Elle se souvient.
Des voix.
Des cris.
Des sons lourds, profonds, pénibles…
Des bruits qui pincent, griffent, brûlent…
Un souffle chaud, vicié, perfide…
Un rire monstrueux.
Vacarme qui ne s’arrête pas.
Le corps se déchire. Le sang pleut.
Des gouttes rouges coulent et glissent, glissent… rouge, écarlate. Perles fines et brillantes qui éclatent au sol en se projetant sur la moquette…
La lame chante sous la lampe.
Symphonie terrible. Crissements glacials.
Les yeux noirs pétillent de plaisir. Le sourire est hilare.
Le sang pleut… arrose et repeint.
Les bruits. Les bruits !
Les os qui craquent. Le corps qui s’effondre et se brise.
Les cris.
Le rire.
La musique qui joue…
Les voix qui hurlent, supplient, se tordent et se perdent…
Un supplice, répété à l’infini.
Elle est assise. Elle est immobile. Son regard est perdu dans le vide, au-delà de la fenêtre ouverte sur le parc. Ses mains osseuses sont posées sur ses genoux caillouteux. Elle se tient droite, ses longs, très longs cheveux blonds tombant en cascade contre son dos. Elle est jeune mais ses traits sont tirés par la maigreur et ses yeux sont voilés par des horreurs. Cette jeune fille est perdue, prisonnière d’un passé monstrueux. Elle est incapable de s’échapper, condamnée, enfermée et cela depuis ses douze ans. Depuis que son père, pris de folie, eut massacré sous ses yeux toute sa famille.
Quatre ans qu’elle souffre ainsi, immobile dans sa douleur, insensible au monde extérieur, revivant pour l’éternité cette monstrueuse soirée.
Elle a seize ans et n’a plus goût à rien. Sa vie est déjà gâchée. Ses journées se résument à cette position, à cette attente interminable. Le matin, on vient la lever, on l’assoit sur cette chaise et on la laisse. Quelques fois quelqu’un apparait pour lui tendre des choses à avaler mais ils viennent et repartent sans un mot, incapable de l’atteindre. Le soir, ils la couchent sur un lit sommaire où elle reste les yeux grands ouverts.
Derrière ces orbites humides, derrière ces pupilles d’un noir d’encre, le même bras se lève encore et encore. Il s’abat sans cesse et se relève, accompagnés de tous ces bruits, de ces gargouillements et de ces cris. Il n’y a pas d’émotion, pas de pensées, juste de la curiosité pour toutes ces images et ces sons. Des détails. Des notions.
Pourquoi le sang est-il aussi rouge ? Pourquoi brille-t-il si sombrement ?
Alors que la goutte tombe, il y a une certaine beauté à sa chute. Cette projection qui s’élève telle une vague, s’étire puis s’écroule… un sentiment indéfinissable.
Et ces yeux… éclatants. Puissants.
Malaise étrange. Sentiments contradictoires.
Comment définir ce que cela représente quand il n’y a plus d’esprit pour juger ? Bien ? Mal ? Beau ? Hideux ? Où se trouve la réponse ?
Le temps ternit les images. Leurs successions deviennent plus floues, moins présentes, moins véridiques. Restent juste les détails : les contours poisseux et gluants de cette tâche qui se forme, l’éclair lumineux qui file le long du tranchant de ce couteau, la blancheur de ces dents qui sourient… Voilà seulement ce qui persiste.
Ils claquent, brusquement, dans un crissement de protestation. Des ciseaux. Il se penche contre elle, sa tête passée au dessus de son épaule, son souffle caressant son oreille. Il les tient à bout de bras juste au dessus d’elle et doucement il chuchote :
– Descends-moi tes cheveux, Raiponce.
Les mots magiques. La jeune fille tourne la tête, son prince est là. Jeune, beau, joyeux. Il lui sourit. Le même sourire que son père. Il montre les ciseaux, lui fait un clin d’œil puis se met au travail. Les lames crissent, les cheveux tombent. Elle le regarde, il ne la quitte pas des yeux. C’est lui, lui qu’elle attend tous les jours, immobile, tandis que ses cheveux poussent. Il est le seul qui l’atteigne, le seul qu’elle entend, le seul qu’elle voit. Son prince.
La première fois le bruit familier des lames l’avait éveillée de sa torpeur. Elle avait alors posé les yeux sur cet homme magnifique qui l’avait nommé ainsi : Raiponce, pour ses cheveux. Depuis lors, à chaque fois qu’elle entend les mots, elle refait surface, renouant de plus en plus avec la réalité de cet homme. A chaque fois qu’il part cependant, elle retourne à son attente. Vers les images. Mais plus il vient, moins elle s’y intéresse. Elle se surprend parfois à revenir à elle et à tourner la tête dans l’espoir de le voir près d’elle.
Un jour même, elle se lève. Elle va jusqu’à la porte, l’ouvre et sort dans le couloir. Elle parcourt vibrante ce monde nouveau. Elle croise des gens, les découvre, leur sourie. Elle voie d’autres chambres que la sienne, d’autres personnes comme elle. Soudain elle l’aperçoit au bout du couloir. Il n’est pas seul. Il sourit beaucoup. Il tient dans sa main celle d’une femme qu’il attire contre lui et embrasse.
La jeune fille s’arrête, fait demi-tour. Elle retourne s’asseoir et attend que les images reviennent.
Longtemps après, les ciseaux crissent à nouveau et la voix se fait entendre :
– Descends-moi tes cheveux, Raiponce.
Elle tourne la tête vers lui. Elle lui sourit.
Soudain le jeune homme recule, son beau sourire évanoui. Il regarde son torse. Une tâche rouge s’y forme. Il relève les yeux sur la jeune fille. Dans sa main une paire de ciseaux brillants à la lumière du jour. Il titube et s’effondre dans un gargouillement. Elle, elle regarde l’arme sanglante puis suit des yeux une goutte qui tombe. Elle sourit à pleines dents, le regard brillant.
Magnifique.