Un vieillard traîne avec peine sa silhouette courbée jusqu’au pas de sa porte. Il n’aime pas sortir. Dehors, tout va trop vite. Les foules se pressent, les voitures klaxonnent, l’agitation de la ville semble ne jamais s’arrêter. L’air est chargé de bruits, d’odeurs, de lumières ; une effervescence étourdissante. Il sort son trousseau rouillé, tourne deux coups secs dans la serrure, puis claque la porte avec mauvaise humeur. Il se déchausse maladroitement, époussette son manteau et le dépose sur le dos d’une chaise qui peine à tenir debout elle aussi.
Malgré la porte fermée et la nuit tombée, il entend la ville bourdonner à l’extérieur. Il se hâte de fermer les volets, espérant que cela atténuera ce sourd vacarme. Il maudit cette ville, tout autant que cette époque, cet âge où plus personne ne paraît prendre le temps.
Lui en avait du temps autrefois.
Ce qu’il chérissait, c’était apprécier à sa juste et pleine valeur un après-midi libre et vierge de toutes contraintes. Dans ces moments, l’inspiration lui venait et il écrivait des heures durant.
C’était un poète, un grand poète, certainement le plus connu de son pays. Il avait beaucoup de talent et était apprécié, très apprécié des foules. Les lettres valsaient avec souplesse sous sa plume avant qu’il ne les dépose sur ses cahiers, bientôt noircis de son écriture appliquée.
À présent, il n’est plus qu’un vieillard à la mine grise et au profil tordu. Il a cessé de rêver, cessé d’écrire.
Qui voudrait d’un poème aujourd’hui ? Qui accepterait de se perdre dans les mots, de jouer avec leur sens, d’écouter leur mélodie ?
La triste vérité, il la connaît et l’a acceptée ; l’époque n’est plus à la poésie. Sa plume prend la poussière et son succès s’est évanoui. Plus personne ne connaît le grand homme qu’il était et lui non plus n’est pas certain de s’en souvenir. Il soupire et s’enfonce mollement dans son fauteuil, suivant le tic-tac régulier de l’horloge accrochée au-dessus de sa tête. Fatigué, il finit par s’assoupir.
Lorsqu’il émerge, il se tient debout dans un endroit qui ressemble à un atelier. La lumière pâle de la lune filtre à travers les rideaux et éclaire la petite pièce. Elle n’est pas très grande si bien qu’il en fait vite le tour du regard. Un tapis épais couvre une partie du parquet et s’étend jusqu’aux pieds d’un grand bureau en bois. Sa taille semble disproportionnée face aux timides dimensions du lieu.
Le vieillard s’en approche et passe la main sur sa surface. Une bougie y est posée. Il craque une allumette et un halo orangé se dessine autour de la flamme vacillante. Il constate alors que le bureau est recouvert de papiers. Des papiers froissés, pliés et remplis d’une écriture qu’il ne parvient pas à déchiffrer. Une plume et un encrier se tiennent droit, à quelques centimètres de ce désordre, comme spectateurs de la scène.
Le vieillard hésite. Une envie profonde le pousse à saisir cette plume entre ses doigts, un geste autrefois familier.
Il jette un regard coupable autour de lui. La pièce est silencieuse, comme assoupie dans un sommeil figé. Des effluves de cire et de fleurs séchées flottent dans l’air. Peinant à résister à cette envie grandissante, le vieillard finit par attraper la plume et, sans prendre le temps de s’asseoir, dépose un premier mot sur une feuille vierge.
Une larme roule au creux de sa joue avant de se répandre dans le sillage de ses rides. Une sensation douce et familière monte en lui, bientôt pétillante, enivrante. Il s’attable alors au bureau. Il n’a besoin de faire aucun effort, les mots suivants glissent et valsent sur le papier. Ses poèmes chantent de vieux souvenirs, des histoires et des paysages éculés.
Lorsqu’il se réveille, le vieillard met plusieurs minutes à comprendre où il se trouve. Le bureau en bois a laissé place à la vieille horloge sous laquelle il s’est endormi la veille. Il est enfoncé dans son fauteuil et perçoit le bourdonnement de l’extérieur malgré les volets fermés.
A-t-il rêvé ? Combien de temps s’est-il assoupi ? Il ne trouve réponse à aucune de ses questions, mais des picotements traversent son poignet, témoins de son occupation nocturne. Comment l’expliquer ? Sa seule certitude, ce matin-là, est de retourner la nuit prochaine dans cet atelier. Une étincelle s’est allumée en lui cette nuit. Son goût pour l’écriture a doucement repris sa place dans son esprit et son cœur.
