Une grande famille. Service contentieux clients – Mandarine Télécom
– Sandrine, le dossier Duval, vous l’avez mis où ? Vous n’êtes qu’une souillon, ma fille. On ne peut pas compter sur vous ; ça fait vingt minutes que j’attends. Et le client, lui, n’est pas patient. Et les concurrents ne manquent pas. Allons, bougez-vous, au lieu de me considérer avec cet air ahuri !
C’est le ton habituel de Martha, secrétaire en chef, souveraine du bureau contentieux clients depuis maintenant dix ans. Le regard dur, les traits acérés, la voix coupante, toujours prête à mordre. La chienne de garde du patron. Qui ne l’aime pas trop. Mais qui ne peut s’en passer : elle connaît les dossiers, et sait mener la barque. Sirupeuse avec les clients mécontents, impitoyable avec les employés placés sous ses ordres.
– Sandrine, mon café ! Je vous l’ai déjà dit cent fois : un demi-sucre ; pas un tiers, pas trois quarts : un demi. C’est trop compliqué pour votre petite tête ? Allez donc me faire une photocopie en trois exemplaires du litige Mérieux. On va le faire cracher au bassinet, celui-là !
Elle, c’est Esther, la kapo du bureau, qui nourrit deux passions : houspiller les employés (elle prend systématiquement le relais de Martha et excelle dans l’art du harcèlement) ; se composer un nouveau look chaque semaine. Son bureau ressemble à laboratoire d’esthéticienne : palette complète de maquillage, flacons de vernis divers et variés, trousse à ongles, etc.
– Et reprenez-moi ce café infect !
– Et retrouvez-moi ce dossier tout de suite !
Sandrine à l’habitude de ces traitements. C’est une jeune fille patiente et modeste. Entrée comme stagiaire il y a six mois, elle a décroché un CDD, en attendant mieux. Aussi fait-elle profil bas… Si elle obtient un poste fixe, peut-être que les deux autres finiront par l’accepter – et la traiter – comme collègue.
Soucieuse de ne pas contrarier les deux femmes, elle tend la main vers le gobelet de café ; mais dans sa précipitation, elle le répand sur le bureau. Et sur le dossier Duval … malencontreusement enfoui sous la panoplie de cosmétiques d’Esther.
– Non mais je n’y crois pas ! Vous n’êtes qu’une gourde incapable, une empotée, une petite greluche qui s’imagine qu’elle va s’incruster dans ce service.
Esther étouffe presque de rage, plus contrariée par la perte de ses précieux onguents que par la marée noire subie par le dossier Duval. Le doigt accusateur qu’elle agite en direction de Sandrine fait cliqueter l’assemblage invraisemblable de bracelets qu’elle porte au poignet.
– Ne vous en faites pas Esther. Je fais un rapport au patron.
Et Martha d’ajouter, avec un petit sourire carnassier et plantant son regard dans les yeux de Sandrine :
– Ma chérie, vous ne ferez décidément pas de vieux os chez nous. Tant va la cruche à l’eau…
La bonne fée
Ce n’est pas la première remontrance, ni la première humiliation que Sandrine subit. Elle en est même coutumière, comme vaccinée, blindée, se réfugiant habituellement dans ses rêves intérieurs. Rêves modestes de bonheur, de vie tranquille, d’un petit chez soi dont elle pourrait payer le loyer sans l’angoisse des fins de mois. Et peut-être, qui sait, un garçon gentil qui s’intéresserait à elle et partagerait sa vie. Mais aujourd’hui, la mesure est pleine, elle lâche la bonde à son chagrin. En pleurs, elle s’est réfugiée dans le seul endroit qui la protègera de la hargne des deux mégères : le local d’entretien où sont stockés les balais, les seaux et autres serpillères. Indifférente aux émanations doucereuses et chimiques des détergents, elle a sombré dans le néant illusoire de l’oubli, calée entre l’aspirateur et le ramasse- poussière.
Combien de temps est-elle restée ainsi prostrée ? La nuit s’est déjà installée depuis longtemps lorsqu’elle perçoit sur son bras la pression d’une main.
– Mais qu’est-ce que tu fais là, toi ?
– …
– Eh, toi, je te cause, qu’est-ce que tu fais là ?
– Je …
– Tu sais quelle heure il est ?
– Je … je vais retourner au bureau ; excusez-moi !
