Les deux amis se retrouvèrent à leur café habituel. Fabrice arriva le premier et commanda un café qu’il but tranquillement. John arriva quelques minutes après et s’approcha en souriant, dès qu’il vit son ami.« Comment vas-tu, dit-il en lui serrant la main, tu m’attends depuis longtemps ?
– Non, pas trop. Ca va bien et il faisait si beau ce matin que je suis parti plus tôt de chez moi pour me promener au jardin du Luxembourg. J’adore cet endroit. J’aime observer les promeneurs…et toi comment vas-tu ? les enfants ? Audrey ? »
John s’assit en face de son ami après avoir enlevé son manteau.
« Pas trop mal, répondit-il. Je reviens d’une mission en Allemagne dans le cadre de la collaboration franco-allemande des polices. Crevant, mais intéressant. Les enfants vont bien, ils poursuivent leur études et ont chacun quitté la maison. Elie vit avec son petit ami Franck et Stéphane habite l’appart’ rue de Vaugirard. Audrey est très occupée avec sa galerie dans le Marais : tu connais son don pour découvrir de nouveaux talents. Ca marche tellement bien qu’elle a le projet d’ouvrir une autre galerie, à Londres, avec son amie Kate. A propos, elle t’embrasse. Elle est désolée de ne pas pouvoir se joindre à nous, mais tu connais ma femme, elle n’arrête jamais ».
John fit signe au serveur et les deux hommes commandèrent chacun une bière.
« Et toi, quoi de neuf ? demanda-t-il
– Je commence mon nouveau roman. C’est trop tôt pour t’en parler. J’ai également une commande du « Monde » : une nouvelle pour cet été. Ils ont demandé à plusieurs auteurs de participer à cette opération estivale. Tu l’auras deviné, c’est une nouvelle policière.
– Une commande ? En général tu n’aimes pas trop cela.
– Oui, tu me connais bien. Tu sais que j’aime prendre mon temps pour écrire et je déteste être sous la pression d’une date butoir pour rendre un manuscrit. J’ai accepté parce que c’était « Le Monde » mais je commence à le regretter car j’ai vraiment du mal à trouver une histoire suffisamment percutante et étonnante. Tu vois, je souhaiterais écrire un récit pas trop dramatique mais plutôt cocasse et drôle. Pas une histoire de meurtre en tout cas.
– A quoi penses-tu ?
– Une histoire de vol…d’arnaque…ou d’enlèvement sans mobile apparent, sans rançon, sans véritable victime… Je ne sais pas trop.
– Ecoute, j’ai peut-être une histoire pour toi ».
Fabrice regarda son ami avec surprise
« Attends, tu ne vas quand même pas me raconter une de tes enquêtes, n’est-ce-pas ? En général tu t’y refuses, secret professionnel oblige.
– Oui, je sais, mais là, c’est un peu différent. Tu verras.
– Pas une histoire sordide ?
– Non
– Amusante ?
– Plutôt
– Je t’écoute.
– Il y a environ 25 ans, alors que j’étais un jeune policier, nous avons été appelés pour un vol de tableau chez un particulier, un riche industriel. Le type était parti trois semaines en vacances avec sa femme. A leur retour il n’a rien constaté d’anormal : pas d’effraction, l’alarme branchée, l’appartement apparemment propre et rangé. Comme il était tard, lui et sa femme sont allés se coucher rapidement, sans passer par le salon ou la salle à manger. Le lendemain matin, l’homme, comme à son habitude, se leva tôt, prépara le petit déjeuner et, en attendant que sa femme se lève, alla au salon pour lire son courrier. Là, il découvrit avec stupéfaction que l’un de ses tableaux avait disparu, remplacé par une autre toile qui lui était totalement inconnue. Il a alors téléphoné au commissariat, ou plutôt au commissaire qu’il connaissait personnellement et, avec l’un de mes coéquipiers, j’ai été envoyé au domicile de cette personne. Nous nous sommes trouvés en présence d’un homme d’une soixantaine d’année, grand, mince, assez beau, extrêmement cordial. Il nous montra l’emplacement du tableau volé où était désormais suspendue une toile étonnante représentant un personnage volant au-dessus d’un paysage rappelant la campagne toscane. Ce personnage était drapé dans un costume étrange et tenait de la main gauche une sarbacane en bois, qu’il portait délicatement à ses lèvres. Ce pouvait être un ange mais sans aile et représenté d’une façon inhabituelle : absolument pas comme ces chérubins joufflus. Non, un personnage unique, élégant, aérien, très original. Cette œuvre, car c’était vraiment une œuvre d’art, m’a plu immédiatement, ce qui n’échappa pas au propriétaire des lieux.
« Oui, nous dit-il, c’est étrange, n’est-ce-pas ? Mais laissez-moi vous montrer le tableau qui a été dérobé ».