Les nuits d’après, cette certitude devient réalité. Chaque soir, le vieillard s’endort pour se réveiller au chevet du bureau en bois. Chaque nuit la même ivresse emplit sa tête et anime sa main. Le vieillard écrit des heures durant. Les poèmes s’ajoutent un à un formant des piles qui se balancent dangereusement sous leur poids. Des manuscrits jonchent le sol, s’empilent sur le bureau et parviennent même à toucher le plafond. Le vieillard ne peut s’arrêter. L’écriture est devenue bien plus que la simple passion qui l’animait auparavant. Elle s’impose à présent à lui comme son échappatoire, la raison de subir ses journées pour retrouver sa plume le soir.
Une nuit, alors qu’il est attablé au bureau, il entend toquer trois coups. Il lève la tête, surpris, ne remarquant la présence d’une porte qu’à ce moment-ci.
Il s’en approche, marchant sur les nombreuses feuilles qui tapissent le sol, et l’entrouvre d’un geste hésitant. Là, il se retrouve face à la silhouette d’une femme. Il ne saurait lui donner d’âge car son visage est flou, brumeux, comme composé d’un nuage de fumée.
Le vieillard ne sait que faire. Il se balance maladroitement sur ses pieds, fixant la silhouette ombrée avec curiosité. À l’image de son visage, sa voix est brouillée, lointaine, presque inaudible. Le vieillard doit tendre l’oreille pour en percevoir le son. La femme pointe l’atelier d’un signe de la main. Il s’écarte alors pour lui permettre d’entrevoir son intérieur. Son doigt est maintenant dirigé vers l’une des nombreuses feuilles éparpillées sur le sol. Le vieillard la ramasse et la lui tend. La silhouette la considère avec intérêt. Cela fait poindre un sentiment de fierté dans le cœur du vieillard, qui lui adresse un sourire timide. Malheureusement, la silhouette ne lui laisse pas le temps de l’apprécier, tournant aussitôt les talons et s’éloignant dans la pénombre.
Le vieillard s’exclame alors :
– Attendez !
La silhouette s’immobilise.
Il reprend :
– Prenez ce papier. C’est de la poésie. La plus douce et mélodieuse que vous n’ayez jamais lue.
La silhouette se retourne et baisse la tête vers la feuille, avant de décliner l’offre d’un signe. – Laissez-moi ma chance, je vous en prie ! supplie le vieillard. Une fois que vous l’aurez lue, vous ne saurez vous en passer.
Il aperçoit la silhouette s’arrêter, en attente de la suite, et continue :
– Auparavant j’étais un grand poète. Tout le monde s’arrachait mes œuvres. Je n’ai pas perdu mon génie, je vous l’assure.
Il fait quelques pas pour se rapprocher de la femme, les yeux pétillant d’espoir. Ce qu’il souhaite c’est qu’on recommence à lire ses écrits et qu’on y trouve le même talent que dans le passé. La brève considération que la silhouette lui a accordée quelques minutes plus tôt a réveillé en lui un sentiment enfoui depuis longtemps, un plaisir égoïste. Celui qu’on apprécie son art et qu’on lui donne de l’importance. Le temps est suspendu. Tous deux se font face. Le vieillard finit par entendre, au bout de longues secondes, un râle rauque. Il se rapproche encore, réduisant la distance entre eux de quelques centimètres. La silhouette peine à articuler :
– En échange d’un mot.
– Un mot ? répète le vieillard incrédule.
– Un simple et unique mot, celui que vous souhaiterez, souffle la femme.
Le vieillard la considère avec étonnement, creusant davantage les rides de son front. Qu’est-ce que cela signifie ? Des mots il en a plein, il en connaît des milliers ! Il est vieux après tout, il en a entendu et écrit de nombreux. Son unique souhait aujourd’hui est de se faire lire, une fois encore. Que devient un poète qu’on ne lit pas, un artiste que l’on ne prend pas le temps d’écouter ? Il a retrouvé dans ses nuits la passion d’écrire, il ne désire plus à présent que la faire partager à qui le veut.
– C’est d’accord, finit-il par conclure.
La femme acquiesce et se saisit alors du poème.
