solitude aurait plus de sens, donnerait plus de cohérence à cet univers désormais éteint. Mais elle s’engage en fait dans une spirale infernale. Il va donc falloir se réconcilier avec le monde et s’inventer une nouvelle vie. Elle va remonter sur scène pour jouer une autre pièce, enfiler un autre costume, jouer un autre rôle, tenir un autre discours : c’est par les livres qu’elle renaîtra. A peau neuve, nouvelles lectures : elle force ses pas vers des rayons où elle ne prenait pas la peine de s’arrêter. Santé, bien-être, développement personnel, témoignages : comment maigrir quand on se trouve trop gros, comment grossir quand on se trouve trop maigre, comment accepter de grossir alors qu’on est déjà gros, comment faire croire qu’on n’est pas gros alors qu’on l’est… Mais comment vivre sans le son, ça non. Dans ce fourre-tout où se tutoient les visages radieux de femmes épanouies devant leur assiette de brocolis et des dessins d’enfants offensifs et bariolés, un livre affiche quelque chose qui lui est désormais perdu: Le cri de la mouette, d’Emmanuel Laborit. La couverture qu’elle associait à une prise de « Sous le soleil » a manqué lui faire reposer le livre immédiatement, mais ce nom trouve un écho dans son esprit et mérite qu’elle lise le dos. Le livre est écrit par une femme, sourde profonde de naissance, récompensée aux Molières. Les mots « silence », « prison », « désarroi », « révolte », « sourds », « lutte » viennent percuter ses yeux. Le livre est acheté et lu dans l’après midi.
Elle n’avait jamais songé à l’enfance sourde. Pour elle, l’ouïe se perdait avec l’âge ou un traumatisme comme le sien. Comment peut-on grandir et devenir adulte dans un enfer comme celui qu’elle vit depuis quelques mois seulement ?Elle explore toutes les issues de secours pour elle-même aux côtés des parents d’Emmanuelle. Les dommages sont trop grands pour que l’appareillage ou l’implant ne soient possibles. Elle peut écrire certes, mais la spontanéité n’est plus. L’orthophonie, on lui en a proposé, pour s’entraîner à la lecture labiale, pour continuer à parler à une intensité audible et à bien articuler malgré le son qui s’échappe d’elle, se diffuse, s’estompe et disparaît sans revenir jusqu’à elle. C’est vrai que Loïc et les enfants semblent de moins en moins la comprendre… On ne lui demande plus de répéter. Ils se sont laissé glisser avec elle, les sourcils qui se froncent et les bouches tordues ont laissé place à un sourire gêné et des regards fugueurs. Peut-être crie-t-elle désormais comme une mouette à son tour, sans s’en rendre compte.
Au-delà de sa souffrance, la mouette raconte son refuge dans la vitalité corporelle, dans le mouvement aérien, dans l’inertie gestuelle, dans l’explosion physique : la langue des signes. Cette langue qui semble avoir donné vie à la mouette n’avait jamais ne serait ce que ricoché contre la sienne. Elle fait partie des sujets de société auxquels on voudrait s’intéresser, mais à côté desquels on peut passer pendant toute une vie. C’est pourtant la seule solution restante… mais elle n’est pas née sourde, cela lui demanderait sans doute beaucoup plus de travail… Et avec qui échangerait-elle ? Elle ne connaît personne qui partage la même situation, elle a d’ailleurs l’impression de ne plus connaître personne du tout.
Le Cri sur la table de chevet anime les minutes avant de s’endormir d’une vive conversation comme ils n’en avaient plus eu depuis longtemps. Loïc gratte avec frénésie toutes ses réponses dans son petit carnet : il fallait essayer d’apprendre, ça lui ferait rencontrer du monde, ça leur donnerait un projet, ça la mettrait en mouvement, ça la libérerait. Elle le regarde tenter de contenir son enthousiasme agité au simple geste d’écriture. Elle doit essayer, au moins pour lui, qui semble au bord de l’explosion.
La porte s’ouvre sur un couloir éclairé, percé par endroits d’explosions lumineuses. Elle perçoit le silence qui règne dans cet endroit. Elle cherche du regard des indications qui la dirigeraient quand une main se pose sur son bras. C’est la première fois qu’elle entame un échange avec quelqu’un sans commencer par sursauter de le voir apparaître en travers de son regard. Le visage doux et souriant de l’homme s’est trouvé au centre du théâtre de ses mains, elle ne comprend pas tout, mais lui a l’air de comprendre qui elle est. Il commet le signe de la suivre, ça elle comprend. Il l’emmène dans une salle vide hormis les chaises installées en cercle, et la lumière. Certaines personnes sont déjà installées, chacune la regarde avec un petit sourire qui s’efface vite. Elle prend place et sourira aux suivants de la même manière.
Les premiers cours sollicitent une mémoire et une attention inédites qui la vident de toute son énergie. Elle aurait envie d’hiberner à la fin de chacun d’entre eux, trouve à peine la force de rentrer chez elle et pourtant chaque soir il faut rejouer le cours et supporter la curiosité jamais satisfaite de Loïc. Le découragement est souvent de la partie quand elle est à peine capable de lui montrer la moitié de ce qu’elle a appris. Elle se sent désormais un peu honteuse d’avoir pensé qu’il suffirait de quelques mois pour apprendre le vocabulaire et traduire son français en signes, de s’être imaginée enseignant la langue des signes à sa famille. A chaque intention d’échange, c’est un enchaînement d’efforts et d’apprentissage sur la syntaxe et la grammaire, mais aussi sur la compréhension de la culture et la communauté sourde que les cris étouffés de la mouette revendiquaient tant.
Le groupe atteint enfin un niveau suffisant pour pouvoir tenir une petite conversation, certes laborieuse. L’enseignant évoque des rencontres dans des cafés entre personnes sourdes et entendantes signantes, afin de se rencontrer, de pratiquer et d’échanger en langue de signes, afin qu’en somme la communauté et sa langue vivent. Elle hésite, mais Loïc la pousse à suivre un petit groupe qui souhaite s’y rendre. Elle se joint donc à eux, un peu nerveuse de découvrir ce qui va s’y jouer.
La surdité est un handicap invisible qui confondra probablement le groupe avec le reste de la pièce sans aucun moyen de les reconnaître.
La surdité est un handicap difficile qui ternira sans doute un coin du bar.
La surdité est un handicap social qui fera certainement perdre une partie de sa masse à l’attroupement festif et indifférent.
Pourtant, en entrant, on ne voit qu’eux : la table bouillonne, les corps explosent, les mains éclatent, la vie rayonne. La surdité est en vérité une différence. Elle joue désormais un autre rôle et tient son autre discours : celui de ses mains.
Superbe !