Il prit alors sur la table basse de son salon un dossier dont il sortit l’excellente reproduction d’un portrait de jeune femme. Le visage, à l’ovale très pur,était discrètement penché sur le côté. Le port de tête était altier et le regard, doux et serein, dévoilait des yeux gris vert tout à fait admirables. La chevelure était dissimulée par un bandeau et seul le haut d’une robe rouge incarnat partiellement cachée par un ample manteau ivoire était visible. Ce visage, cette bouche finement dessinée, ces yeux, cette peau pâle, tout, absolument tout était magnifique et harmonieux. C’était manifestement un tableau ancien qui me rappelait ces portraits de la Renaissance italienne.
« C’est un tableau que j’ai acquis il y a six ans et certains l’attribuent à Boccaccio Boccaccino, un peintre de la renaissance italienne car il ressemble à une autre de ses œuvres, « la petite bohémienne », qui est exposée à la galerie des Offices à Florence, me confirma cet homme. Mais les experts ne sont pas tous d’accord. Au cours ma vie, j’ai acheté plusieurs tableaux, anciens ou contemporains et c’est celui que je préfère. J’y suis vraiment attaché ».
Lors de notre entretien, il nous apprit qu’il vivait seul avec sa femme. A leur retour de vacances, passées en corse sur leur bateau à voile, ils n’avaient absolument rien constaté d’anormal. Ils avaient coupé, comme d’habitude, le système d’alarme dont ils étaient, lui et sa femme, les seuls à en connaître le code. Ils avaient inspecté le reste de l’appartement : seul ce tableau avait été dérobé. Cet homme avait deux enfants : un fils de 35 ans né d’un premier mariage et une fille de 23 ans, étudiante aux Beaux Arts. Tout deux habitaient Paris. Son fils était marié et n’avait pas d’enfant. Sa fille vivait dans son propre appartement. Elle n’était pas mariée et restait si discrète sur sa vie sentimentale que ni lui, ni sa femme ne lui connaissait de petit ami. A notre demande, il nous donna les coordonnées de ses deux enfants en précisant qu’ils n’étaient pas encore au courant de ce vol et qu’il souhaitait, dans la mesure du possible, les prévenir avant que nous les contactions. Les derniers éléments qu’il nous fournit furent le numéro et l’adresse de leur employée de maison ainsi que les coordonnées de la société de surveillance de l’appartement. L’employée de maison était également en vacances depuis trois semaines et devait reprendre le travail le lendemain. Elle était à leur service depuis la naissance de leur fille et ne les avait jamais quittés depuis. Pour lui, il était impossible qu’elle soit impliquée, de près ou de loin, à ce vol. Avant de prendre congé, nous avons suivi la procédure habituelle avec prise d’empreinte. Nous avons également interrogé l’épouse de cet homme, qui nous avait rejoints plusieurs minutes après notre arrivée et qui confirma tout ce que nous avait dit son mari.
La visite suivante fut pour la société de surveillance car nous n’avions aucune objection à laisser à cet homme et son épouse le soin de prévenir les enfants. Le directeur confirma qu’aucun incident n’avait été signalé durant les trois dernières semaines et vérifia que le système d’alarme avait été branché pendant toute cette période, sans interruption. Pour lui, une intrusion était absolument impossible. Ensuite, en début d’après midi, nous nous sommes rendus chez le fils. Je peux te dire que j’ai rarement eu l’occasion de rencontrer un homme pareil : autant le père nous avait reçu avec calme, gentillesse et prévenance, autant le fils était agité, antipathique et désagréable. Il refusait de répondre à chacune de nos questions, nous prenant de haut, traitant d’incapable l’ensemble de la police. Il ne cacha par son mépris pour son père qui, selon lui, ne pensait qu’à ses œuvres d’art. Il avait d’ailleurs totalement désapprouvé l’achat inconsidéré de ce tableau: « tout cela sur un coup de tête, grognait-il, et maintenant voilà que ce tableau a disparu, quel gâchis ! ». La visite que nous avons rendue à la jeune fille fut, en revanche, beaucoup plus agréable et charmante. Nous sommes allés à son appartement et lorsqu’elle ouvrit la porte, nous sommes restés, mon collègue et moi, totalement interloqués et subjugués. C’était absolument incroyable : la jeune femme qui nous ouvrit la porte, grande, élancée, en pantalon noir et chemise blanche, un foulard retenant une magnifique chevelure auburn, ressemblait étonnamment au portrait volé : les mêmes yeux, la même forme de visage, un teint identique. Une seul différence cependant, son sourire amusé et un rien ironique : « Vous êtes les policiers dont m’a parlé mon père ? Il m’a bien prévenue qu’il vous avait montré le portrait et je constate qu’un des aspects de cette affaire ne vous échappe pas. Entrez, je viens de préparer du café ».
Elle nous fit entrer dans une pièce spacieuse, lumineuse, décorée avec goût.
