Joachim se souvenait très exactement du moment où il avait décidé de prendre la route. C’était une veillée de la fin de l’hiver. Toute la famille était rassemblée autour de la cheminée et l’on évoquait l’arrivée prochaine du printemps. Il somnolait paisiblement sur sa chaise lorsqu’une phrase de sa mère l’avait fait sursauter.
« Vivement le bel avril, que l’on marie notre Joachim ! s’était-elle joyeusement écriée, relevant les yeux du fond de culotte qu’elle était occupée à repriser.
– Vous vous êtes donc enfin entendus avec le forgeron et sa femme ? interrogea l’une de ses tantes, venue du village voisin pour la soirée.
– Joachim épousera leur Maria le dimanche après Pâques, grommela son père. Ils s’installeront dans la petite ferme de sa défunte grand-mère.
– C’est bien la maisonnette qui se trouve juste de l’autre côté du pré ? Quelle chance, vous garderez votre fils tout près de vous ! Et le printemps suivant vous apportera certainement un bambin à cajoler ! »
Toute la famille se réjouit longuement de cette fête à venir. Seul le principal intéressé, à qui personne n’avait demandé son avis, restait silencieux. Bien sûr, il savait qu’il avait été convenu de longue date qu’il épouserait Maria. Mais voilà que cette perspective jusqu’alors brumeuse se concrétisait soudain, et qu’elle l’emplissait de terreur.
Il n’avait rien contre Maria. Il l’aimait même plutôt bien. Elle était sa cousine éloignée à la fois du côté de son père et de celui de sa mère, ses parents étant eux-mêmes cousins au troisième degré (au village, et dans tous les hameaux à trois lieues à la ronde, tout le monde était plus ou moins cousin). Il avait joué à chat et à la marelle avec elle. Il la connaissait depuis toujours.
C’était bien cela qui l’horrifiait : il allait passer sa vie entière avec cette fille qu’il connaissait depuis toujours, ils iraient habiter dans cette petite ferme au fond du pré, à un jet de pierres de la maison où il était né, il cultiverait la terre qu’il foulait depuis qu’il était capable de marcher, et il n’irait jamais plus loin que le bourg, à deux heures de marche, où se tenait le marché une fois par mois. Ce serait ainsi jusqu’à la fin, jusqu’à ce qu’il soit enterré au petit cimetière blotti contre l’église toute proche, en compagnie de ses aïeux et de leurs nombreux cousins.
Joachim s’était toujours distingué des autres garçons de son âge par une tendance à la rêverie. Les jours de marché, il laissait derrière lui l’animation de la place et de la grand-rue et marchait jusqu’aux dernières maisons en lisière du bourg. Il passait de longues heures à scruter l’horizon, immobile, se demandant ce qu’il y avait là-bas, plus loin. « Là-bas ? D’autres champs, d’autres villages et d’autres gamins stupides qui bayent aux corneilles ! », répondait invariablement son père tandis qu’il le ramenait en le tirant par l’oreille.
Ce soir-là, la chaumine humble mais confortable de ses parents, les prés et les bois familiers, les maisonnettes sagement groupées autour du clocher de la petite église, les visages connus depuis toujours lui parurent brusquement ternes, sans intérêt, insupportables d’ennui et d’habitude.
Le lendemain, il se leva bien avant l’aube, enfila ses meilleures chaussures et sa veste la plus chaude, jeta dans un sac la moitié d’une miche de pain de la veille et un fromage prélevé dans le garde-manger, glissa sous sa chemise le petit pécule qu’il avait réussi à accumuler en vendant ses agneaux au marché et partit sans se retourner.
Il se mit en route de son pas énergique et bien cadencé de jeune gaillard, seul sous le ciel où scintillaient encore quelques étoiles. Deux heures plus tard, il se retrouva tout naturellement au bourg, sur la place centrale encore déserte. Il remonta la grand-rue, dépassa les dernières maisons et, soudain indécis, s’immobilisa.
Il connaissait bien le panorama de collines douces semées de jardins et de vergers qui se dévoilait dans le jour naissant pour l’avoir si souvent contemplé en se demandant ce qu’il y avait au-delà. La route principale, bien entretenue, large et pavée, s’étirait à sa droite et barrait les courbes du relief d’une sévère ligne blanche. Sur sa gauche, un chemin secondaire sinuait à travers prés en suivant les méandres d’une petite rivière. Face à lui, le soleil émergeait peu à peu de l’horizon.
Il était parti. Mais où irait-il ?
Il n’y avait même pas réfléchi. Il savait juste qu’il voulait voir d’autres champs, d’autres maisons, des gens qui ne lui rappelleraient pas tous vaguement son père ou sa mère.
