Il existe sous nos pieds des peuples méconnus. Parmi eux, dans les souterrains, se trouvait la nation des souris. Tout y était rangé, organisé et agencé parfaitement comme les rouages d’une horloge. A la tête de cet engrenage siégeait la souris dictatrice. Elle contrôlait le moindre détail de la vie de ses sujets, l’heure du réveil et du coucher, les fréquentations, le travail et les loisirs, en somme l’accomplissement de chaque action jusqu’à la plus insignifiante. La souris dictatrice écrivait le destin de son peuple, rien n’était laissé au hasard. Comment la souris dictatrice était-elle devenue cheffe d’Etat ? On ne le savait plus, c’était sûrement son destin. Depuis combien de temps exerçait-elle sa tyrannie ? On ne le savait plus, c’était probablement son destin. Pourquoi lui obéissait-on avec tant de ferveur ? Parce qu’elle faisait régner la terreur. Il était en effet important de rappeler au voyageur imprudent que s’écarter de la règle pouvait lui coûter une oreille, un doigt, ou la tête, selon si la souris dictatrice s’était levée ou non du bon pied. « Oh, ce n’est pas très grave ! » vous aurait dit une souris-sujette lambda, « on peut très bien vivre sans son oreille, son doigt, ou sa tête, si tel est notre destin » Voyez-vous, dans la nation des souris, on prenait les choses comme elles étaient, car il était interdit de se plaindre. Vous n’auriez pas pu râler, bouder, contester, le sourire était obligatoire. Comme le disait la devise nationale : « Souriez, le destin fait bien les choses », et la souris dictatrice y tenait particulièrement – elle avait écrit cette formule dans ses jeunes années à la fin d’une soirée arrosée et n’en était pas peu fière.
Le 36ème jour de décembre de l’année souris 340 commença comme n’importe quel jour dans la nation des souris, chaque engrenage à sa place. Les souris-sujettes de un à cent ans firent leur prière quotidienne à la souris dictatrice, avalèrent leur petit-déjeuner prescrit par le gouvernement, enfilèrent leurs uniformes de souris-sujettes, et partirent travailler dans les usines de la nation, le sourire aux lèvres. Tout se passait parfaitement bien, jusqu’à ce qu’un rouage dysfonctionne. Un souriceau distrait s’éloigna de ses parents et se retrouva au milieu de l’autoroute à souris. Le hasard voulut que la souris dictatrice passa à cet endroit à cet instant. Voyant le souriceau en détresse, elle courut pour le protéger de son corps et périt écrasée sous les pattes de ses sujets qui n’avaient pas eu le temps de freiner. La machine bien huilée de la nation des souris se figea alors dans un terrible silence. Personne n’avait jamais envisagé un tel cas de figure, et la souris dictatrice n’avait pas indiqué de son vivant la marche à suivre en cas de décès du chef d’Etat – peut-être avait-elle prévu de ne jamais mourir…
Au bout de longues minutes, le souriceau à l’origine du drame, qui avait survécu à l’accident, brisa la torpeur générale en éclatant en sanglots convulsifs. Il fut vite entouré et consolé, et des murmures se firent entendre dans la foule, suivis d’éclats de voix, puis de rires, puis de chants. Le poids qui pesait sur l’échine des souris-sujettes se levait enfin. On pouvait rire ou pleurer à sa guise, sans craindre de perdre l’un de ses membres. On pouvait exprimer tout un panel d’émotions et d’opinions inavouées. Il y eut plusieurs jours de liesse nationale, où l’on ne fit que chanter et danser en scandant la nouvelle devise nationale : « Oubliez, le hasard fait bien les choses ».
