Les 4 croqueurs (Lyon 1856) – Philippe Mangeot

Accoudé à la rambarde de la passerelle Saint-Georges, Gaspard laissait flâner son regard sur l’onde en souriant aux chants mal accordés des lavandières qui officiaient en contrebas. De temps à autre, il prenait un peu de recul et essayait d’apercevoir ses compagnons qui tardaient ; puis son oeil revenait sur les rangs des filles qui frottaient en cadence. Il aurait bien voulu prendre d’assaut un de ces bateaux-lavoirs, et après avoir bouté pardessus bord le contremaître, larguer les amarres et partir à la dérive avec les femmes. La voilure des draps flottant au vent, la chaudière soufflant toute sa vapeur…Rêvait-il à cela ce type, plus bas, le gardien de la platte ? A voir le regard mauvais qu’il gardait sur ses laveuses, l’austérité de sa moustache ; non… Lui ne devait guère songer à la gaudriole fluviale.

C’était finalement une aubaine cette crue du Rhône qui avait mis sens dessus dessous la ville toute entière, les uns déménageant chez les autres, les autres partant aider les uns… Même sur les ponts de la Saône le trafic était chamboulé : des hommes transportant des baluchons, des chèvres harnachées tirant des charrettes remplies de petit mobilier… Un aimable chaos qui ne déplaisait pas à l’adolescent. D’ordinaire le mercredi, il rejoignait le cours de dessin de la rue Buisson, mais la crue avait retenu le professeur Schmitt. Les quatre croqueurs pouvaient se retrouver en secret et former leur audacieuse phalange dont l’objectif était ce soir bien défini. Belle perspective, se disait Gaspard en admirant l’énergie des lavandières dont les bras nus achevaient la journée. On les chopera juste après le péage du pont, se disait-il… Pendant que les deux employés prélèveront l’octroi des premières filles, Achille engagera la conversation avec les autres, Adolphe fera ses yeux doux et le tour sera joué. « Si ma mère me savait ici… » songeait-il.

 Le bel Adolphe arrivait finalement à la hauteur de son ami, son carton à dessin sous le bras, visiblement essoufflé .  « On a à peine le temps, lança-t-il aussitôt à Gaspard… Je suis invité tout à l’heure chez Mme Adelin. » Gaspard comprenait bien ce que cela signifiait. Ce n’était pas qu’Adolphe s’intéressât vraiment aux valeurs immobilières dont la veuve Adelin avait hérité, c’était plutôt qu’elle appréciait la présence du jeune artiste à ses côtés et qu’en échange de quelques croquis, et d’autres petites choses encore, elle apportait confort et sécurité à son protégé de quinze ans son cadet. Elle appelait ; Adolphe accourait toujours. Il faudrait donc faire vite… C’est du reste ce que devait confirmer Ferdinand qui s’engageait à son tour sur la passerelle en pestant : « Savez quoi, grommela-t-il en direction de ses deux compagnons. Ma logeuse me prend pour un charbonnier », expliquant qu’il lui faudrait avant la nuit charrier le charbon du sous-sol au premier, de peur que la crue ne s’étende… « Non mais, le fusain passe encore, mais le charbon !». Et lui aussi, sous son bras, un carton à dessin ficelé d’un ruban noir et plusieurs feuilles vierges. De la rambarde aux côtés de ses compères, il jeta un œil vers le bateau-lavoir amarré sur le quai et sur son gros visage s’épanouit un rictus satisfait car les lavandières, hélées par leur gardien, quittaient enfin leur poste. Comme à l’accoutumée elles passeraient une par une sur le quai puis de là un petit groupe de quatre s’engagerait sur la passerelle. Les proies de la phalange des quatre croqueurs.

Achille Bizot arrivait en cet instant de l’autre côté du pont piétonnier et  régla le péage aux deux employés  afin de rejoindre ses amis. Lui, c’était sa femme qui l’inquiétait, une fille jalouse qui le surveillait comme l’huile sur le feu. Aussi se retournait-il souvent pour bien s’assurer qu’il n’avait pas été suivi, conscient que son acte à venir friserait l’adultère. Graveur habile, il n’était cependant pas grand dessinateur, mais aimait s’associer aux patrouilles de la phalange pour le piquant de l’entreprise, disait-il. Sans lui, l’affaire aurait été délicate car les trois autres artistes n’avaient ni son verbe, ni sa fine répartie qui savaient inspirer confiance aux demoiselles farouches.

