Il est 18 h quand je ferme la porte du bureau. Derrière moi la montée d’escaliers qui mène au troisième ne me verra plus avant une douzaine d’heures, et ce délai me semble encore trop court. Je ne prends pas le temps de respirer à pleins poumons l’air extérieur après une journée passée dans une salle fermée, la solitude encore imparfaite ne me suffit pas. La rue dans laquelle je m’insère est trop peuplée à mon goût. Après quelques passages piétons aux feux de couleurs impérieuses dans le crépuscule qui tombe, je trouve mon sanctuaire.
Enfin.À cette heure-ci et à cette époque de l’année, le jardin d’enfants de la rue Viabert est désert. Je peux m’asseoir sur un banc, dos au mur et face à la ville, inspirer longuement et allumer une cigarette en attendant que les rues se vident. Je prends quelques instants pour me vider la tête des souvenirs de la journée et des anticipations du soir et de la journée de demain. Lorsque l’odeur mouillée du sable sous mes semelles atteint mes narines, je sens que je suis tranquille. J’aperçois au loin une silhouette fluo se diriger dans ma direction, je sors une cigarette. Le bruit de ses pas rencontre celui de mon briquet, et quand il passe à côté de moi, le jogger et moi nous regardons dans les yeux.
*
Alors que j’explique à Alice pour la troisième fois comment et pourquoi je n’aimerais pas vivre à la campagne, même pour ma retraite, je me rends compte que la nuit est complètement tombée. Mon verre de bière n’est plus trouble de rosée, et je trouve qu’il commence à faire froid. L’écran de mon téléphone indique 21h30, mais le bar sur lequel nous avons jeté notre dévolu est étrangement peu peuplé. Les quelques clients épars sont soit sur le point de partir soit des habitués manifestes. Les lampadaires allumés, jetant de place en place un halo jaune sur le béton du trottoir, éclairant mégots et chewing-gums écrasés, donnent un air de film noir au quartier du centre-ville dans lequel nous nous trouvons. Alice ne supporte pas en ville ce que je trouve beau. Elle ne comprend pas quand je lui dis que j’ai le sentiment de vivre dans l’un des films de SF que je regardais quand j’étais ado. Pour elle, le refuge lumineux formé par les néons d’une boîte de nuit dans l’obscurité profonde d’une ruelle n’évoque pas un phare urbain, un endroit où se mettre à l’abri de la solitude, où se terrer loin d’un ciel si pollué qu’on n’y voit plus d’étoiles. Paradoxalement, alors que je supporte assez mal la proximité confinant à la promiscuité qu’on trouve dans certains immeubles, l’idée de la ville comme un endroit où les Hommes vivent entassés, bien au-delà de ce que les animaux seraient capables de supporter comme espace individuel minimal, me séduit. Elle me laisse toujours des pensées amères sur la condition humaine, sur ce qui nous différencie fondamentalement d’un animal, mais sur ce que nous sommes aussi capables de surmonter.
Des comportements comme le viol, la violence gratuite ou le vol ne se trouvent pas dans la nature dans une proportion aussi importante que ce que produit l’Homme comme comportement. En revanche, elle est monnaie courante chez plusieurs espèces dès lors que les animaux sont tenus en captivité… Alice me taxe de post-modernisme, même si je doute qu’elle sache réellement de quoi il s’agit.
Une sirène de police retentit dans le lointain. Je choisis de l’interpréter comme un signal, saisis mon verre pour lui faire un sort, mais tandis que je le repose, vide et d’un geste sec, sur le bois usé de la table, je croise le regard accusateur d’une femme aux cheveux courts, un bandeau sur le front, en legging mi long et baskets de running, qui passe devant nous en petites foulées. Je détourne le regard, sans bien comprendre ce qui m’est reproché. Il se fait tard, je me lève pour aller payer.