– Mais t’as vu l’heure ? 8h ! 20h quoi !
– 20h !? Qui êtes-vous ?
Le visage un peu goguenard qui se penche sur elle ne rappelle rien à Sandrine. Des cheveux bruns coupés très courts (à l’exception d’une mèche orange et mauve zébrant le front), un anneau d’acier bleuté dans la narine, quelques clous à droite à gauche (sourcil, lèvre, menton…), cette apparition laisse Sandrine sans voix. Elle doit rêver encore ; un rêve bizarre quand même, où les repères se perdent.
– Qui êtes-vous ?, répète-t-elle
– Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Excuse-moi d’insister.
– J’ai dû m’endormir
– OK. Dis-moi tout. Je ne vais pas te manger. Tu sais, moi je viens juste pour nettoyer. Technicienne de surface, qu’ils disent ! Tu parles, femme de ménage. A peine le SMIC. Travail de nuit. Mais bon, la nuit, ça m’éclate. Comment tu t’appelles ? Moi c’est Xénia.
– Je m’appelle Sandrine… Je comprends… J’ai dû m’endormir après cette scène…
– Tu bosses ici ?
– Oui
– Explique-moi
Et Sandrine de lui raconter son histoire, ses relations houleuses avec les secrétaires, les dernières avanies qui l’ont fait craquer.
– Ecoute, t’as besoin de décompresser, de te vider la tête. Mignonne comme t’es, t’as pas de souci à te faire. Profite ! T’occupe pas des autres sorcières. C’est que des frustrées qui se vengent sur toi. Joue pas leur jeu.
C’est à ce moment que Xénia proposa à Sandrine un plan qui allait faire basculer sa vie…
– Ecoute, voilà ce qu’on va faire. D’abord, tu vas t’arranger un peu. T’inquiète, je m’occupe de tout. Je t’apporte des fringues à moi, je te fais une allure de princesse, parole. On se retrouve demain soir, 21h, devant la boîte. Et après je t’emmène vers ton destin, celui que tu mérites.
Le bal (où Sandrine rencontre son Prince Charmant dans une rave party)
La journée suivante fut très semblable aux précédentes. Les deux mégères s’acharnèrent une fois de plus sur Sandrine. Mais, encore plus que d’habitude, leurs traits semblaient ricocher sur une cuirasse invisible. Enfin vint le moment de retrouver la bonne fée des banlieues.
– Sandrine, tu as bien compris. On va à la teuf. On reste ensemble. On s’éclate tant qu’on veut. Mais attention : dernier métro à minuit. Sinon : galère…
Au sortir du terminus, on commençait à percevoir des flux d’individus semblant mus par un instinct commun : se diriger vers ce cœur lointain qui battait sourdement. Au fur et à mesure de la progression, Xénia et Sandrine pouvaient se repérer de plus en plus facilement en suivant la zébrure que les fouets de lasers infligeaient au ciel noir. Ciel qui ne criait pas grâce car il rendrait les lacérations au centuple.
Maintenant, le battement sourd était relevé par des sonorités plus nettes. L’espace qui s’ouvrit soudainement devant elle révéla des milliers de silhouettes qui roulaient et tanguaient d’un commun accord sur le rythme hypnotique orchestré par un maître de cérémonie invisible, et donc mystérieux – et par conséquent attirant – ce qui fascina immédiatement Sandrine.
– N’oublie pas, Sandrine, dernier métro à minuit. Si on se perd de vue, on se retrouve à la station. Ah, j’oubliais, pour que tu en profites au maximum et que tu tiennes la route, quelques vitamines. Amuse-toi, ma belle…
Xénia lui glissa un comprimé d’ecstasy dans le creux de la main que Sandrine avala sans commentaire. Elle avait toute confiance en elle. Elle allait rêver maintenant en trois ou quatre dimensions, et en couleurs (pas forcément naturelles). Rêver, c’est le mot…
Fascinée comme l’est le papillon de nuit (inexpérimenté, qui plus est, comme elle – mais à quoi sert l’expérience quand on s’est brûlé les ailes ?), elle se fraya difficilement un chemin vers ce qui ressemblait à une scène.