En un instant le quatuor fut formé. Tandis que les quatre lavandières avaient amorcé leur traversée et arrivaient à la hauteur des garçons, Achille renversa son carton, laissant s’échapper plusieurs dessins… Quelques feuillets filèrent au loin, emportés par les vents dans la Saône, mais les autres firent mouche : les demoiselles émues de la détresse de l’artiste se mirent à courir sur la passerelle pour rattraper les esquisses. Gaspard, Adolphe et Ferdinand participaient à la scène, échangeant en secret leur admiration pour cette nouvelle stratégie d’approche. « Enfin une vertu à ces tristes dessins, » gloussa l’un à l’oreille de l’autre. Il fallait dire qu’Achille pour l’occasion avait utilisé ses vieilles études sur nature morte, mais également une belle liasse de ce qu’il avait trouvé dans les poubelles de l’école des Beaux-Arts. Une médiocre collection de croquis animaliers s’envola ce jourlà, et l’on vit des poissons, des pieuvres et d’autres animaux fantastiques prendre leur envol vers le sud, au grand dam des lavandières.

Quand tout fut ramassé ou perdu, ils cheminèrent tous les huit sur la passerelle en direction du péage, échangeant leurs impressions. Les demoiselles à la peau rose portaient de longues robes épaisses sous lesquelles on devinait les mouvements de leur poitrine. Elles étaient un peu essoufflées. En fait, elles n’étaient guère jolies au goût des quatre jeunes hommes qui les jugeaient assez rustiques, mais dans leur sillage planaient des parfums de vapeur et de savon ; dans leur voix, le rire naissait comme une franche giboulée de printemps. A leurs tabliers trempés pendaient des battoirs qui dansaient… Elles avaient une fraîcheur authentique qui allumait dans les yeux de Gaspard une énergie toute nouvelle.

« Il y a quelque chose que je pourrais faire pour vous remercier mesdames » fit Achille aux quatre demoiselles qui s’amusèrent de ce ton délicat. « Je suis moi-même un dessinateur à la petite semaine mais mes amis ici présents, bien que jeunes encore, sont de véritables artistes. Si vous leur accordez un instant, ils feront votre portrait ». C’est ainsi qu’un peu plus loin, sur la berge, la phalange des quatre croqueurs parvenait à ses fins.

L’une s’appelait Clara et demeurait dans la vieille ville ; elle posait pour Adolphe qui tout en lui parlant, défaisait son fichu blanc et remettait en place ses accroche-coeurs. Gaspard avait choisi Marguerite, la plus grande qui posait assise comme une princesse sur le banc. Marthe, le jupon trempé et le corsage en désordre riait sans cesse tandis que Ferdinand multipliait les esquisses de son charmant minois en réclamant à chaque fois un baiser pour l’encourager. Quant à Achille, il avait pris Joséphine par l’épaule et commentait les prouesses de ses compères, vérifiant le paiement des contrats. Un dessin, un baiser… un accord qui accéléra la vivacité du trait des croqueurs dont les portraits réalisés en une seconde étaient parfois d’une qualité remarquable. Ferdinand excellait dans cette tâche et exigea de sa muse qu’elle passât par toutes les émotions du monde, de la colère à la joie, de la tristesse à l’amour, autant de dessins qui lui valurent trois baisers et un autre. Gaspard, après avoir profité des lèvres de sa victime par l’entremise d’un ou deux profils bien sentis, s’était lancé dans un ouvrage plus complexe. Des lignes de fuite tracées au jugé filaient maintenant sur sa feuille et l’on vit renaître Marguerite qui n’était plus sur la berge de la Saône, mais sur les bords d’une cascade. Sa robe avait disparu et elle n’apparaissait plus vêtue que de sa longue chevelure, ses bras pudiques masquant partiellement sa poitrine. Devant les injonctions du jeune peintre, la lavandière n’osait plus bouger car elle sentait que la transformation s’opérait. Elle devenait une naïade sous les branches  d’un saule ; de trois-quarts. Achille assistait à l’exécution et comprit que la nymphe avait un corps de poisson dont les courbes d’une grande féminité s’épanouissaient sous le crayon de l’artiste. Comme il craignait que la belle ne se lassât de la pose, il acheva vite, habillant à peine son image de quelques effets d’eau et de coquillages avant de lui montrer son dessin. Autour de lui, les rires et les complicités luxurieuses avaient gagné en intensité. Marguerite restait silencieuse, stupéfaite peut-être.

