Dimanche matin. Encore personne dans les rues de si bonne heure. Le soleil est juste levé et reste le seul propriétaire de ces lieux. Ils ont été désertés par les derniers fêtards et les derniers maraudeurs aux premières lueurs de l’aube.
C’est maintenant la bascule entre deux mondes. Dans peu de temps, les acteurs du jour sortiront de dessous leur couette pour remplacer les ombres de la nuit, retournées à leur lit.
Mais dans ce rituel très bien assimilé, il en reste pour transgresser la limite séparant le jour et la nuit. Ils sont deux à l’arrêt du Tramway. L’un est assis, l’autre debout au bord des rails. Le premier s’est appuyé contre le dossier de sa chaise, faisant reposer sa tête contre la vitre de verre de l’abri. Chemise et jeans, chaussures de ville, ses vêtements et son visage éreinté témoignent d’une longue nuit.
Les yeux fermés, il semble déjà dormir.
– C’est magique, vous ne trouvez pas ?
Une voix, douce au vent, suffisamment forte pour résonner dans la rue.
L’homme de la nuit ouvre les yeux. L’autre n’a pas bougé d’un cil. Il l’ignore et se rendort.
– C’est mon moment préféré de la journée, reprend la voix, forçant l’oiseau nocturne à revenir à lui. Les rues sont vides, silencieuses… Il n’y a pas de voitures qui grondent, pas de femmes qui claquent leurs talons pour que la terre entière les entende ; pas de gamins pleurnichards ou d’hommes énervés… rien de tout cela. Juste le silence ; et ces rayons de soleil timides qui s’étonnent comme des enfants et se lancent à la découverte du monde. Notre monde. C’est une vision de rêve… n’est-ce pas ?
– C’est le matin, grogne l’homme assis. Y a rien d’extraordinaire.
– Au contraire, contredit le poète avec un sourire tout en se tournant vers lui. A aucun autre moment, vous pourrez contempler pareille tranquillité, pareille sérénité. C’est le propre même de la vie d’être bruyante et chaotique. Le simple fait de respirer dérange ce tableau sublime. Une œuvre d’art se doit d’être immobile pour qu’on la contemple.
– Si vous le dites, marmonne le dormeur.
– Mais je le dis. Profitez jeune homme ! C’est ce genre de beauté qui nourrit nos âmes et élève notre pensée ! Tous les jours, je me lève aux aurores pour marcher dans ces rues désertes et à chaque fois cette beauté m’émerveille.
– Z’avez rien d’autre à foutre ? rétorque le dormeur énervé.
– Non ! tique le poète. Non je n’ai rien d’autre à faire ! Ce spectacle justifie à lui seul mon existence…
– Ah oui ? s’esclaffe le dormeur. Pourtant vous venez de dire que la vie dérangeait votre tableau. Vous êtes en vie, non ? Si ce spectacle n’est beau que parce qu’il a personne de vivant, qu’est-ce que vous foutez là ?
Les traits du poète se froncent, son corps se raidit. Le regard sévère, il dévisage l’homme venu contrarier ses certitudes.
– Je pourrais vous retourner la même question, aboie-t-il. Vous ne devriez pas être couché à dessouler ?
– Ce n’est pas moi qui devrais dessouler l’ami, contre le dormeur. Vous êtes sérieusement perché ! Au lieu de perdre votre temps, comme un idiot, à vous extasier devant le matin, vous devriez trouver un boulot !
– J’ai un travail, qu’est-ce que vous me chantez ?
– A d’autres ! Quel honnête travailleur se lèverait tous les matins à l’aube pour aller se promener dans les rues sous prétexte que c’est beau ? Arrêtez ! Les temps ne vous paraissent pas assez difficiles comme ça ? C’est à cause de beaux rêveurs comme vous qu’on est dans la merde !
– Et les fêtards comme vous ?
– Les fêtards comme moi, monsieur, travaillent la semaine et décompressent le week-end. En plus de payer votre chômage, on fait travailler les bars et les boites de nuit. Vous, qu’est-ce que vous fait à part « vous nourrir l’âme » ? Pas grand-chose si je ne m’abuse. Vous faites juste chier ceux qui voudraient dormir !
Les deux hommes s’observent un instant dans le silence, l’un assis, l’autre debout. Puis, peu à peu, la tension retombe.
Le poète se redresse, reprend de son aplomb et dit :
– Savez-vous ce que l’on fait nous autres les rêveurs ?
– Non, rétorque l’autre de mauvaise humeur. Vous glandez ?
– Nous préservons les dernières beautés de ce monde.
– Mouais, marmonne le rêveur en refermant les yeux. Ou pas.