Suzie se leva plus tôt que d’ordinaire. Les pieds nus et les cheveux en volcan. Elle ne sentait pas le froid. Lentement, elle se dirigea vers la chambre tiède de sa mère. Ce matin, le craquement du plancher avait une résonance en biscotte alors que d’habitude c’était comme un croûton de pain rassis. Comme chaque matin, sa mère murmurait dans une esquisse d’articulation « coucou ma puce, mets tes chaussons, c’est par les extrémités qu’on attrape la mort, tu sais bien ». L’ambiance était moite, le souffle de la maison comme retenu, les choses étaient en suspens. Suzie sentait un malaise dans tout ce qui l’entourait sans pouvoir mettre un mot dessus. Une odeur vaporeuse. Elle était en alerte malgré elle. Et puis d’abord, comment la mort pouvait-elle préférer entrer par les pieds qui puent ou les mains collantes? Elle est si célèbre qu’elle pourrait au moins se permettre de pénétrer le corps par le cristallin, une bouche voluptueuse…Elle pénétrerait dans ses cibles par un baiser. Au moins ce serait agréable et chaud. Mais non, la mort entre par les pieds, elle gèle les gens de l’intérieur et leur file une mauvaise odeur en gage d’adieu.
Suzie pensait à tout cela en cherchant son bol bleu du chocolat, attendant que sa mère vienne lui gratter la tête. Elle était une étourdie sa mère, elle mettait le bol toujours trop haut dans le placard, inaccessible à Suzie. Cette petite fille était un mélange atypique. Rien que son prénom détonait. Mélange canadien d’un père inconnu, resté au pays, et d’une grand-mère maternelle autoritaire et forte qui s’était très tôt promis de se forger une ligne de conduite dont elle ne s’écarterait jamais. C’est pour cela peut-être qu’elle avait la conscience d’une ancienne. Elle s’éclipsait elle-même des jeux de récréation sans portée…Car pour Suzie, tout devait avoir un sens. Tout était grave. Apprendre la légèreté lui demandait beaucoup de concentration.
Le lendemain, l’odeur était plus tenace. Puis pendant une semaine, chaque matin, elle se demanda le pourquoi de cette mascarade continuellement présente à ses narines et ses oreilles. Elle se sentait seule. Seule et différente. Ce n’était pas qu’une impression car tous, petits et grands, lui renvoyaient le douloureux reflet de l’étrangeté. Personne ne la regardait, ni l’écoutait. Elle apprenait la transparence avec zèle.
Le samedi, n’y tenant plus, elle descendit à la cave; cette cachette des maisons où l’on ne va que par obligation. L’électricité y était nonchalante. Les cartons restaient empilés étrangement, n’obéissant plus à la loi de la gravité. Suzie se disait que la cave était l’endroit des mystères et des bêtises enfouies, et qu’elle lui donnerait forcément une piste. L’odeur se renforcait à la mesure de ses pas. Suzie s’attendait à voir surgir une souris ou la pire de ses tantes, celle qui est chauve et ne sort que la nuit. Quel ne fut son soulagement quand elle aperçut un corps sans vie !
C’était un homme maigrelet, ses cheveux s’éclataient en chou-fleur sur le haut de son front, des lunettes rondes d’enfant encadraient ses yeux. Suzie le trouva moche, mais sympathique.
Le premier problème était que cet homme ne lui rappelait rien, mais qu’il se trouvait dans sa cave. Le second était l’odeur d’endives au jambon amères qu’il dégageait. Malgré ces éminentes problématiques, elle s’approcha. Elle sourit devant sa tête bonhomme et se dit alors que les personnes amusantes le sont d’une manière universelle et définitive, même mortes. Elles portent le rire en elle. Inversement, les visages tragiques le sont même quand ils rient, ce qui leur donne un air d’autant plus pathétique. En le regardant plus attentivement, il lui semblait qu’elle avait déjà vu ses traits, de manière fugitive. Il avait conservé ses pommettes et un sourrire qui se dessinait au fusain. Il portait une chemise à carreaux bleus et rouges, un pantalon marron en velours retenu par des bretelles, comme un grand-père. Des chaussures usées, avec la semelle décollée affirmaient son côté revêche.