Sur le chemin du retour, je croise de plus en plus de coureurs, hommes et femmes de tous âges. Il est presque onze heures et je m’interroge sur une éventuelle course nocturne organisée par la ville, mais rien ne me revient en mémoire à ce sujet. Je me borne à baisser les yeux quand je les croise, leur attitude à mon égard variant de l’indifférence totale à l’hostilité affichée. Je ne m’explique pas vraiment ce phénomène, mais je n’ai jamais éprouvé un amour inconsidéré pour la masse. Il est normal de ne rien attendre d’autre de sa part en retour… Pourtant, devant la peinture écaillée de la porte de mon immeuble, je me retourne pour constater ce qu’il me semblait bien : tous ces gens courent dans la même direction. Et ce ne sont plus uniquement des sportifs du soir: cette femme qui passe devant moi porte un jean slim et une veste de tailleur… Et ce vieillard qui la suit péniblement n’a pas franchement la tête de celui qui court pour se maintenir en forme. La curiosité est trop forte, je décide de les suivre.
Au fur et à mesure que j’avance avec eux, je me rends compte d’une chose: je n’écope plus de regards méprisants. Je ne cours pas, mais suis leur flot, et cela ne semble en tout cas pas les déranger. Je réalise que je pense à ces gens comme à une sorte de groupe, d’équipe, pourtant rien ne semble les joindre ou les relier à la seule exception de leur mode de déplacement. Le tracé que nous suivons obéit à une certaine logique: nous allons de ruelles en grandes rues, d’avenues en boulevards. Le nombre de personnes au mètre carré atteint bientôt celui d’une manifestation de taille respectable, à ceci près que tous courent. Le flot ne se limite plus au trottoir depuis bien longtemps, et je marche en plein milieu de la voie centrale, au milieu d’une quantité hallucinante de coureurs.
Au milieu de cet écoulement de personnes circulant bien plus vite que moi, je m’étonne de n’apercevoir ni policier ni agent de sécurité, ni barrières pour limiter le parcours ou les incidents. Ces gens sont parfaitement autonomes, et aucun débordement ne semble à déplorer. Ils ne crient pas de slogans, ne portent pas de dossards, ne cassent rien, n’ont pas l’air de se connaître, ils ne discutent même pas entre eux.
Je me sens comme un ilot au centre du lit d’une rivière. Je me fais doubler par la droite, par la gauche, sans cesse. L’air qu’ils déplacent en passant me fait l’effet d’une brise constante dans les cheveux. Un gamin me double en sautant de plaque d’égout en plaque d’égout. Je fais volte-face, pas de parents en vue au sein du flot de passants qui me doublent en continu. Alors que je me retourne pour continuer à avancer, l’enfant a déjà disparu. Je m’interroge sur l’absence totale de marcheurs comme moi : je me sens l’unique témoin de cet étrange phénomène, et plusieurs fois certains m’ont regardé au passage avec un air encourageant, me laissant l’impression d’une invitation timide…
Il est minuit passé, les arbres perdent quelques feuilles dans le vent froid qui s’est levé, et les lampadaires ne vont pas tarder à s’éteindre. Aucune lueur ne filtre par les volets immanquablement fermés des immeubles malgré le vacarme occasionné par des milliers de semelles battant le pavé à une allure soutenue. Baskets, sandales, ballerines, chaussures de ville… C’est un véritable concert. Quelques pas devant moi, une jeune fille manque se tordre la cheville. Alors que j’accélère pour l’aider à se relever, je la vois ôter ses talons écarlates, se relever et continuer pieds nus. Elle double l’adolescent aux cheveux longs et au sweat noir devant elle, et disparaît dans l’océan de personnes qui nous entoure.
Je cours.