L’atelier des quatre croqueurs aurait bien pu durer jusqu’à la nuit, les artistes tant séduits par ce grand moment qu’Adolphe avait oublié Mme Adelin, Ferdinand sa logeuse, Achille sa femme et Gaspard sa mère. Qu’il faisait bon partager l’ivresse de ce crépuscule en si bonne compagnie…

Seulement, le hasard avait voulu qu’une section du régiment de Génie ait pris ses cantonnements à quelques encablures de là. Trois jeunes officiers s’étaient d’ailleurs habitués à voir passer dernièrement des lavandières qui ce soirlà étaient en retard, tant et si bien qu’ils se mirent à leur recherche. Lorsqu’ils approchèrent de la passerelle, bien décidés d’ailleurs à ne pas payer le péage piétonnier, ils trouvèrent là l’atelier itinérant des quatre artistes et mirent un terme à la séance de pose aussi vite qu’un dessin file dans la Saône. L’un appela Clara qui se jeta à son coup, Marthe abandonna Ferdinand pour embrasser fougueusement l’officier à la vareuse bleue, Joséphine fila vers l’autre qui la saisit par la taille. Après un bref salut les dames partirent au bras des militaires. Marguerite demeurait cependant avec son dessin ; mais voyant ses amies sur le départ, elle se leva. Un officier la héla et à regret, elle prit congé ; laissant la naïade sur le banc. La phalange des croqueurs devant une si foudroyante déconvenue demeura muette et plia lentement bagage. Tous enfournèrent penauds leurs dessins dans leur carton et ils durent, malgré leurs intenses négociations avec les employés Morand, payer à nouveau le passage de la passerelle Saint-Georges pour retourner sur leur rive.

Quelques jours plus tard, jonglant avec ses devoirs familiaux et ses cours aux beaux-arts, Gaspard revint seul sur la passerelle Saint-Georges, mais le bateau-lavoir avait changé d’emplacement. Il arpenta ensuite les rives de la Saône, inspectant les plattes toutes ressemblantes. Plus sûrement, il chercha à retrouver le gardien du bateau-lavoir qu’il avait un peu observé, mais jamais, parmi les armées de bras au travail et même dans le quartier des militaires, il ne retrouva Marguerite.

Plus tard il apprit que des accidents n’étaient pas rares, et qu’on avait vu de ces frêles esquifs sombrer corps et âme, engloutis par les courants du fleuve. Les robes des femmes gorgées d’eau les entraînaient parfois au fond. Ainsi, avec un peu de temps, son esprit fit-il le deuil de la naïade. Mais même à la fin de ses études, retrouvant le dessin jauni dans un vieux carton, il admit qu’il n’avait jamais réussi d’esquisse aussi vivante.

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Près de vingt ans plus tard, Gaspard André est devenu un architecte renommé dans la région lyonnaise et travaille à une nouvelle fontaine place des Jacobins. Selon ses désirs, la fontaine baptisée ART hébergera quatre artistes lyonnais tournés vers les quatre directions cardinales et quatre sirènes les encerclant.

Si vous allez en effet sur la place, vous verrez le carré d’artistes et leurs muses respectives. La générosité de leur silhouette est suggestive. Sur la façade Est, vous trouverez quatre caryatides gardant sur les hommes un œil méfiant. Quatre artistes, quatre muses, quatre veilleuses. Faut-il y voir une coïncidence ? Si vous êtes plus curieux encore, ces deux hommes à la mine revêche qui gardent un portail au Sud, n‘ont-ils point quelque similitude avec les employés de la passerelle, témoins de la mésaventure de la phalange ? Quant aux trois militaires, il est bien possible que Gaspard André, usant de son influence, leur ait donné vie, mais à l’écart de ses sirènes. Ces trois archers sculptés au 19ième et que l’on trouve érodés à quelques pas de là dans la rue du même nom ne seraient-ils pas les descendants de pierre du deuxième régiment de génie ?

Gaspard André, Ferdinand Roybet et Adolphe Degrange furent en effet élèves aux Beaux-Arts de Lyon en 1856, mais cela n’a peut-être aucun rapport avec les quatre croqueurs.