Après les réjouissances vint le temps de réorganiser la nation. On nomma un gouvernement provisoire avec des valeurs démocratiques, composé de citoyens tirés au hasard. On proclama des droits et des libertés. Chaque souris-citoyenne était encouragée à développer sa personnalité et à faire ses propres choix. Les souris-citoyennes étaient très heureuses de leur nouvelle liberté. On vit naitre des concepts nouveaux comme l’art, par lequel les souris pouvaient exprimer leurs émotions, positives ou négatives. Chacun confiait son destin au hasard, se laissant porter par ses envies et ses idées. Tous les rêves semblaient permis. Il subsistait néanmoins un interdit implicite : personne n’évoquait le passé. Aucun citoyen ne souhaitait se remémorer les temps d’autrefois où la souffrance faisait loi sous les sourires forcés. Peut-être les souris-citoyennes avaient-elles honte d’avoir subi si longtemps sans rien dire les abus de la souris-dictatrice ? Aucune d’entre elles ne l’aurait avoué, mais quand les souvenirs venaient les frapper, elles sentaient leur ventre se contracter en silence. Alors elles se taisaient en attendant que ça passe. Maintenant que la parole et la pensée étaient libérées, il semblait absurde d’avoir accepté d’obéir sans esprit critique à une seule souris qui n’avait finalement rien d’exceptionnel. Qu’avait-elle de plus que les autres, cette souris dictatrice ? Un corps, des poils, des proportions normales, des doigts, deux oreilles et une tête comme toute autre souris. Enfin, sauf les souris auxquelles elle avait fait couper un de ces éléments, cela va de soi. La souris-dictatrice appartenait au passé et il semblait préférable, pour le bien-être de la population, d’oublier et d’aller de l’avant. Le gouvernement finit par interdire de parler de ce qui avait eu lieu avant le jour de la mort de la dictatrice, d’écrire sur le sujet, de dessiner, d’en garder toute trace sous n’importe quelle forme. Si quelqu’un élevait la voix pour évoquer les jours noirs d’antan, on lui opposait un silence gêné avant de lui répondre la formule magique : « Oubliez, le hasard a bien fait les choses ».
Dans la nouvelle nation des souris, le souriceau-sujet qui avait été sauvé par la défunte souris-dictatrice put grandir en paix en tant que souriceau-citoyen. Il était intelligent et profita de toutes les occasions données pour développer son esprit. Il suivit un cursus remarquable à l’École démocratique. Il apprit à lire et écrire, et se montra très doué pour manier la plume. Il était assez fier d’avoir été à l’origine d’un événement mémorable pour la nation, et son entourage entretenait cette fierté. On s’aperçut assez vite qu’il était vraiment brillant, notamment dans l’art de la rhétorique. Il argumentait à merveille et savait toujours convaincre son interlocuteur qu’il avait raison. Quand les arguments logiques ne suffisaient pas à avoir le dernier mot, le souriceau savait utiliser son charme pour être plus persuasif. Il était doué pour simuler des émotions à volonté, et personne ne résistait longtemps à ses larmes ou son sourire. Curieusement, cela ne dérangeait personne que le souriceau évoque souvent le jour où il avait été sauvé par la souris-dictatrice, car après tout ce n’était pas un mauvais souvenir. Pourquoi se priver de raconter encore et encore le jour où le hasard avait tout arrangé, le premier jour de liberté dans la nation des souris ? Ainsi, le souriceau devint célèbre.