« Ce tableau, nous dit-elle, mon père l’a acheté lors d’une vente aux enchères. J’avais 17 ans à cette époque et je ressemblais trait pour trait à la jeune fille qui était représentée. C’était plutôt flatteur d’être le sosie d’un si beau portrait du XVI ème siècle. Vous savez, mon père est un excellent amateur d’art : il peignait dans sa jeunesse. Petite, il m’emmenait souvent au musée, jamais trop longtemps mais toujours en sélectionnant minutieusement les tableaux qu’il voulait me montrer».
Nous l’avons également interrogée sur ses rapports avec son frère. Elle soupira et nous précisa qu’ils n’étaient pas bons :
« En fait c’est mon demi-frère : il a été élevé par la première femme de mon père qui est partie en Espagne après son divorce. Je ne le voyais qu’aux vacances et jamais dans de très bonnes conditions car il était toujours en conflit avec mon père. Nous n’avons jamais été très liés. C’est dommage. Aujourd’hui, les relations sont encore pires. Mon frère reproche à son père de dépenser tout son argent dans des œuvres d’art et pas assez pour sa famille et en l’occurrence lui. Il déteste le Boccaccino, probablement parce qu’il représente tout ce qu’il hait dans sa famille : son père et l’affection que ce dernier a pour moi… mais attendez, ne vous méprenez pas, je ne veux pas que mes propos soient mal interprétés : en aucun cas je crois mon frère capable de dérober ce tableau. Il semble plus malheureux que véritablement mauvais. De toute façon comment aurait-il fait ? L’alarme était bien mise n’est-ce-pas ? Et aucun de nous deux ne connaît le code ».
L’enquête que nous avons menée, pendant plusieurs semaines, fut très minutieuse. Les voisins ont tous été interrogés : aucun n’avait constaté quelque chose d’inhabituel. La femme de ménage avait profité de ses vacances pour aller voir sa famille en Espagne, ce que nous a confirmé sa famille. L’alarme a été vérifiée et fonctionnait parfaitement bien. Nous avons également interrogé les assureurs pour une éventuelle arnaque à l’assurance mais sans effraction, aucune indemnisation n’était possible et ça, le propriétaire ne pouvait pas l’ignorer. Je te rappelle que c’était un homme d’affaire avisé. Le vol du tableau avait pu se produire pendant la nuit le jour du retour des propriétaires. La fille nous apprit qu’elle dormait seule chez elle et le fils, qui aurait pu agir par jalousie, n’avait pas quitté le domicile conjugal, aux dires de sa femme. L’impasse totale. Au bout de quelques mois, l’affaire a été classée.
– Très bien mais j’imagine que finalement vous l’avez élucidé cette affaire, non?
– Officiellement non
– Ok, officieusement alors ? Je récapitule et dis-moi si je me trompe : un vol de tableau, remplacé pas une autre toile. Pas d’effraction. Une enquête qui conclut que le vol aurait pu avoir lieu la nuit du retour des propriétaires. Deux enfants : une fille, qui te charme totalement (ce qui, entre nous, aurait pu te rendre un peu moins objectif), qui ressemble trait pour trait au portrait volé, qui semble irréprochable mais qui n’a pas d’alibi le soir du retour des parents ; un fils qui, par cupidité ou jalousie, avait toutes les raisons de voler ce tableau mais qui dormait tranquillement avec sa femme. C’est effectivement une affaire curieuse. Alors, quel est le fin mot de l’histoire ?
– Bien des années après, j’ai déniché chez moi, dans les rayons de la bibliothèque, un livre appartenant à Audrey, un recueil de nouvelles « bizarre ! bizarre !» de Roald Dahl. Tu connais ?
– Oui, j’ai dû le lire, mais il y a longtemps
– Et bien tu devrais relire la nouvelle intitulée «Nunc dimittis » car elle m’a permis de comprendre. Lors de notre première visite chez le propriétaire, le tableau était sous nos yeux… à sa place. Le paysage que je t’ai décrit avait été peint sur la première toile. Par qui ? la fille bien évidemment et cela à la demande du père. Ce dernier ne supportait plus les remarques désobligeantes et incessantes du fils. Il voulait lui camoufler cette œuvre sans s’en séparer. Il craignait également que ses deux enfants ne se déchirent un peu plus à cause de ce tableau, à sa mort, lors du partage de l’héritage. Il voulait épargner cela à sa fille. Il lui avait donc confié le tableau qu’il avait récupéré le soir de son retour. Elle avait peint, non sans un certain talent, cette charmante scène. Après, il a suffi d’une bonne restauration pour retrouver le tableau original, ce qui a été fait bien des années après. L’art de la restauration des tableaux anciens n’avait pas de secret pour la fille.
– Et le tableau, où est-il maintenant ?
– Don anonyme au Louvre, il y a quelques années, après la mort des parents et du frère. Elle n’avait pas voulu le garder. Tiens regarde, j’ai même une photo de ce tableau dans mon « I phone ».
Fabrice prit l’appareil que lui tendait son ami.
« Incroyable, c’est tout à fait incroyable, cette femme c’est…
– …Audrey, en un peu plus jeune peut-être. Je viens tout bonnement de te raconter les circonstances de notre rencontre.