Les jours commencent à rallonger, la rue Roger Salengro est nettement moins sombre qu’il y a quelques semaines. Je suis surprise par un homme plutôt petit dans une cabine téléphonique. Il a l’air serein. A qui peut-il téléphoner à 5h30 ? Voie A, le train m’attend déjà à la gare, il est original, tagué de tout son long, de très larges portes et des sièges groupés par quatre. Le train ne part que dans dix minutes, je reste sur le quai avec mon copain. Plus loin sur notre droite, un couple profite de ces derniers instants. Ils ont au moins la quarantaine, mais agissent de manière très touchante et enfantine. L’un collé à l’autre, ils passent de longs moments sans parler. Soudain, la petite musique précédant l’annonce du train se fait entendre. Rapidement les bras de mon copain autour de moi se relâchent, un dernier au revoir plein de tristesse. Entre les larmes et la fatigue, l’obscurité et la confusion, je monte dans le wagon en face de moi. Le train est étrangement rempli. Ainsi je m’assoie à coté de la femme du quai. Un dernier signe de la main simultané à nos copains respectifs et le train démarre. Dehors la nuit est encore présente, je ne distingue que quelques lumières de temps à autre. Au bout de quelques minutes, le wagon est silencieux. La jeune femme m’adresse la parole, elle s’appelle Céline ; comme je vois bien qu’elle a envie de parler, je la laisse me raconter son histoire : des amis d’enfance qui se sont retrouvés trente ans après… elle répétait régulièrement « mais bon je sais que là c’est tout beau, tout neuf ». Je comprends alors mieux leurs attitudes de collégiens. Au fil de la conversation je me rends compte que le train ne s’est pas arrêté. Normalement, il y a de nombreux arrêts. Je stoppe alors la conversation et lui demande où va ce train. La femme me répond que le terminus est Modane mais qu’elle, elle s’arrête un peu plus tôt en Haute-Savoie, dans une heure et demie environ. Je me rends compte rapidementque je pars à l’opposé de Lyon. Paniquée, je commence à avoir chaud, ma respiration est de plus en plus rapide. Voyant mon désarroi, la jeune femme cherche à me distraire en me parlant de l’enneigement de cette région, des stations de ski… mais je ne l’écoute déjà plus. Dès lors, le trajet me paraît long et douloureux, le train avance, rien ne peut l’arrêter. Un bip me rappelle que je n’ai quasiment plus de batterie sur mon portable. Juste le temps d’écrire un message à mon copain pour l’informer de ma situation et l’écran devient noir. Ca y est, là, je suis livrée à moi–même. C’est sûrement le destin qui a voulu que je sois amenée à me débrouiller, mais j’aurais préféré que cela se passe un autre jour et surtout pas si tôt le matin. Impossible de garder les idées claires et de réfléchir rationnellement, tout se bouscule dans ma tête : mes craintes, mes angoisses… Il y a vraiment peu de monde et le soleil arrive enfin. Pour retrouver mes esprits et chercher un moyen pour rentrer, je décide d’aller prendre un café. Je localise facilement le café de la gare. Une femme assez âgée mais d’apparence très gentille vient prendre ma commande. Elle me rappelle ma grand-mère et cela me met tout de suite en confiance. En commandant un cappuccino j’en profite pour lui demander si elle connaît les horaires des trains pour Lyon. Bien informée, elle m’indique qu’il y en a un tous les deux jours et qu’il est parti depuis un quart d’heure. Curieusement, je reste plutôt sereine. Je lui explique alors mes mésaventures du matin. Pendant que je parle, elle s’assoie en face de moi et m’écoute attentivement. Une fois que j’ai terminé, elle me propose gentiment de rester là le temps que je souhaite et de lui tenir compagnie. A son regard triste et vide je comprends alors qu’elle doit être bien seule. Le café est désert, elle commence à me questionner, sa curiosité est touchante. Elle essaie de comprendre mon quotidien, mes centres d’intérêts, ce qui m’anime, ce qui me révolte. Je prends alors plaisir à me dévoiler. De délicieuses minutes s’égrènent, toutes deux on oublie ce triste café où l’on est assises et nous voilà transportées à Lyon, la fac, les amis, ma petite ville que je retrouve chaque week-end. Les journées et les détails de ma vie défilent, je suis emportée par ce que je lui raconte. Nous sommes interrompues par l’arrivée d’un jeune couple. La veille femme se lève alors pour les servir. Puis elle se rassoit en face de moi. Un silence s’installe et je n’ose plus parler de moi. Je fixe alors l’énorme bol en détachant délicatement la mousse collée sur les bords. De grosses minutes s’écoulent dans ce silence gêné. Enfin la veille femme rompt ce calme désagréable « et moi tu veux comprendre ma vie ? ». Elle finit par m’extorquer un « oui » timide. Elle m’entraîne à son tour dans son passé avec une précision telle que des images, des portraits, des lieux naissent sous ses mots. Sa vie est passionnante : elle alterne entre amour, joie, euphorie et deuil, tristesse et solitude. Je comprends alors comment elle est arrivée dans ce café sordide, criblée de dettes, comment elle a cherché à lui redonner vie. Elle finit son histoire par notre rencontre et, de nouveau, le silence s’installe. Il n’est pas pesant, il nous plonge dans une grande sérénité. Mais la clochette en haut de la porte d’entrée le brise. En me retournant, je reconnais la silhouette de mon copain. Me retrouver dans ses bras me rassure. Je me demande comment il a fait pour me retrouver, je lui avais donné si peu d’informations dans mon message. Nous passons un dernier instant dans le café avec la veille dame, le temps de faire les présentations. Dans la voiture je jette un dernier regard au café, il me semble alors d’une grande beauté car je le sens habité d’une histoire d’amour profonde. La vieille femme sur le pas de la porte me fait un signe de la main. Quelques heures plus tard me voilà revenue à mon point de départ.
Quelques mois plus tard, je décide d’aller revoir cette dame si attachante. Je remonte cette fois-ci volontairement dans le train. Au premier arrêt, je descends, l’atmosphère a changé, le café juste en face semble avoir été laissé à l’abandon. En m’approchant je constate que la porte est fermée et qu’il n’y a plus personne. Une passante me frôle, je la questionne rapidement sur le café et sa patronne. Elle me dit que la veille dame est morte le 4 Mars dernier et que le café est à l’abandon. La vieille dame est morte le lendemain de notre rencontre. La vie est étrange : elle met des gens sur notre chemin, pour les retirer tout de suite après. Elle provoque des rencontres qui nous marquent et nous font souffrir. Malgré cela, je suis persuadée que nos destins devaient se croiser et par son récit une part d’elle survit en moi.