Je n’arrive plus à respirer, je suffoque. L’air n’entre pas dans mes poumons et veut m’étrangler, je ne peux plus respirer, je vais m’étouffer.
Je ne sais pas où je suis, où est-ce que je suis ? Partout, tout autour de moi, tout ce que je vois : du rouge.
Du rouge et il s’emballe, s’étale, m’avale, et je ne vois rien, rien d’autre, ne suis rien, rien d’autre que ce rouge qui m’entoure, qui me cerne et je ne veux pas qu’il m’absorbe. Je ne veux pas qu’il m’engloutisse, je ne veux pas disparaitre.J’étouffe, ma bouche grande ouverte tente de capter désespérément l’air traître qui semble me fuir, ma poitrine m’oppresse, veut me broyer, m’écrase et pourtant je me tends, me dresse autant que je peux à la recherche d’une parcelle d’oxygène qui pourrait me sauver. Une gorgée d’air réussit à franchir la barrière de ma gorge nouée, et c’est comme si la vanne s’ouvrait progressivement. Ma respiration se fait saccadée ; je reprends mon souffle.
Le rouge se dissipe et le noir retrouve sa place.
Je prends seulement conscience de mon corps couvert de sueur, de ces frissons qui m’assaillent et de ce bras engourdi à force d’avoir serré trop fort un pan de mon drap trempé. Je ferme les yeux un instant, essaie de calmer les tremblements compulsifs qui se sont saisis de moi, mais je ne parviens pas à les stopper. Je prends une inspiration, repousse la couverture souillée, requière le soutien de mon lit et mobilise mes forces. Je me lève. Essoufflé, hagard et exténué ; mes jambes me lâchent, je titube et m’appuie sur la table de nuit qui tremble sous le poids que je lui impose.
La fenêtre, il faut que je rejoigne la fenêtre ! Mes pas sont traînants et incertains, je réussis pourtant à l’atteindre. Je l’ouvre, inspire une grande bouffée d’air glacé ; il me dévore les poumons. J’expire longuement, pour apaiser ma respiration encore folle, reprendre mes esprits. La frontière entre rêve et réalité est encore trop ténue alors je me refuse à penser. Je me contente seulement d’emplir mes poumons de ce souffle glacé jusqu’à les faire crever.
Mon marcel et le caleçon que je porte sont de piètres remparts contre le froid. Je tremble comme un fil tendu qu’on vient titiller. Il y a de la lumière en bas, partout en fait puisque les lampadaires jettent au sol leur jaune clarté et qu’elle éclabousse un peu tout autour. Les immeubles qui bordent la rue, les voitures garées, les arbres et la lumière trouble leur donne une couleur étrange, fade, mais mouvante.
Je m’écarte de la fenêtre, la laisse entrouverte pour aérer la pièce trop pesante, passe une main sur mon visage tiré et retourne m’allonger sur les draps. Ils sont gelés. J’ai les yeux grands ouverts, des images me reviennent comme par flash et je voudrais les noyer, de les étouffer pour qu’elles s’éteignent. Mes paupières s’abattent sur mes yeux et mes mains viennent sceller leur position, mais d’autres surgissent à chaque fois et je ne peux pas les dissiper.
Je me redresse, le souffle court ; je ne dois pas y penser. La lumière des lampadaires dehors, et peut-être celle des étoiles dans le ciel nu, éclaire le salon par la fenêtre laissée ouverte.
Je me lève, erre un instant au hasard, tourne en rond sans savoir que faire, puis vais me chercher une bouteille d’eau pour soulager ma bouche encore pâteuse. Je saisis la bouteille, dévisse le bouchon et la porte jusqu’à mes lèvres gercées. Je sens le liquide frais emplir ma bouche et glisser le long de ma gorge.
Mon œil dévie sur la pile de toiles qui traînent dans un coin de la cuisine. Ça fait un moment que j’avais prévu de m’en débarrasser. Je ne sais plus quoi en faire, elles prennent trop de place, je n’ai nulle part où les planquer et je ne supporte pas le fait de les regarder à nouveau. Je m’impose pourtant leur vue chaque jour. Je ne sais pas ce qu’il faut que j’en fasse. Et puis il y a toujours cette toile vide qui patiente, dans un coin du salon. Avec tous les pinceaux et la peinture à côté, qui attendent depuis un moment que je vienne leur rendre visite.
