Publié dans la categorie Jets d’Encre 2017

23h17 – Elisabeth Giroud

Je les déteste, tous autant qu’ils sont. S’ils pouvaient crever, aller se faire frire en enfer et me lâcher un peu… Sous prétexte qu’ils ont fait dix ans d’étude, ils croient pouvoir me dicter ma conduite ? Je les vois venir de loin avec leur sourire mielleux et leurs phrases toutes faites ! Le prochain qui me parle d’« apprendre à se contrôler » ou de ma « fragilité » se prendra mon poing dans sa gueule. On verra bien qui est le plus faible des deux…

Il paraît que c’est mal de se réjouir de la douleur d’un autre, mais je m’en fiche. Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la morale. Si en vingt-et-un ans d’existence je n’ai toujours pas compris la différence entre le bien et le mal, je ne risque pas d’y arriver de sitôt ! Il faudrait peut-être que je le dise au Dr Nathan, au moins il arrêterait avec ses discours sans âme sur « ce qu’il est bon de faire », comme il adore le répéter. Il pense que Dieu lui a « confié la mission sacrée de me ramener parmi les Hommes ». Comme si j’étais une espèce de monstre…

Elle était là. Tout le temps. – Solène Gouno

Il était assis sur le canapé du salon depuis plus d’une heure. La musique faisait vibrer les murs de la pièce et elle, se déhanchait sensuellement.

Rythme.

Il prit le paquet de tabac quasiment vide sur la petite table basse qui lui servait aussi de salle à manger. Il faudra que j’en rachète, pensa-t-il. Il roula sa clope, bien épaisse. Ça durait plus longtemps, ça faisait passer le temps. Temps long, minutes interminables. Elle, toujours là.

Négocations – Lysiane Bouayad-Amine

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, un air chaud et moite le prit à la gorge. Il avança à grands pas dans l’immense couloir qui menait au bureau dans lequel il avait rendez-vous. Ses jambes élancées lui permettaient de progresser rapidement et pourtant la porte au fond lui paraissait étrangement éloignée.

A chaque pas qu’il faisait dans ce long corridor, il se sentait suffoquer. En plus de la chaleur écrasante, une ambiance pesante régnait ici. Les lieux étaient décorés avec faste : d’immenses lustres en cristal pendaient au plafond, les murs étaient tapissés de tentures aux dessins explicites, le sol était recouvert d’une moquette si épaisse qu’il croyait s’y enfoncer à chaque pas. Les statues de marbre gigantesques semblaient l’épier, aussi se hâta-t-il.

Peine capitale – Marion Lainé

L’accusé était menotté et escorté par cinq gardiens inexpressifs. Son passage dans les couloirs du Centre de Détention soulevait des murmures empressés. L’événement était tel, que la rumeur était parvenue à forcer la gangue d’isolement à laquelle étaient habituellement voués les prisonniers : aujourd’hui, le scientifique renégat, le génie corrompu, le savant fou comparaissait devant le tribunal.

La robe de soi – Noémie Arnaud

Il portait un caban un peu trop grand pour lui et déchiré le long de la poche droite. Le beige terni tranchait avec une tâche brunâtre qui lui succédait en dessous de cette poche. Le caban trempait dans l’eau. Il plongeait dans l’eau. Il disparaissait au travers d’un miroir qui, plutôt que de lui rendre son propre reflet, affichait la Lune. Elle n’avait de beige terni que quelques cratères qu’on pouvait distinguer en plissant les yeux ; elle, elle n’était ternie que par quelques masses indistinctes. C’était elle qui, altière et gourmande d’un reflet à la surface de l’eau, occupait l’espace.

Il y avait un hameçon qui luisait dans la poche déchirée du caban, et une main s’en empara. Joseph, aux ongles terreux, donna à un lombric un baiser de la mort avec la lèvre tranchante de l’hameçon. Le ver dansa quelques instants encore, puis son ballet se mua en un balai au bout du fil de pêche que Joseph agitait. Il sombra, comme le caban et la Lune avant lui, dans les eaux sombres du lac. Il nagea si bien qu’on ne le revit plus.