L’air glacé se déverse dans mes poumons, mes épaules me font mal à force d’être secouées, mes doigts sont engourdis et ma nuque humide de sueur. Je cours avec tous ces gens. Je ne m’occupe plus du chemin suivi, je ne regarde plus autour de moi. Je double un homme bedonnant à la calvitie accusée, qui souffle comme un bœuf en essayant de se maintenir au même niveau dans la horde. En passant à son niveau, je me surprends à placer une main encourageante sur son épaule. Pas de réponse. Je cours. Je ne sais plus depuis quand, mais je soupçonne la chute de la fille aux talons rouges de m’avoir fait exécuter mes premières foulées. Je vois passer comme dans un rêve des lieux que je connais sans pour autant les trouver familiers. Les lampadaires éteints, l’obscurité est presque totale. Nous passons devant une laverie automatique, surplombée d’un vieux panneau sali et clignotant arborant un logo d’une couleur rouge orangée, qui dispense le flash blanc de ses néons sur le cortège que nous formons. Les couleurs des vêtements soudains révélées font l’effet d’un kaléidoscope en mouvement, une flopée de poissons multicolores passant à la surface de l’eau. Je vois la tache multicolore s’approcher de moi progressivement, au fur et à mesure que mes pas me portent vers elle. Je peux apercevoir quelques visages, hagards ou concentrés, souffrants ou déterminés, selon l’âge et la condition physique, et lorsque finalement je l’atteins, la clarté éblouissante, métallique, de la devanture en verre du local m’aveugle.
Nous courons dans cette ville immense, infinie, comme un troupeau d’animaux parcourt une plaine qui lui appartient. Nous courons comme une armée qui monte à l’assaut. Nous courons comme une meute de loups chasse, comme un troupeau de zèbres fuit, comme un banc de poissons se meut, nous formons un tout indissociable. Nous ne cessons d’être rejoints, des dizaines d’autres arrivent par les rues perpendiculaires. Je cours de plus en plus vite, je sprinte presque. Je veux être devant. Mon corps ne me fait plus mal, je me gave de cette nuit glaciale et de cette chaleur collective. Je veux être devant. J’en double un, deux, une, trois, un jeune, un couple, je peux aller plus vite, je sens mes muscles. Je veux être devant. Je n’entends presque plus rien tant le sang bat mes tempes. Le froid noir de la nuit me fouette le visage, il fait voler mes cheveux tandis que je joue des coudes pour avancer dans le groupe. Je n’en vois pas la fin, nous sommes toujours plus nombreux. Je veux être devant. Il m’est maintenant impossible de courir en ligne droite, je dois sans cesse faire des écarts pour éviter les autres. Je ressens une profonde envie de crier, de hurler avec tous, que s’élève une clameur générale, un cri que chacun pousserait sans qu’il ne soit imputable à personne. Je veux être devant. Celle que je double portait des baskets, celui-là a l’air de souffrir, mais personne ne s’arrête, hors de question de s’arrêter. Je veux être devant.
Et soudain nous sommes moins. Je me rends compte que je dispose de plus d’espaces, nous ne nous bousculons plus, nous ralentissons progressivement. Je double les autres de plus en plus facilement, et je vois les rues s’éclairer du halo pâle de l’aube, presque avec tristesse. Peu à peu, nous cessons d’exister, nous devenons une multitude de je, et je refuse de m’arrêter. Nous arrivons près du pont au-dessus du fleuve et alors que je me retourne, je constate que nous ne sommes plus qu’une poignée, grains de sable poussés le long d’un corridor par le mistral. C’est à ce moment-là que je réalise. Je m’arrête, le souffle court, le corps lourd comme un cheval mort, le ventre glacé et brûlant par intermittences, la poitrine prête à exploser, les poumons distendus, les cheveux trempés, les clavicules en feu. Je m’affale sur le banc qui fait face au fleuve, solitaire sur la berge face au lever de soleil.
Les yeux fermés, je sens la chaleur de l’aurore se répandre doucement sur mon visage, et dans l’océan rouge feu que projette sur mes rétines le soleil traversant mes paupières, j’entends le frottement régulier sur le sable d’une paire de baskets qui passe devant moi au pas de course.