Aucune expression de terreur ne le trahissait, on avait dû lui faire une bonne blague avant de le tuer…Tuer ? Comment en aurait-il été autrement…? Fait-on le choix de mourir dans une cave ? La fenêtre étroite était ouverte et son verre en miettes. Quelqu’un de l’extérieur l’aurait cassée et aurait plié le corps comme un mouchoir à l’intérieur.
Suzie commencait à sentir ses jambes mal assurées. Elle avait peur. Elle réalisait soudain que celui qui avait commis cela était robuste. Son jeu d’enquête se transformait ostensiblement en sombre fait.
« La peur n’efface pas le danger« . Ces petites phrases banales l’avaient toujours fait rire. Elles fermaient les becs des grands bavards tout en laissant un champ flou d’interprétations. Cela lui rappelait les repas de famille… les ventres qui s’élargissent et les joues qui deviennent rouges, rendant vaines toutes les tentatives de maquillage préparateur. La compétition tacite pour savoir quelle mère de famille serait la mieux conservée ; de regards en coin en petites moues sur les hanches et les rides, s’avéraient complètement vaines au bout de quatre heures de repas gargantuesque où chacun finissait monstrueux. Toujours la même mélodie se répétait, à l’heure du dessert, les langues s’enhardissaient à dire leurs peurs sur l’avenir et l’économie chutante… Au café, oncle Georges trouvait une phrase tout faite pour clore les débats. A Pâques, sa phrase était « chacun voit midi à sa porte« . Suzie se souvenait qu’elle voyait mal un bon papa ouvrir la porte de leur maison monotone et se trouver face à une horloge indiquant midi.
A Noël, « tout ce qui ne nous tue pas nous renforce !« . A l’anniversaire de Mathilde; « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras !« . Suzie souriait quand chaque membre de la famille voyait en Georges une certaine idée de la sagesse.
Oncle Georges, frère de la mère de Suzie, était barbier coiffeur. Il tenait absolument au mot « barbier » qui faisait, selon lui, plus distingué, rappelant l’époque où tout ne se résolvait pas à coup de tondeuse mais où la barbe était une affaire de raffinement. Il sculptait ses moustaches avec une énergie frénétique. Chaque matin, devant sa petite glace, celles-ci devenaient comme un objet extérieur, elles étaient la femme jamais conquise, la maîtresse pour qui l’on se dépasse, l’épouse à entretenir. Quand on demandait à Georges s’il était célibataire, il avait souvent envie de répondre « non »… Non, il avait ses moustaches. Il se résignait au « oui » socialement, pour ne pas paraître plus étrange qu’il ne l’était déjà.
« La peur n’efface pas le danger« . Si Suzie commençait à frémir dans cette cave, c’était parce qu’il y avait bel et bien un problème de taille. Elle remonta de la cave, espérant avoir fait un mauvais rêve. Sa mère dormait et ronflait profondément.
Seule dans la cuisine, son coeur martelait. Comment auraient fait les autres ? Toute la tribu des gens plus forts, des non-déstabilisés, de ceux qui ont du « sang-froid » ? Tous les gens qui ne doutent pas d’eux-mêmes, ou qui le montrent si peu. Qu’aurait dit Oncle Georges?
Sans réfléchir, dans un sursaut d’instinct, elle mit ses chaussures et sortit retrouver Georges. Lui saurait, il aurait la phrase qui fait mouche rendant toute situation anodine. Certainement trouverait-il son initiative farfelue car ils ne passaient jamais de temps ensemble. C’était une relation purement familiale où l’on s’échange des banalités lors de fêtes autrefois religieuses. Elle traversa toute la ville. Rentra sans faire de bruit dans la vieille maison maquillée par le lierre. Le surprit attablé devant des montagnes de livres, de journaux politiques et d’ouvrages d’Histoire. Il était assis, les jambes secouées par un mouvement répétitif. Ses jambes mâchaient du chewin-gum. Il se répétait des mots à apprendre par coeur. Je vais vous dire sa faille : Oncle Georges n’était pas quelqu’un d’érudit, il cachait sa faiblesse par ses dictons populaires. C’était un homme sans opinions. Il essayait juste de les trouver dans un livre.