Il se remémora alors cette phrase que monsieur le curé aimait à asséner d’un air inspiré pour clore toute discussion. « Tous les chemins mènent à Rome ! » affirmait-il, catégorique, ce qui était généralement, Joachim l’avait remarqué, une façon adroite de se dérober à une question à laquelle il ne savait pas quoi répondre. Par ailleurs, monsieur le curé parlait souvent de Rome. C’était l’endroit où l’on se faisait dévorer par les lions et où saint Pierre avait été crucifié. Malgré tous ces événements malheureux, le pape avait estimé que c’était précisément là qu’il devait s’installer. Joachim haussa les épaules ; cela ne lui avait jamais paru très sensé, mais ce n’était peut-être pas la vertu que l’on recherchait prioritairement chez un pape.
« Tous les chemins mènent à Rome » répéta-t-il à mi-voix. Était-ce ainsi que s’y étaient échoués saint Pierre, le pape, et tous ces gens qui avaient fini dans l’estomac des lions, juste en suivant la première route venue ? Cette ville devait avoir un magnétisme particulier, semblable à cette force crépitante qui collait fatalement à sa main les poils du chat de la maison lorsqu’il l’avait longuement caressé en rêvassant devant la cheminée. Rien que pour cette raison, c’était un lieu qui méritait sans doute d’être vu.
Rome. Quelle meilleure destination choisir ? Quelle que soit la route qu’il prendrait, elle finirait tôt ou tard par le conduire jusqu’à la célèbre cité, sans qu’il ait à se soucier de triviales questions de carte ou d’itinéraire. Il pourrait choisir le chemin qui lui plairait le plus, prendre le temps d’admirer les paysages, s’imprégner des couleurs, des sons et des odeurs. Il marcherait tant qu’il en aurait envie, et s’arrêterait quand il serait fatigué. Quand on lui demanderait où il allait (car on était toujours censé aller quelque part, ou bien d’honnête voyageur on dégringolait à chemineau louche), voilà ce qu’il répondrait : Rome. Mais il voyagerait pour le voyage lui-même. Et cette idée lui plaisait.
Il étudia les deux options qui s’offraient à lui, la large voie pavée, droite et monotone, et le chemin qui serpentait à la poursuite de la rivière. Par temps de pluie, ce devait être un affreux bourbier, mais le ciel était clair et l’air avait une odeur de printemps. Il obliqua sur sa gauche.
Joachim n’avait aucune notion de géographie, et son sens de l’orientation était des plus flous une fois franchi le périmètre familier des trois lieues de campagne entourant son village. S’il avait écouté un peu plus attentivement monsieur le curé, il aurait su que Rome se dressait dans une lointaine contrée, douce et heureuse, quelque part au sud. Mais il avait vu le soleil monter en face de lui et il avait choisi le chemin à sa gauche, marchant d’un bon pas vers le nord.
Le troisième jour de son voyage, il remarqua que le patois parlé dans la bourgade qu’il traversait n’était pas tout à fait le même que celui de son village. Les femmes qui bavardaient près de la fontaine utilisaient un mot différent pour désigner leur seau.
Le cinquième jour, il se réjouit de rencontrer un groupe de voyageurs amicaux dans la taverne où il avait fait halte pour la nuit. Quels joyeux compagnons, qui connaissaient quantité de chansons grivoises et lui offraient pinte sur pinte ! Le lendemain, il se réveilla dans un fossé, transi de froid et la tête comme prise dans un étau. Sa bonne veste en peau de mouton, ses robustes bottes qui lui gardaient les pieds au chaud même dans la neige la plus épaisse et le modeste pécule qu’il serrait sous sa chemise, tout avait disparu au petit matin.
Joachim était philosophe. Il décida qu’on ne le volerait plus, puisqu’il ne possédait plus rien. Il gagnerait sa pitance au hasard des chemins. Il y avait tant de monde sur cette terre, bien plus qu’il ne pouvait en imaginer, et il avait l’intuition que la plupart, au fond, étaient de braves gens.
À l’instant où il s’extirpait du fossé, un couple de paysans en carriole s’arrêta à sa hauteur et l’invita à monter à l’arrière. Il séjourna quelque temps chez eux, participant aux travaux des champs. Il avait la main avec le bétail, et les vaches l’appréciaient, de même que le chien, le fermier et de plus en plus, sa femme. Mais cette vie ressemblait trop à celle qu’il avait quittée. Un matin, il attrapa un bout de pain rassis et partit sans se retourner.
