Ouch ! Une brusque et intolérable douleur me plie en deux.
_ Laura, tout va bien ?
Respiration coupée. Dents serrées à m’en fissurer la mâchoire.
_ Laura ?!
Je m’effondre. Sol froid. Je suis brûlante. Sol humide. Ai-je à ce point sué ?
_ Laura, que se passe-t-il ?
J’agonise. Une putain de douleur. Mon ventre se déchire.
_ Laura, j’appelle les pompiers, ne vous inquiétez pas, vous n’êtes pas seule, ça va aller.
Je m’extraie. Partir, partir loin de ce corps comme je sais si bien le faire. Un vrai talent. Le seul que j’ai, d’ailleurs. Et voilà, je ne les entends plus. Ces questions incessantes, cette incompréhensible panique. Loin, loin de moi. Foutez-moi la paix, bordel ! Laissez-moi crever. En plein cours, comme ça, à vos pieds. Ce serait comique, non ? Mourir une deuxième fois, au même endroit.
Le fil cassa, le garçon poussa un cri, et le carré rouge s’envola.
C’était Joao qui l’avait fabriqué, ce garçon au regard sombre et à la tignasse de jais, qui courait si légèrement dans les ruelles, sous le linge multicolore ; ce garçon qui travaillait et s’amusait et qui serait bientôt un homme. Pour cela, Joao avait découpé un sac en papier rouge, chapardé de la colle derrière une usine, récupéré les baguettes et le fil d’un ancien cerf-volant, perdu au combat. Assis devant sa maison, appliqué, il avait donné le vol au carré rouge, et ainsi lui avait donné la vie.
« Ça serait bien d’arriver avant 20 heures, comme ça je pourrai lancer la machine, et j’aurai le temps de l’étendre avant de dormir. »
Cette phrase tournait en boucle dans la tête de Tim, les mots résonnaient parce que rien n’avait été dit depuis. Il n’avait entendu aucune parole, aucun cri. Il avait juste assisté, comme déjà paralysé, à la dérive de la voiture. Puis à l’immense vacarme du choc, qui avait fait taire tous les oiseaux de la fin d’après-midi. Il se rappelait peu à peu. Il tournait le volant et rien ne se passait, comme dans un cauchemar. Il ne contrôlait plus rien, sans même avoir le temps de s’en rendre compte.
Malgré moi, j’inspire, et mes poumons se remplissent d’eau.
Autour de moi tout est noir. Les bruits de la surface se sont tus. L’eau n’est pas froide, mais je frissonne. Jamais encore je n’avais eu aussi peur.
Il m’avait semblé connaître cet endroit par cœur. J’y ai passé toute ma vie, bien qu’à mon âge, toute la vie se résume à pas grand-chose. J’y ai grandi, en tout cas, et avec le temps, j’ai appris à m’y sentir chez moi. Je connais la mer comme ma maison, et je sais en sentir toutes les subtilités, même les yeux fermés. Je n’ai jamais besoin de regarder le ciel ni d’humer les embruns pour deviner ses caprices : je les sais. Je la comprends avant même qu’elle ne s’agite.
Ce soir, je pense au tombeau. Au mien. À celui de mes proches. À celui de l’inconnu croisé ce matin et dont j’ai oublié le visage. Invariablement, lorsque je pense à ma fin prochaine, je pense aussi à la fin des temps. Après tout, selon toute vraisemblance, ces deux évènements ne sont qu’un seul. Il semble en effet que “le temps” n’existe que lorsque je suis là pour le percevoir. En l’absence de preuve du contraire, il serait bien stupide d’envisager un univers vide de ma présence.