Aller simple – Julie Gaucher

 

« Lorsque soudain, au détour d’une rue, un lépreux nous touche de ses moignons gazés, ou que, sur le trottoir, un vieillard agonise dans l’indifférence générale, nous nous trouvons brutalement confrontés à l’innommable : la mort, cette mort à laquelle nous sommes, nous autres Occidentaux, si mal préparés… »

Fous de l’Inde, Régis Airault

L’enterrement avait eu lieu l’avant-veille. Il avait fallu attendre une semaine avant de pouvoir l’inhumer. Embouteillage et file d’attente aux portes du cimetière…Il avait plu toute la nuit, le sol était détrempé. Dans cette terre noire, il avait été enseveli. Pour toujours. La plaque qui devait porter son nom n’était pas encore fixée sur la pierre tombale. Deux lignes y résumeraient sa vie : date de naissance – date de décès.

Je flottais dans un brouillard épais, assommée par l’évidence de son absence, écrasée par le silence de cette maison où ne résonnaient plus ses rires. Mes tympans semblaient pourtant toujours vibrer de la chaleur de sa voix. Son regard, son dernier regard, profond, pur et silencieux me hantait, comme imprimé sur mes rétines. Il semblait avoir plongé dans mes yeux, une dernière fois, pour y faire une provision d’amour. L’odeur de la chimiothérapie, de la morphine et de la mort imprégnait toujours mes vêtements et, par relents, m’envahissait jusqu’au haut-le-cœur.
Cet inlassable compagnon de route, pour la première fois, partait sans moi. Et pour toujours. Les petites gélules blanches et bleues dont voulaient me bourrer les médecins – « pour que je tienne le coup » – parsemaient mon pilulier comme les graines d’un jeu d’awalé. Ironiquement, les règles du jeu semblaient être les mêmes : la partie était gagnée quand on avait engrangé un maximum de graines. Seules variantes, mes graines étaient bleues et blanches ; mon gain, l’assurance, fragile et éphémère, de ne pas mourir à mon tour – de ne pas vivre vraiment non plus.
Son absence était tout de suite devenue insupportable. Un craquement de plancher, le bruissement d’un rideau, une fenêtre qui claque avec un courant d’air et je levais la tête vers la porte, m’attendant à le voir pénétrer dans la pièce. Il aurait alors siffloté, comme à son habitude, ramenant dans ses cheveux souvent trop longs l’odeur de la paille ou de l’herbe fraîchement tondue. Éternel promeneur, il parcourait les sentiers en quête de poésie, de belles images et d’instants uniques qu’il immortalisait grâce à son vieil argentique. Le travail lui avait volé un bras, on vivait alors chichement entre mon RMI et sa pension d’invalidité. On avait pourtant la plus grande des richesses : la nature sous nos fenêtres… Quelques bûches dans la cheminée, de gros chandails et des tisanes pour les soirées d’hiver ; les ciels étoilés et l’odeur de lavande pour nos nuits d’été.

Maintenant, il était parti. Malgré lui. Pour de bon.

Après l’enterrement, il avait fallu serrer des mains, accepter des condoléances, essuyer des embrassades. Il avait fallu répondre à des mines composées pour l’occasion, à des mots creux de convention. Il avait encore fallu respecter les codes auxquels la société petite-bourgeoise et policée se plie pour enterrer ses morts, rassurée d’avoir agi « comme il faut ». C’est ainsi que la maison avait été ouverte aux « proches ». Ils avaient envahi notre espace, violant notre intimité ou ce qu’il en restait. Si les conversations avaient commencé feutrées et discrètes, certains interlocuteurs avaient fini par s’échauffer, semblant oublier le motif de cette réunion improvisée. J’avais fait couler le café, chauffer de l’eau pour le thé et déniché dans un coin du garde-manger un reste de gâteaux secs avant de me rabattre sur les biscuits apéritifs. J’attendais enfin que tous partent, me laissant à ma solitude. Il était parti, eux s’éternisaient. Sa présence m’était vitale, la leur m’était insupportable.

Le lendemain – ou était-ce le surlendemain ?, dans l’obscurité d’une maison dont je ne prenais plus la peine d’ouvrir les volets, j’avais allumé mon vieil ordinateur pour me rassurer dans le halo de sa lumière bleutée. Il semblait qu’il faisait jour quelque part. Les réseaux sociaux continuaient de déverser leur flot de notifications toujours plus personnelles les unes que les autres et affichaient une succession de visages souriants, clichés attendus qui semblaient fixer un bonheur de convention. Les Unes des sites d’information se repaissaient de drames quotidiens. Ailleurs, d’autres vivaient et mourraient, souffraient ou s’aimaient.
Et puis j’avais cliqué. Sans réfléchir. Une publicité ciblée en marge de ma page de navigation. Les références d’une carte bancaire déjà enregistrées. Un vol. Aller simple. Pour l’Inde.
Dans le brouillard des quelques jours qui avaient précédé le départ, j’avais accompli de façon désordonnée de vagues préparatifs : rassembler quelques affaires éparses dans un sac à dos élimé, confier le chat à une amie et les clés de la boite aux lettres à un voisin.