Le souriceau grandit et devint une souris-citoyenne adulte. Le hasard ayant fait de lui une célébrité, il en profita pour s’exprimer devant les foules. Il avait su enjoliver sa propre histoire d’année en année, avec ses talents de conteur. Aidé de ses nombreux amis et admirateurs, il se construisit un bâtiment au centre de la nation, qu’il nomma « le temple du hasard », et dont il se proclama directeur. Sur le fronton de l’édifice, on pouvait lire en lettres majuscules la devise patriotique : « Le hasard fait bien les choses ». Il y racontait des histoires dans lesquelles il distillait des morales édifiantes. Il y présidait des groupes de débat. Il y donnait des cours du soir, y recueillait les souris-citoyens en détresse et leur donnait du travail. Depuis que les souris avaient découvert la liberté de penser et de ressentir, elles en avaient tiré beaucoup de joie, mais aussi des sentiments nouveaux comme le doute, la peur, la colère… De nouveaux types de soucis étaient apparus, tout le monde ne trouvait pas facilement un toit, un emploi, et même ceux qui avaient tout ce qu’il leur fallait n’étaient pas forcément heureux. On observait de l’insécurité dans les rues. Aller au temple apaisait les angoisses et les interrogations des souris-citoyennes. Le directeur avait toujours les réponses. Il fut bientôt tellement sollicité qu’il dut former des disciples pour le seconder. Il se lança également dans l’écriture. Il créa le Journal du hasard pour diffuser ses idées à travers la nation. Peu à peu, aller au temple régulièrement devint une règle tacite. Ceux qui privilégiaient d’autres activités étaient mal vus, isolés. Afin d’éviter cela, le directeur entreprit de guider ses fidèles en écrivant un livre intitulé Le culte du hasard. Il y précisait la bonne façon de vivre dans le respect du temple et de ses principes. Le livre fut bientôt présent sur les tables de chevet de tous les foyers respectables. On disait qu’il suffisait de l’ouvrir au hasard pour trouver la réponse à n’importe quelle question. Les souris-citoyennes étaient vraiment très reconnaissantes au directeur pour ses bienfaits. Elles édifièrent d’autres temples, et des statues à l’effigie de la célèbre souris furent dressées par-ci par-là. Les cours du temple devinrent plus importants que l’école pour les souriceaux, jusqu’à ce que l’école s’installât complètement dans les temples. Les souris-dirigeantes s’en remettaient au directeur pour résoudre les questions épineuses, et il fut bientôt décidé qu’il serait plus simple de déménager les locaux du gouvernement dans ces mêmes temples, par souci de praticité.
Généreusement, le directeur se proposa pour intégrer ces mêmes instances gouvernementales. Il se retrouva vite à la tête de la nation. Il fit passer des lois pour encadrer officiellement la vie des souris-citoyennes et résoudre les dernières angoisses existentielles qui pouvaient traverser la population. Certaines voix s’élevèrent poliment pour demander si la nation n’était pas en train de revenir vers un modèle qui appartenait aux jours anciens, du temps de la souris-dictatrice. Le directeur en fut chagriné et offensé. Il réunit toutes les souris-citoyennes devant le temple principal pour donner un discours important. Il monta sur le grand balcon central du bâtiment et la foule se fit silencieuse. Alors il commença à parler. Il rappela tout ce qu’il avait fait pour la nation des souris, sans rien attendre en échange. Il rappela qu’il avait été sauvé par la souris-dictatrice autrefois et que sans l’acte héroïque de la défunte, il n’aurait pas été là pour servir et répandre le culte du hasard. En conséquence, la souris-dictatrice était une héroïne à respecter. Le directeur demanda : « Etiez-vous malheureux lorsque la souris-dictatrice gouvernait la nation ? ». L’auditoire réfléchit, creusa en sa mémoire, mais la plupart d’entre eux étaient de petits souriceaux lorsque la souris-dictatrice était en vie. Comme personne ne leur avait parlé du passé, qu’aucune trace n’avait été gardée, et que tous les souvenirs d’antan étaient prohibés, ils ne surent pas répondre à la question du directeur. Celui-ci reprit alors la parole pour raconter sa version de l’histoire. Il affirma que la souris-dictatrice avait su faire régner la paix et l’ordre. Il rappela que sous son règne, chaque souris-sujette était heureuse. Un vieillard dans la foule s’exclama alors : « Oui, je me souviens, je crois, à l’époque tout le monde souriait tout le temps et personne ne se plaignait. Nous devions être heureux. » Le directeur eut un sourire bienveillant pour la foule. Il se déclara prêt à remplacer la souris-dictatrice, si le peuple le souhaitait. Aucune objection ne se fit entendre.
A compter de ce jour, le directeur gouverna seul la nation des souris. Il paraissait plus pratique et efficace d’éviter des discussions interminables pour chaque nouveau décret. En tout cas c’est ce que qui était écrit dans le livre du hasard. Le directeur se fit rebaptiser, il choisit le nom de « Grand-Hasard ». Parfois, le Grand-Hasard se voyait obligé de couper à contre-cœur quelques oreilles, pattes, ou têtes, pour faire respecter le culte. Il arrivait que cela contrarie les souris-citoyennes, mais il suffisait pour s’apaiser de se répéter la devise nationale : « Souriez, le Grand-Hasard fait bien les choses ».