Je ne peux plus.
Ça fait des mois que je suis enfermé ; je ne sors que lorsque c’est vraiment nécessaire, ne vois plus personne. A part Lee. C’est la seule qui continue à passer, malgré le fait qu’elle sache que je veux la fuir. C’est la seule qui a choisi de rester alors que je fuis tout le monde.
J’ai le regard toujours fixé sur la toile blanche, la bouteille dans la main. Lee m’a dit que j’avais assez attendu, qu’il était temps que j’arrête de m’emprisonner moi-même, que je devais ouvrir les verrous. Que je devais remonter à la surface, laisser remonter le reste aussi parce que si je n’y fais pas face, je vais vraiment couler. Elle m’a dit que je devais me laisser sortir.
Je sais que je dois sortir.
La toile me nargue encore, elle semble me lancer des « Alors ? » moqueurs, comme si elle savait que je n’allais pas relever le défi.
Je dois sortir, je sais que je dois.
Je pose la bouteille et retourne dans la cuisine. J’ai besoin d’autre chose, d’une portion de courage sous forme liquide, celui que je fuis pour ne pas qu’il me noie davantage, pour ne pas devenir plus misérable encore que je ne le suis déjà. Je vais m’en injecter une dose parce que je sais qu’il ne viendra pas de moi, le courage. Je peux faire un pas, mais je ne dois pas repartir en courant en sens inverse.
Je dois sortir.
J’évite mon regard dans le miroir du placard dans l’entrée, saisis ce dont j’ai besoin et serre les dents à m’en disloquer la mâchoire. Trop tard pour reculer, je dois faire face.
Je dois sortir.
Il y a du noir, du noir partout, quelques silhouettes indistinctes de bâtiments encadrent ma vision mais surtout, il y a le ciel. Liquide, il s’étale et recouvre mes yeux comme l’aurait fait un voile ; je ne vois que lui. Quelques points lumineux le parsèment, taches brillantes et blanchâtres irrégulièrement réparties ; la lune m’est invisible.
Des lampadaires aussi, différents de ceux que je voyais de ma fenêtre, un peu plus grands et la lumière qu’ils dispersent est moins diffuse. Ils éclairent à ma droite la façade d’un grand immeuble peinte de bleu, des figures y sont représentées mais je ne prends pas la peine de les détailler.
J’avance.
Des panneaux de signalisation, des feux tricolores, un passage pour piétons, plus loin je peux voir des rails de tramway qui sillonnent le bitume.
Je suis seul.
Je passe devant un petit parc, une maigre aire de jeux pour gamins. Il est orné d’un banc recouvert de graffitis et de dessins qu’il ne m’est pas possible de distinguer, d’une balançoire et d’un petit toboggan. Des enfants ont dû venir y jouer plus tôt, quand les rues étaient bondées, que les voitures essayaient tant bien que mal de se frayer un chemin à travers la marée de véhicules et que le bruit sourd d’une ville en éveil animait les conversations. Peut-être qu’il y avait une petite fille qui a dévalé la pente spiralée pendant que sa mère discutait avec une amie. J’ai l’impression de voir ses boucles folles se soulever à cause de la vitesse, d’entendre son rire enthousiaste.
Je détourne le regard.
J’avance encore, une voiture passe et ses phares m’éblouissent momentanément. Je croise un arrêt de bus, j’imagine les gens qui attendaient là, plus tôt, ceux qui y ont attendus. Il y a un collège plus loin et c’est comme si je voyais les gamins qui entraient en chahutant, le surveillant chauve près du portail pour les accueillir.
Les gens qui ont marché sur ce trottoir, les discussions qu’ils ont tenues…
-… de la dernière fois, le prof a exagéré sur…
-… et j’en revenais pas ! Il a quand même dit à Léa qu’il pouvait…
-… si vous pouviez leur dire que la réunion de lundi…
J’ai l’impression de disparaitre sous un flot de paroles incompréhensibles, de passer parmi la foule qui se presse sans m’apercevoir, sans que je doive m’écarter. Mon regard s’oriente plus haut, il y a de la lumière à une fenêtre. Les volets ne sont pas clos et je peux voir les rideaux blancs vaporeux caresser la vitre.