J’étais arrivée à New Delhi de nuit. Sans doute était-ce l’une des raisons pour laquelle je n’en avais rien vu. J’étais passée de l’aéroport à la gare, sans une halte. Il m’avait alors semblé que seul le voyage en train pourrait m’apaiser. Sentir le paysage défiler, s’effacer de lui-même dans un bruit cadencé et répétitif me rassurerait. J’avais pris un billet pour le premier train. Bénarès. Un nom qui paraissait résumer l’Inde. Ma perception de l’Inde.
Bénarès. La ville sainte. La ville des morts et des mourants.
Je m’étais frayé un chemin jusqu’à mon compartiment. Des corps enchevêtrés occupaient déjà la couche qui aurait dû être la mienne. Combien étaient-ils ? Ce désordre de jambes et de bras, cet amalgame de chairs multicéphale dans la semi-obscurité du wagon m’avait immédiatement immergée dans l’Inde des légendes. En prélude au voyage,
Kali, déesse hindoue du temps, de la mort et de la délivrance, parée de son pagne de bras coupés et de son collier de crânes, m’avait accueillie. Je n’avais plus qu’à me laisser guider.

Le train s’était immobilisé en gare de Bénarès aux alentours de midi. Cramponnant mon sac, je m’étais laissé porter par le flot des voyageurs. Du wagon au quai, puis à la rue. La gare vomissait un flux ininterrompu de passagers bruyants, volubiles, pressés sur un parvis déjà encombré de détritus, peuplé de marchands ambulants et de mendiants. L’air était saturé d’essences : des vapeurs de gazole exhalées par les pots d’échappement des rickshaws en attente de clients à l’huile de friture du marchand de beignets, de l’odeur des corps à celle des guirlandes de fleurs… en dernière note, quelques effluves d’encens tentaient de faire accepter cette cacophonie olfactive. Dans la lumière de midi, les couleurs chatoyantes des saris contrastaient avec la grisaille et la poussière ambiantes. Les moteurs pétaradaient, les hommes s’interpellaient, les klaxons retentissaient. J’étais en Inde.
J’avais alors tenté de fuir le vacarme des grands boulevards en m’enfonçant dans les ruelles étroites de la vieille ville. J’avais erré dans ce dédale tortueux et obscur ; je m’étais égarée et j’avais rebroussé chemin à plusieurs reprises. Des regards curieux m’avaient dévisagée. Si loin des sentiers touristiques, ma présence surprenait. Puis, peu à peu, les passants s’étaient faits moins rares. J’avais été bousculée. Un cortège d’hommes m’avait dépassée, procession silencieuse marchant d’un pas rapide derrière un brancard en bambou.
À la vue de la dépouille, je m’étais figée. Mon corps apathique avait encombré la rue quand tous, autour de moi, indifférents, continuaient à vaquer à leurs occupations, s’affairaient, se saluaient. Le flot des passants m’avait portée malgré moi. À l’angle d’une rue, étrangement, l’atmosphère m’avait semblé peu à peu moins oppressante, comme balayée d’un courant d’air. L’horizon s’était ouvert. Le Gange m’était apparu.

J’avais trouvé le répit en me barricadant dans la chambre du premier hôtel venu. J’étais restée couchée sur ma paillasse, un jour ou peut-être deux. Entre ces quatre murs, j’avais enfin pu pleurer sa mort. Quand mes yeux s’étaient taris, j’avais ressenti le vif besoin de marcher. J’étais alors sortie dans l’ambiance crépusculaire d’une fin de journée. Les feux des bûchers qui dansaient dans la nuit m’avaient fascinée. Je m’étais arrêtée sur Manikarnika Ghat et j’avais observé ces groupes d’hommes, silencieux, qui déplaçaient des morceaux de bois, entretenaient les foyers, vidaient les bûchers d’un trop plein de cendres ou de restes humains calcinés, s’affairant à une besogne qui avait l’air des plus ordinaires. D’autres, assis par petits groupes, discutaient ou récitaient des mantras. Ici, la mort se vivait au quotidien.
Finalement, il ne m’avait fallu que quelques jours pour m’acclimater.
J’avais rapidement troqué mon jean éculé contre un sari. Comme pour mieux sentir l’Inde, je ne prenais plus la peine d’enfiler mes chaussures, préférant fouler le sol de mes pieds nus. Encombrée par ma longue chevelure blond platine, je l’avais ramassée dans un turban, avant de la raser, geste ultime et radical.