Soudain, le vieillard se réveille brusquement dans son vieux fauteuil. Il cligne des yeux, sa lèvre tressaute dans un mouvement inhabituel. Il sent son esprit embrouillé, comme rempli de cette brume que la femme portait devant le visage. Il se lève péniblement pour atteindre la fenêtre. Il fait encore nuit dehors. Pourquoi se réveille-t-il maintenant ? Pourquoi l’a-t-on arraché à son rêve ?
Il passe la journée qui suit dans la terreur tordante qu’il ne pourra plus jamais retrouver ces nuits. Celles pour lesquelles il vit, celles qui donnent un sens au temps qui passe. S’il perd cela, son existence n’aura plus la douce odeur de cire et de fleurs séchées qui plane dans l’atelier, cet effluve de bonheur.
Il est tellement torturé qu’il met de longues minutes à trouver le sommeil la nuit venue, se tournant et retournant dans son fauteuil. Lorsqu’il plonge dans son rêve, son cœur bondit de soulagement. Une atmosphère familière se dessine à lui : l’épais tapis, le bureau, la bougie. Son enthousiasme est bien vite stoppé par trois coups à la porte. Trois coups similaires à ceux de la veille. Il ouvre et reconnait la femme. Il ne sait pas s’il est soulagé de la retrouver ou troublé quant à ce qu’elle lui a fait vivre. Elle ne lui laisse pas le temps d’y réfléchir et pointe à nouveau un papier. Le vieillard sourit, le ramasse et le lui tend. Elle a aimé. Elle a aimé et est revenue pour goûter à un autre de ses poèmes.
Le même sentiment de fierté gonfle son cœur, si bien que le rouge empourpre ses joues. La silhouette désigne alors la signature que le vieillard prend soin de réaliser à la fin de chacun de ses poèmes.
– Monsieur Orivelo, c’est mon nom ! rétorque-t-il.
– Félicitations, monsieur Orivelo, répète la femme dans un soupir haché.
Une vague de bonheur submerge le vieillard. Le souvenir de son nom dans la bouche de ses lecteurs lui revient, prononcé autrefois avec la même admiration. Les quelques mots de cette femme font l’effet d’une caresse sur son âme. Cette dernière s’écarte alors légèrement et ce n’est qu’à ce moment-là que monsieur Orivelo perçoit une forme frémir à ses côtés. Une seconde silhouette se détache dans la pénombre, celle d’un homme. Son visage est identique à celui de la femme, brouillé d’une fine fumée. Il pointe à son tour un papier faisant comprendre qu’il souhaite lui aussi sa part de lecture. Le poète attrape en vol une feuille et la lui offre.
– Un mot, formule avec difficultés la silhouette de l’homme.
Le vieillard n’hésite cette fois-ci que quelques secondes. La requête l’a surpris la veille, mais cette nuit-là il se sent confiant. Après tout, ces drôles de personnages font simplement partie de ses rêves. Il offre donc deux de ses mots aux silhouettes qui repartent avec de nouvelles poésies.
Les nuits suivantes se répètent avec la même cadence. Les deux silhouettes reviennent, accompagnées de trois autres, ayant toutes la même requête : elles aussi veulent découvrir la poésie de monsieur Orivelo. Il offre à chacune ses poèmes en l’échange d’un mot. Les silhouettes se pressent alors plus nombreuses encore. Nuit après nuit, la file devant l’atelier s’allonge. Monsieur Orivelo attend maintenant leur visite chaque soir. Les trois coups se font entendre dès les premières secondes.
La dernière silhouette signe la fin de sa nuit, monsieur Orivelo l’a compris, si bien qu’il prend un certain plaisir à faire durer le moment avec celle-ci. Il prend soin de choisir la poésie qui lui revient et lui conte l’histoire de son écriture. Il retrouve sa jeunesse, ses belles paroles et le don qu’il avait d’envoûter ses lecteurs.
Ainsi, chaque matin, le vieillard se réveille avec la sensation de brume et la lèvre tressautant davantage. Patienter toute la journée est devenu une torture. Il n’a plus rien à faire dans ce monde, sa place est dans l’atelier. L’odeur de fleurs séchées et les trois coups à la porte annoncent sa consolation. Les foules se pressent. Tout le monde l’acclame dans des murmures et halètements auxquels il s’est habitué. Tous s’arrachent ses poésies. Il n’a plus le temps d’en écrire tant la présence de son public l’occupe. Il a retrouvé sa gloire, sa prestance, son talent. Il est de nouveau apprécié et reconnu à sa juste et grande valeur. Son nom circule dans toutes les bouches.