Un chat traverse la rue à toute vitesse devant moi et je vois un oiseau s’envoler. Il se pose dans la rue en face de la mienne, sur une poubelle, et me regarde marcher. Il n’a pas peur, reste immobile, il semble m’observer de ses yeux sombres et perçants, ce qui me met mal à l’aise. Je voudrais le faire fuir mais je n’ose pas prononcer le moindre son.
La lumière d’un bar… Plus loin des gens s’agitent, la musique me parvient, vive et agressive ; autant que ces néons qui m’assaillent et m’aveuglent presque. Je vois des corps se mouvoir en rythme, suivant une danse presque hypnotique, irrésistiblement attirante. Mais je détourne de nouveau le regard pour me concentrer sur les paroles insensées qui sont censées m’escorter.
-… parce que si elle ne vient pas je t’assure que ça ne va pas…
-… et dans le doute vous lui direz que…
Soudain son visage apparait parmi la foule, familier et méconnaissable à la fois, accompagné d’une traîne couleur de feu. Ma respiration s’accélère et mes yeux s’écarquillent face à ses traits crispés, je…
… reprends mon souffle.
Elle n’est déjà plus là, ce n’était pas elle, elle n’était pas là. J’expire longuement, me concentre sur le sol goudronné pour me calmer avant de réaliser que je suis de nouveau complètement seul. Les masses grouillantes et bavardes se sont estompées.
Je souffle et la maigre buée qui s’échappe de ma bouche se dissout dans l’air glacé. Il fait froid, je ne m’en aperçois que maintenant. Mon corps entier semble gelé, mes membres engourdis peinent à se déplacer et ma pensée ralentie se fond dans l’hébétude ambiante.
La rue est vide, parait figée. Les hauts immeubles l’escortent sans se tasser, et pourtant je me demande comment ils tiennent encore debout. S’ils vont s’effondrer. Si leurs débris émiettés s’étaleront sur la chaussée. S’ils recouvriront cette voie pour la faire disparaître. Si je resterai coincé sous les décombres, étouffé par les ruines. S’il y en a beaucoup qui sont écrasés par le poids des souvenirs.
Je n’ai pas le temps de réfléchir davantage sur ces questions, les façades ne sont déjà plus là et les bâtiments ont disparu pour laisser place à un large carrefour. Je traverse sans y prendre garde – après tout il n’y a personne d’autre que moi ici. J’ai l’impression de suivre un chemin défini à l’avance, un parcours connu et marqué jusque dans mon âme, même si je ne me souviens pas l’avoir emprunté auparavant.
C’est rassurant. Je n’ai plus besoin de contrôler ma démarche, mes membres me guident, certainement par instinct, et je leur fais confiance. Devant moi, une longue barrière d’arbres nus, mais immenses, semble m’attendre.
Je marche jusqu’à les atteindre. De là où je suis à présent, je peux apercevoir un grand pont qui paraît dominer toute la ville endormie.
Un pont.
Je retiens ma respiration, stabilise mon regard à l’horizon, et lentement, très lentement, le fais descendre jusqu’à mes pieds.
De l’eau.
Je ne peux plus respirer ; je ne comprends pas, je ne sais pas pourquoi je suis là.
Je regarde à droite, à gauche, cherche une issue. Tout ce que je vois cependant, c’est l’étendue calme et sombre qui me fait face.
Je sens avant de voir… Une présence à mes côtés. Je sais qu’elle est là, elle m’a retrouvé.
Je ne veux pas tourner la tête, ne veux pas la voir. Je ne veux pas être confronté à la haine qui déborde de ses yeux, à la rage qui la ronge, au dégoût qui la consume : à ce reflet de moi-même. Mais le vent ne me laisse pas le choix, il apporte une mèche rouge et bouclée dans mon champ de vision.