Dans mon exil solitaire, les jours avaient fini par se ressembler. J’avais peu à peu pris mes habitudes. Tantôt, j’arpentais les rives du fleuve où, selon les heures, les ghats s’animaient. Tôt le matin, les femmes s’affairaient à la lessive. Les saris colorés transformaient les lieux en peinture mouvante et aléatoire, aux notes chromatiques soutenues. Ces lavandières indiennes habitaient les premières heures du jour de leur bavardage et de leur rire. À quelques mètres à peine, des corps se dénudaient pour des bains rituels. Peu à peu, les marchants ambulants succédaient aux baigneurs. À la tombée de la nuit, une foule de dévots rassemblés pour des prières collectives confiait des offrandes au fleuve, fragiles esquifs qui illuminaient les eaux de la lueur vacillante d’une bougie.
D’autres jours, je m’enfermais dans un des nombreux temples, mêlant mes prières, vestiges d’une éducation catholique, aux litanies hindoues. Les adorateurs de Krishna criaient, chantaient, psalmodiaient de façon cacophonique. Je me laissais happer par l’atmosphère des lieux et à mon tour, dans le temple de la déesse de la mort, je criais à en perdre la voix des sons inarticulés, des mots sans sens. Égarée, je me tournais vers Ganesh, Hanoumân, Kali, Vishnou, Shiva, Krishna. Pour supporter sa mort, j’avais besoin de croire. En la Résurrection. Au cycle des réincarnations. En l’Esprit Saint. Au Nirvana.
Parfois, je me mêlais aux cérémonies funestes.
À distance, j’observais les hommes qui s’affairaient pour accomplir les gestes rituels de la crémation. Dans la fumée âcre que dégageaient les bûchers, mes yeux pleuraient. Il m’arrivait souvent aussi de m’asseoir tout au bord de l’eau, à proximité d’une fragile cabane en bambou dans laquelle étaient vendues des briques de terre cuite. Il m’avait fallu quelques jours avant de comprendre que ces briques ne serviraient sur aucun chantier. Il avait surtout fallu que j’aperçoive le cadavre d’un nourrisson. Lesté d’une briquette, le maigre corps avait été placé sur une barque qui s’était éloignée des berges du fleuve dans le brouillard du matin. Plus loin, le Gange avait dû engloutir cette petite dépouille.

Dans cette proximité quotidienne avec le Gange, le fleuve avait progressivement exercé sur moi son attrait. Son opacité m’appelait. Me détachant de mes réflexes d’occidentale, j’avais fini par oublier ce que je savais sur la pollution de ses eaux. Je ne voyais plus les égouts qui y déversaient les eaux usées de la ville, les détritus qui encombraient certaines berges, les restes de corps calcinés jetés dans le courant. J’avais fait abstraction des vastes nappes mordorées – souvenirs des usines en amont – qui descendaient le fleuve, renvoyant les rayons du soleil dans de surprenants reflets. C’est ainsi que je m’étais d’abord glissée timidement dans les eaux opaques, semblant accomplir quelques gestes interdits. Il avait fallu plusieurs jours avant que j’accepte de m’immerger totalement. Mais les ablutions dans l’eau sacrée étaient rapidement devenues quotidiennes, apaisantes, nécessaires. Étrangement, j’avais la sensation qu’elles me lavaient de mes péchés.

Souvent, dans une image fugace, je revivais son enterrement. Je revoyais, dans cette matinée pluvieuse d’automne, les monticules de terre noire à l’endroit où avait été creusée la sépulture. Je me souvenais des crissements du gravier de l’allée du cimetière sous les semelles des chaussures. Je me souvenais, par-dessus tout, du regard de sa mère. Profond, métallique, glacial. Je n’avais pas pu le soutenir. Je m’étais mise à trembler quand elle m’avait prise dans ses bras.
Elle, elle avait fini par avoir des doutes. Après l’enterrement, elle n’avait eu besoin que de quelques jours pour faire ouvrir une enquête. Aujourd’hui, ils avaient dû comprendre. Le corps avait sûrement été exhumé. S’ils avaient procédé à une autopsie, ils avaient peut-être même retrouvé dans ses poumons des plumes de l’oreiller dont je m’étais servie. Il souffrait trop. Il était parti, mais je l’avais aidé.

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