Au cours de l’année qui suivit, il fit les foins et les vendanges, servit des chopes dans des tavernes où il apprit à repérer les filous du premier coup d’œil, assista un cordonnier, un poissonnier, un chirurgien-barbier, dormit dans des écuries et des bordels, à la belle étoile et dans le lit d’une bourgeoise esseulée. Il vit des châteaux et des cathédrales, des plaines et des montagnes, des champs d’oliviers et des alpages à moutons. Rien n’étanchait sa soif de découverte, tout l’étonnait et l’émerveillait. À peine commençait-il à s’accoutumer à des paysages, des langues et des usages nouveaux que l’aube le retrouvait sur le chemin qui avait eu sa préférence ce matin-là. Rome l’appelait. La première route venue l’y conduirait.
L’hiver surprit Joachim errant dans une sombre montagne hérissée de grands sapins. Alors que la nuit et la neige commençaient toutes deux à tomber, il déboucha dans une combe profonde et humide où se nichait un petit monastère. Il frappa à la porte et expliqua qu’il cherchait une étape sur la route de Rome. Les moines, aussitôt persuadés qu’ils avaient affaire à un pieux pèlerin, l’accueillirent bien volontiers et il resta parmi eux jusqu’au printemps.
Au creux de cette montagne noire et hirsute, l’hiver ressemblait à un long tunnel et le ciel bas fermait la petite combe comme un couvercle de fonte. Pour passer le temps, l’un des frères se mit en tête de lui apprendre à lire. Joachim progressait vite. À la fin de l’hiver, il ânonnait assez convenablement les quelques livres de messe de la maigre bibliothèque du couvent, et baragouinait même un peu de latin.
Le soleil réapparut au-dessus de la combe un matin de mars et Joachim se remit en route, serrant son bâton de marche d’une main et agitant l’autre pour dire au revoir à ses nouveaux amis. « Rappelle-toi de prendre le chemin à ta droite quand tu seras à la croix ! » lui crièrent-ils tandis qu’il s’éloignait.
Une heure plus tard, arrivé au carrefour que surplombait une croix de pierre moussue, Joachim examina les trois sentiers qui s’offraient à lui et décida que celui qui était bordé de bouleaux et de noisetiers était le plus avenant. Sans hésiter, il tourna à gauche.
Plusieurs années s’écoulèrent ainsi, marcher, découvrir, observer, choisir le chemin de gauche. Il franchit des montagnes, remonta des fleuves. Il fit tous les métiers, apprit de nombreuses langues, rencontra beaucoup de gens tous différents.
Les saisons passaient et les pays qu’il traversait étaient de plus en plus froids et sauvages. Un été, il se perdit dans une contrée immense et déserte sur laquelle le soleil ne se couchait pas. Mais l’hiver prit vite sa revanche, recouvrant tout d’une nuit permanente et d’une chape de neige. Heureusement, il rencontra un chasseur aguerri avant de croiser l’ours qui suivait sa piste depuis plusieurs heures. L’homme fit du feu et lui sauva la vie.
Joachim passa l’hiver sous des tentes de peau, parmi ce peuple aux étranges coutumes qui n’avait jamais entendu parler de Rome. Au printemps, les nomades se mirent en route vers le nord, suivant leurs troupeaux, d’étonnants cervidés incroyablement robustes bien qu’assez laids et plutôt stupides. Mais il avait compris qu’il était allé aussi loin que possible dans cette direction. Au-delà, il n’y avait rien qu’une mer infranchissable et glacée contre laquelle les chemins butaient, ricochant vers l’intérieur des terres. Il se sépara donc de ses compagnons et prit le sentier de droite.
Cette fois, il ne repartit pas seul. Son sauveur avait tenu à lui faire cadeau d’un animal de son troupeau, un jeune trop chétif pour affronter la rudesse de l’hiver et trop malingre pour échapper aux loups. « Pour manger » dit-il en lui tendant la longe. Mais le petit renne le regardait avec des yeux si doux que Joachim ne se résolut jamais à en faire son repas.
D’autres années passèrent. Le renne trottinait à ses côtés. Lieue après lieue, les climats se réchauffaient. Peu à peu, les langues parlées autour de lui retrouvaient des sonorités familières de vieille berceuse. Les visages s’éclairaient à nouveau quand il parlait de Rome, et les doigts se tendaient vers le sud.
Un jour, il franchit un impressionnant arc de pierre. Un peu plus loin, il acheta un petit pain pour lui et une carotte pour le renne à une vieille femme assise au bord de la route. Il en profita pour lui demander quel était cet endroit. « Tu ne vois donc pas que c’est Rome ? » aboya-t-elle. Il en lâcha le petit pain, que le renne s’empressa d’avaler.
