Le cri du hibou vient de fendre la nuit pour la deuxième fois. Ils marchent d’un bon pas sur le bord de la route. Lui, porte une chemise rayée ; elle, une veste de toile légère. Ils marchent côte à côte en évitant le fossé et les pierres. La lune, presque pleine, permet d’entrevoir l’orée du bois avec ses conifères et ses châtaigniers.
– Bon, Valérie, c’est le moment de te rappeler exactement ce que tu as aperçu cet après-midi sur le bord de la route.
– Mais Pierre, je te l’ai déjà dit cent fois. Un peu après le col de Malval, j’ai aperçu un corps allongé près d’un arbre à quelques mètres de la chaussée.
– Oui, tu me l’as déjà dit, mais pourquoi ce corps t’a-il paru suspect ?
– Tu sais, je l’ai vu pendant une ou deux secondes. Bouche ouverte, visage tendu, bras écartés, le corps semblait figé dans une grande détresse.
– Un homme, tu m’as dit ?
– Oui, plutôt un homme, si j’en juge par ses cheveux courts et son pantalon.
– Tu n’as pas cherché à t’arrêter ?
– C’était difficile. Je n’ai même pas pu ralentir car j’étais suivie par un camion.
– Tu penses qu’il était mort ?
– En tout cas, c’est vraiment l’impression que j’ai eue.
Il a plu dans la soirée, la route est encore mouillée et le sous-bois exhale une odeur de feuilles humides et de champignons.
– Pierre as-tu entendu ?
– Oui, ce craquement provient certainement de la course d’un chevreuil ou d’un sanglier.
– Et le couinement ?
– Ah, ce bruit aigu ! C’est peut-être une martre ou une fouine. Bon, on doit approcher du lieu maintenant.
– Je le pense Pierre, malheureusement, dans l’émotion, je n’ai pas pensé à prendre des repères. Je me souviens juste d’un épicéa un peu plus grand que ses voisins. Oh ! tu as vu ce rayon lumineux ?
– En effet, tiens encore un là-bas. C’est une lampe qui semble éclairer le bord de la route.
– Et ces craquements ! Cette fois ce n’est pas un chevreuil mais des individus. D’ailleurs, on aperçoit une voiture au bord de la route. J’ai l’impression que c’est le lieu que l’on recherche.
– Mettons-nous à couvert, dans le sous-bois, et avançons prudemment chuchota Pierre à l’oreille de Valérie.
Ils se trouvaient maintenant à quelques mètres des individus qui éclairaient le lieu avec des lampes torches. Un corps était porté par deux hommes, l’un tenant les épaules et l’autre les jambes. Ils avançaient vers la voiture, éclairés par une troisième personne.
– Relève le numéro de la voiture, souffla Valérie. Maintenant, je crois qu’il est temps de téléphoner à la police.
– Oui, bien sûr, mais on appellera plutôt la gendarmerie de Vaugneray. Franchement Valérie, que s’est-il passé d’après toi ?
– Peut-être une querelle qui a mal tourné. Cela a pu se dérouler dans l’après-midi. Les agresseurs ont pris la fuite après le drame et ils viennent à l’instant d’emporter le corps de l’homme qu’ils ont tué.
– C’est plausible en effet, répondit Pierre, mais pourquoi revenir si tard ? Beaucoup de personnes comme toi ont dû voir ce corps insolite au bord de la route. Certaines ont peut-être déjà alerté les autorités.
– Mon cher Pierre, ce que nous allons dire, nous, aux gendarmes est fondamental, car avec le numéro minéralogique que tu as relevé, ils n’auront pas de peine à remonter jusqu’à l’assassin.
Le lendemain, dans l’après-midi, deux gendarmes se trouvent devant l’entrée d’une villa d’Yzeron. Un homme d’une cinquantaine d’années apparaît sur le perron.
– Monsieur Antoine Dumont ? questionne l’un des gendarmes, qui semble être le chef.
– Oui, c’est à quel sujet ?
– Monsieur Dumont, je n’irai pas par quatre chemins, je vous demande où se trouve le corps qui a été transporté dans votre voiture, hier soir, au col de Malval.
– Bon, je vois que vous êtes au courant. Ce corps est celui de mon frère, qui malheureusement est décédé.
– Décédé, dans quelles circonstances ? insiste le chef des gendarmes.
– Comme d’ habitude, mon frère Jacques a profité hier de son jour de congés pour marcher dans les bois près de Malval et de La Luère. Tard dans la soirée, un voisin nous a dit avoir vu le corps de Jacques inerte au bord de la route, près de Malval. Nous sommes partis aussitôt, moi, mon fils et le voisin pour aller le chercher. Nous avons constaté son décès. Le docteur, appelé dès notre arrivée, a conclu à une crise cardiaque.
– Pourrait-on voir le rapport du médecin et le permis d’inhumer ?
– Bien sûr, je vous les apporte.
Après avoir parcouru les documents et les avoir transmis à son jeune collègue, le Brigadier chef reprend la parole.
– Où peut-on voir le corps ?
– Il se trouve depuis ce matin au funérarium de Vaugneray.
Sur le chemin du retour, le jeune gendarme, qui n’avait encore rien dit, intervient :
– Chef, vous y croyez à cette histoire de crise cardiaque ?
– Oh, je pense que le docteur est sincère, mais je ne suis pas sûr qu’il ait examiné le mort en détails. Seul un médecin légiste pourrait s’exprimer avec certitude.
– Allez-vous demander l’examen du légiste ?
– Il faudrait pour cela faire transporter le corps à l’Institut médico-légal de Lyon. Que de complications ! Bon, je crois qu’on va en rester là.
Deux jours plus tard, Pierre et Valérie trouvent enfin dans le Progrès l’article qu’ils attendaient. L’article relate la découverte de Malval. Ils sont d’abord très flattés de voir leurs noms cités dans le journal. Ils sont les promeneurs citoyens qui ont permis d’identifier des individus suspects. Mais, tout à coup, Valérie explose :
– Quoi ! Une crise cardiaque ! L’enquête a visiblement été bâclée. Décidemment, tout est fait pour dénigrer notre découverte…