Quand il était petit, il ressentait la même peine. Il se retrouvait avec des gens de son âge sans n’avoir rien à dire dans les moments de silence. Le silence devenait un supplice. Il interrogeait le ciel déséspérement « donne-moi quelque chose à dire, un sujet à lancer, un avis »… Mais plus il cherchait, moins il trouvait. Aussi décida-t-il à l’adolescence de se lancer dans l’ironie et les phrases banales. Cela ne le rendait pas plus intéressant à ses yeux mais au moins gagnait-il une place dans un groupe. Grâce aux proverbes, Georges était invité à des repas.
En faisant le tour de la table sans qu’il la voie, en scrutant son visage, Suzie vit avec horreur de la haine. De la colère jamais exprimée, jaillissant de ses yeux, dévorant les livres devant lui. L’expression affamée de celui qui se sent victime d’une injustice. L’obsession de celui qui veut compenser ses années de frustration. Pas une seule fois Oncle Georges ne leva les yeux sur elle, pas une seule fois il ne se douta de sa présence.
Si nous étions la conscience de Georges, nous serions malheureux comme les pierres. Ignorés. En comparaison constante avec les autres et leurs exploits, nous passerions notre temps à nous maudire. Nous ne ferions attention aux autres que pour les glorifier silencieusement…et nous souffririons intérieurement de si peu les connaître. Notre solitude serait un gouffre, un vertige. Mais jamais nous n’aurions eu l’honnêteté de nous retourner face à nous-mêmes pour changer cette boucle malsaine.
D’un coup il se leva. Suzie le suivit en silence… chez elle ! Pourquoi allait-il chez elle ? Il marchait à grandes enjambées, les doigts en griffe sur son pantalon. Il regardait ses chaussures, absorbé par sa conscience qui, peut-être, se réveillait d’une longue léthargie. Il frappa fort avec ses poings sur la porte. Plusieurs fois. Quand la mère de Suzie arriva, les cheveux dispersés en baguettes, elle avait les yeux à demi-clos, inexpressifs.
– Quoi ?
– Comment quoi ? Tu as vu l’heure qu’il est?
– Que se passe-t-il, Georges ? Tu me réveilles…
– Comment se fait-il que je te réveille un samedi à 13h ? Quand vas-tu arrêter tes cachetons ?
– Et merde Georges ! Quand vas-tu arrêter tes leçons de morale, toi ? Je ne comprends pas, ce n’est pas Noël, ce n’est pas l’enterrement de Suzie, alors pourquoi tu es là ? Ne peux-tu pas me laisser tomber tranquillement dans mon monde noir…? Au moins dans ce monde, je m’imagine que je lui parle chaque matin, au réveil.
Elle sanglota. Des pleurs amers. De l’eau salée qui dégouline sur ses joues creusées. De l’eau salée qui a tellement l’habitude de glisser sur cette peau qu’elle en a marqué les contours. Quand les pleurs deviennent le sculpteur d’un visage, alors le chef d’oeuvre terrorise.
Empêtré devant l’émotion qu’il ne savait pas gérer pour lui-même, Georges lui prit les épaules un peu autoritairement. Derrière lui, Suzie avait les yeux qui piquent. Elle criait « je suis là maman ! », un cri intérieur étouffé par son absence.
Oncle Georges regarda sa soeur gravement…
– Laisse-moi aller dans ta cave.
La mère de Suzie s’effaça. Rien ne lui importait depuis le 6 novembre, date de l’accident de montgolfière de Suzie. Suite à une rafale, elle avait avalé trop d’air et s’était transformée en ballon. Ne supportant plus la pression de l’altitude, celui-ci avait crevé, ne laissant de Suzie qu’un vestige en plastique rouge.