Rome, enfin…
Pendant des heures, des journées entières, Joachim erra dans la ville, s’extasiant devant ses monuments majestueux, ses fontaines et ses jardins, son animation et sa joie de vivre. Et Rome l’accueillit en retour. L’étrange cervidé qui l’accompagnait n’était pas passé inaperçu, mais bientôt, ce fut le voyageur aux mille histoires qu’on réclama à cor et à cri. Partout où il allait, on l’entourait, on lui faisait fête, on l’écoutait bouche bée. Il avait des anecdotes à revendre et quand il parlait, une lieue de marche dans une campagne boueuse devenait une incroyable aventure, chaque mendiante croisée sur la route était une princesse aux pieds nus, chaque brin d’herbe au bord du chemin cachait une merveille.
Il se découvrait conteur.
Le pape lui-même voulut rencontrer le voyageur aux récits extraordinaires et son bestiau exotique, et se montra curieux tant de l’un que de l’autre. À la fin de l’entrevue, Joachim lui posa la question qui lui trottait dans la tête depuis toutes ces années. « Pourquoi dit-on que tous les chemins mènent à Rome ? » demanda-t-il poliment en latin. Le souverain pontife eut un sourire sibyllin et répondit simplement : « Essayez donc d’en partir… »
Mais Joachim avait assez voyagé, il se sentait bien à Rome. Chaque jour la ville l’éblouissait un peu plus par son histoire millénaire, ses orgueilleux palais de marbre dur, cet esprit gai et piquant qui lui était propre.
Oui, il était arrivé à destination.
Au bout d’un an cependant, un phénomène étrange se produisit. Dans son sommeil, il revoyait fumer la cheminée de l’humble chaumine où il était né. Il était hanté par les toits d’ardoise fine du village de son enfance, la modeste colline qui le surplombait et la rivière aux détours sauvages qui l’enlaçait de ses méandres. Parfois, il lui semblait même sentir sur sa peau cette douceur de l’air qu’il n’avait retrouvée nulle part ailleurs, foin coupé, pommes mûres et fleurs sauvages, si différente des vents aux senteurs d’iode qui décoiffaient Rome.
Un jour, il harnacha le renne, se munit de quelques provisions et quitta en catimini la ville éternelle.
C’était une belle journée de printemps. Il vagabonda joyeusement par des sentiers fleuris et des prés verdoyants, se remémorant les visages de ceux qu’il avait quittés, ses parents, Maria qu’il n’avait pas épousée, ses cousins qui se ressemblaient tous un peu. Le renne trottinait allégrement, et ils filaient tous deux bon train.
Alors que le soir tombait, il réalisa soudain que la haute silhouette qu’il voyait se dessiner au loin était celle d’un antique arc de triomphe.
Le chemin l’avait ramené à Rome.
Rien d’étonnant à cela au fond. La ville était vaste et tentaculaire, enserrée dans un réseau routier dense comme une toile d’araignée. Il sourit. Demain, oui, il partirait.
Le matin suivant, il se laissa guider par la brise qui venait de la mer. Au soir, il atteignit un petit port où il s’embarqua sur le premier bateau qu’il trouva. Confortablement installé sur un tas de cordages, il s’endormit paisiblement, confiant son errance au nautonier.
Il ouvrit les yeux à l’aube, alors qu’un monumental arc de pierre glissait sur le ciel au-dessus de lui. La barge avait remonté le fleuve pendant la nuit, il était de retour à Rome.
Ce fut la même chose chacun des jours qui suivirent. Il partait de bon matin en rêvant au village de son enfance. Il marchait pendant des heures, le renne à ses côtés, par des routes toujours différentes, un jour large voie pavée, un jour vague sente boueuse, un jour piste à travers champs, un jour sentier littoral sableux. Invariablement, le soir le retrouvait sous l’arc de triomphe.
Il comprit alors ce qu’avait voulu dire le pape. Rome était l’aboutissement de toutes les routes, la destination ultime, la fin du voyage. C’était là qu’on regardait par-dessus son épaule et qu’on mesurait le chemin parcouru. C’était là qu’on décidait qui on voulait devenir. Ou bien c’était là qu’on se consumait, gangrené par le poison de la nostalgie.
« Tous les chemins mènent à Rome »… Oui, maintenant il comprenait ce que cela signifiait.
Alors, comme il ne voyait rien de mieux à faire, Joachim s’assit à l’ombre de l’arc de triomphe et tandis que le renne broutait quelques brins d’herbe poussés entre les pavés, il se mit à écrire.