Et IL apparut. Le peu dont elle se souvenait de sa maigre et lointaine culture religieuse, allié aux effets du psychotrope, lui fit apercevoir l’ange Gabriel. DJ Groove s’agitait aux manettes, nimbé d’une sorte d’auréole artificielle, mais pour elle surnaturelle, bien sûr. Les vitamines ont parfois des effets inattendus sur les perceptions.
Nous ne fatiguerons pas le lecteur avec des considérations usées sur le coup de foudre qui la frappa. Nous ne décrirons pas la danse éperdue dans laquelle elle se lança pour attirer son regard. Ce qui est certain, c’est qu’elle l’attira, le regard de ce dieu vivant, qui pour un moment s’embrouilla dans ses manettes. Déclenchant ainsi un rythme effréné que beaucoup eurent du mal à suivre. Leurs regards donc se croisèrent – elle sublimée par le travail esthétique et chimique de sa bienfaitrice Xénia, et lui enveloppé dans sa lumière quasi-divine…
Cependant – si le lecteur a bien suivi le récit, il se souvient que le Ciel avait modérément apprécié la flagellation électro-photonique – la nuée exaspérée par tant d’audace humaine et prométhéenne décida (si tant est qu’une nuée décide de quoi que ce soit, mais nous sommes dans le conte), décida donc de déverser son fiel sur tant de présomption. Ce qui se traduisit par un déluge et des éclairs qui firent pâlir d’envie les lasers les plus expérimentés. Noyée et submergée par le flot, la fête prit fin dans l’apocalypse.
Effondrée dans un coin, Sandrine avait perdu conscience ainsi qu’une partie de ses vêtements – libéralement prêtés par Xénia. DJ Groove le charmant désespérait quant à lui de retrouver l’éclat de la belle fugitivement entrevue. Finalement, parmi le décor ravagé de la fête, il identifia une pièce en lambeaux du gilet chamarré que portait la jolie inconnue qu’il avait fait entrer en transes. Dans le gousset dudit gilet se trouvait – c’est prosaïque – un badge professionnel, dont malheureusement la pluie diluvienne avait effacé une partie des inscriptions. Tout ce qu’il put déchiffrer, c’était : Sandrine … et les premières lettres de la société où elle travaillait.
L’enquête (la quête, quoi)
Evidemment, Sandrine avait perdu de vue sa nouvelle amie et bonne fée, Xénia. Nous ne savons (et ne préférons pas savoir) par quel moyen elle regagna son modeste logis, étant donné que le dernier métro lui était passé sous le nez – elle n’émergea de l’inconscience qu’à 3h du matin. Nous supposons qu’une âme charitable accepta de la ramener à son domicile, malgré son état de décrépitude et l’heure avancés.
L’ange Gabriel – ou présumé tel – avait du bon sens (en plus de celui des affaires). Il consulta donc Internet, et chercha les entreprises dont le nom commençait par les quelques lettres sauvegardées sur le badge (vous suivez toujours ?). Nous épargnerons au lecteur les fastidieuses recherches, les rebuffades qu’il essuya, avant de se retrouver au siège de Mandarine Télécom. Glissons sur les retrouvailles, forcément empreintes d’émotion. Et passons si vous le voulez bien au dénouement
Le dénouement
Après s’être reconnus, les deux tourtereaux deviennent amants. DJ Groove (pour être franc, il s’appelle Jean Durand) l’invite au restaurant. Elle laisse tomber Mandarine Télécom – non sans avoir fait la nique à Esther et Martha, et même à son patron. Comme Jean Durand gagne très bien sa vie – les DJ ont le vent en poupe en cette période post-pop-rock, ils s’installent dans un superbe appartement avec vue sur la mer ; il l’emmène en tournée et tous deux sont élus couple de l’année par Vogue. Naturellement, ils auront beaucoup d’enfants, mais cela, c’est une autre histoire.
La vraie histoire, c’est qu’effectivement Jean Durand séduit (euphémisme) Sandrine. Laquelle se retrouve enceinte. Quand il l’apprend, DJ Groove va voir ailleurs (une dénommée Belle Dubois, née Dormant). Sandrine sombre dans la dépression et fait appel à sa bonne fée Xénia pour commander des vitamines. L’histoire se termine dans une ambulance dont les hurlements couvrent les gémissements désespérés d’une Sandrine qui appelle la mort. Mais On ne l’entend pas… (Le Ciel a ses raisons que la raison ne connaît pas….)
Cette fin, hélas la seule véridique, est un peu « téléphonée ».