La boucle est bouclée. Les mois s’enchaînent un à un. La nuit, le vieil homme parade devant ses admirateurs et le jour, il fait les cents pas, seul et courbé dans son appartement.
Le soir, on le nomme monsieur Orivelo ; le jour il n’est qu’un vieillard maugréant. Ces dernières nuits, il n’a même plus le temps de parler tant les silhouettes se succèdent. Il est de plus en plus fatigué, mais il ne s’est paradoxalement jamais senti aussi plein de vie. Sa lèvre tressaute maintenant des heures durant le matin lorsqu’il se réveille. Il a perdu toute notion du temps, tout se répète cycliquement.
L’atelier se vide progressivement. Les piles de manuscrits ne touchent plus le plafond, mais frôlent le plancher. Le bureau se retrouve bientôt nu, dépourvu de tout papier le tapissant. Si bien qu’une nuit, monsieur Orivelo n’a plus aucun poème à offrir. Lorsqu’il se réveille au petit matin, la lèvre tressautant et l’esprit engourdi, il décide de reprendre l’écriture la nuit prochaine. Cette idée ne le dérange nullement, c’est au contraire ce qu’il préfère. Il est surpris d’ailleurs de ne pas être revenu plus tôt à celle-ci. Ses nuits sont à présent saturées de présences. Le calme et l’inspiration lui paraissent lointains.
Lorsqu’il s’endort ce soir-là, puis se réveille dans l’atelier, il a à peine le temps de s’installer au bureau que les trois coups se font entendre. Cette fois il ne se précipite pas pour leur ouvrir. Il n’a rien à leur offrir. Il saisit sa plume et la pose sur une feuille blanche. Mais rien ne lui vient. Sa main tremblante s’impatiente. Ses yeux fixent la page immaculée, vierge, vide de toute trace. Ses lèvres tremblent dans un marmonnement muet. Les coups se font entendre une seconde fois. Monsieur Orivelo sursaute. Ses pensées s’entremêlent, il n’arrive plus à les rassembler. Toutes sont dénuées de sens, de mots. Ses mots ! Ses mots, il les a livrés à ces silhouettes. Il n’en a plus aucun désormais. Des lettres se mélangent dans son esprit, il tente avec terreur de les aligner. Les coups à la porte se font plus pressants. Il se lève brusquement, faisant tomber bruyamment sa chaise dans un fracas. Il rature d’un geste pressé des lettres sur les papiers jonchant le bureau. Aucune d’elles ne lui fait écho, ne réveille en lui un soupçon de souvenir.
Sa vision se trouble. Les coups continuent, martelant la porte. Il les entend, ces silhouettes qui se pressent à la porte pour lui prendre ses poèmes et voler ses mots !
Aveuglé par son succès, il a laissé ses lecteurs s’emparer de ce qui lui était le plus cher. Il ouvre la porte à la volée. Toutes les silhouettes lui font face, tendant leurs mains osseuses dans sa direction. Il veut hurler, leur crier de se taire, mais aucun mot ne sort de sa bouche. Il aurait dû s’en douter. Il réalise que la dernière fois qu’il a parlé remonte à il y a très longtemps, des semaines, des mois, peut-être même des années. Il a perdu le fil, aveuglé par l’envie de plaire, par le désir que ces silhouettes le complimentent pour son talent d’écriture, retrouvé dans cet atelier. Sa tête tourne, ses lèvres tressautent à le faire souffrir, sa vision se brouille. Une fine fumée lui passe sur le visage dans un froid courant. Il porte la main à sa bouche. Il ne la sent plus. Son visage lui file entre les doigts, se dissipe.
Il est piégé, il le sait, il l’a compris. Il devient l’une de ces silhouettes, courbées et chancelantes dans la pénombre de la nuit. Lui-même est un souvenir, de sa vie, de son passé de poète. Un artiste privé de son art, démuni de ses mots.
Il se pince pour se réveiller, pour rouvrir les yeux, se sentir enfoncé dans son vieux fauteuil, comme chaque matin lorsque son rêve prend fin. Mais il n’en n’est rien. Malgré ses supplices, ses hurlements déchirant l’obscurité, il se tient là, parmi les silhouettes. La suite de son existence est piégée dans l’une de ses nuits, dans un rêve devenu cauchemar.