Mes yeux se tournent vers elle sans que je ne le décide. Son visage est dirigé vers le champ liquide et néanmoins je vois ses taches de rousseur, sa peau pâle et l’un de ses yeux aux profondeurs abyssales, insondables, comme le fleuve qui nous fait face et que je ne peux affronter.
Je dois lui expliquer, m’excuser. Lui dire que c’est pas ma faute, que je ne pouvais rien faire. Que j’aurais voulu l’aider, mais que je ne pouvais pas bouger. Que j’étais pétrifié, comme je le suis maintenant. La seule chose que je souhaite, c’est m’en aller, m’enfuir aussi loin que possible et disparaître, mais je ne peux pas bouger, je suis terrifié. Elle ne dit toujours rien, son silence me consume.
Les arbres autour, j’ai l’impression qu’ils s’approchent. J’ai peur qu’ils me poussent, me fassent tomber à l’eau. Ils ressemblent à de grands squelettes ; leurs branches sont comme des bras tendus qui me désignent, me pointent du doigt et m’accusent. Je ne peux pas me défendre, et pourtant comme je voudrais le faire ! Je suis désolé, je veux te dire que je suis désolé.
Désolé…
Son visage pivote dans ma direction. Aucune condamnation dans son regard, pas le moindre reproche, son expression est entièrement neutre.
Ses yeux s’écarquillent, ils deviennent globuleux, comme s’ils allaient jaillir de leurs orbites et le noir de son regard semble vouloir me happer. Sa bouche s’ouvre, cherche à capter l’air qui lui fait défaut. Elle se débat, gesticule, porte les mains à son cou, mais rien ne peut la libérer, elle ne comprend pas.
Ce sont mes mains qui enserrent sa gorge.
Une rafale de vent m’assaille et m’apporte ses cheveux en plein visage, je ne vois que leurs reflets d’un cuivre vermeil sous les lampadaires. Ils ondulent comme s’ils reposaient sur une surface liquide qui subit des remous Les bras ballants, j’observe la tignasse sanguinaire flotter à la surface.
Je titube, incapable de soutenir ce spectacle une fois encore. L’impuissance me mine, la culpabilité me dévore. Je heurte quelque chose derrière moi, essaie de me rattraper. Ma main tape sur une table et écrase le verre qui y reposait, qui explose. Je tombe et emporte tout dans ma chute.
Je suffoque, ne vois rien d’autre que le rouge qui domine, lève mes mains à hauteur de mon visage ; elles sont couvertes d’un liquide sombre et répugnant. Pris de panique, je détourne mon regard pour trouver une réponse salvatrice, mais l’immonde fresque qui me surplombe me saute au visage.
Ma vision se teinte de noir et je sombre.
*
Le soleil est levé depuis longtemps lorsque Lee pénètre dans l’appartement de son ami. Comme il avait l’habitude de ne jamais ouvrir la porte quand des gens sonnaient, il lui avait passé la clé pour qu’elle puisse rentrer directement quand elle voulait le voir.
-Paul, t’es là ?
La jeune femme pose son manteau sur le meuble à chaussures, commence à dénouer ses baskets avant d’y renoncer en voyant la propreté douteuse du sol.
-Ça fait un moment que je ne suis pas passée, mais c’était la folie au magasin.…
Elle soupire, passe une main dans ses courts cheveux noirs lorsque son regard croise son reflet dans le miroir près de l’entrée.
-Il caille ici, t’as pas mis le chauff…
Lee vient d’atteindre le salon, elle suspend sa phrase.
La fenêtre encore ouverte grince et tangue à cause du vent.
La toile blanche depuis des mois est enfin achevée, elle déborde même. Les trois murs sont recouverts de peinture, il y en a partout par terre et sur le canapé, comme si on en avait étalé à la main aléatoirement. Lee arrive à peine à distinguer ce qui y est représenté, en revanche une trainée rouge et continue se détache du reste. Elle la suit, intriguée. La trace rouge se fait de plus en plus appuyée, épaisse mais aussi vacillante jusqu’à…
-Paul !
Le corps de son ami repose parmi les débris de verre.
La traînée rouge suit son chemin, quitte le mur jusqu’à atteindre Paul. Et ses mains habillées de peinture, couvertes de sang.