Il descendait les marches, ralentissait vers les dernières. Suzie emboîtait le pas. C’était lui ! C’était lui ?
Georges s’arrêta sur la dernière marche, pris de peur. Puis entra et se faufila vers le cadavre. Il le considéra longuement et sourit malgré lui en regardant sa drôle de caboche de mort. Il prononça: « je te regrette tant mon vieux ». Une larme glissa, rebondit sur la moustache de Georges, dégringola sur le nez du mort.
Suzie sortit, c’en était trop pour elle. Elle courut dans la rue. Trop d’incertitudes, trop de questions qui restaient en suspens. Ce n’était pas Georges. Mais qui ? Qui voudrait tuer cet homme ? Et qui était cet homme ?
Elle vit son oncle sortir, la mine grise, la frôler en marchant de la même manière. Il se voûtait, comme si le poids des opinions pèserait à jamais sur lui. Cela ne lui ressemblait pas car il avait toujours voulu s’élever, au moins dans son apparence. Suzie le suivit. Pour le voir frapper chez Térésa au coin de la rue des parapluies. Térésa était sa belle-soeur. Epouse du frère de Georges mais veuve très jeune. Trop jeune si tant est qu’il y eût un âge. Térésa et Georges formaient un duo complice, l’un avait tendance à finir les phrases de l’autre, ils se comprenait d’un regard ce qui excluait les autres autour. Il était ardu de garder la face devant ce couple car le langage tacite, le monde deviné, est le plus déroutant qu’il soit. Sans avouer l’indécence haut et fort, beaucoup pensaient que Térésa s’était trompée de frère et qu’ils finiraient ensemble.
Si nous étions le coeur de Térésa, nous serions des êtres tourmentés. Notre cerveau sans cesse en marche influencerait le moindre de nos instincts. Nous serions doués d’un sens de l’observation aigû. Rien ne nous échapperait. Rien. Aussi, dans les repas de famille, nous aurions perçu le complexe de Georges. Nous aurions vu au dessert cet homme discret qui se penchait à son oreille pour lui murmurer quelque chose et qui disparaissait aussitôt. Cet homme à l’allure atemporelle, aux cheveux en chou-fleur et vêtements usés, que pourtant personne ne remarquait, tous trop préoccupés à défendre leurs raisons. Nous aurions eu un coup à la vue de cet homme que l’on chérirait en secret, se rabaisser devant tous, si peu certain de lui qu’il se perdait en proverbes faciles. Nous aurions eu l’envie desespérée de le bousculer dans sa vie, de faire en sorte qu’il retrouvât sa propre estime.
Georges frappa. Elle lui ouvrit dans un acquiescement, comme si rien ne la surprenait. Ils se regardèrent longuement. Il n’y avait plus rien à ajouter.
Bien des années plus tard, le monde peinait à se remettre de sa crise existentielle. Les systèmes se reconstruisaient. Un simple fait divers pouvait engendrer des conséquences méconnues, comme le battement d’ailes d’un papillon qui….
Le cadavre avait été non-identifié, puis enterré en fosse commune. La police, après deux jours de rudes investigations, n’était pas parvenue à lui donner une identité ni une raison plausible de se retrouver là. Elle abandonna ce mystère décidément trop encombrant.
Suzie veillait toujours en silence sur sa mère qui allait mieux. Celle-ci avait déménagé et était conteuse pour des enfants malades. Elle se battait pour trouver une autre raison de vivre que sa fille géniale.
A force d’opiniâtreté et aidée par sa transparence, Suzie avait compris ce qui se tramait derrière les regards. Térésa avait suivi et tué le vendeur de proverbes, par amour. Elle l’avait frappé avec une pelle dans la cave de Suzie…. En effet, la pelle avait conservé quelques-uns de ses cheveux. Dans les archives secrètes et oubliées des auto-entrepreneurs, dans le bureau de l’administration centrale, elle découvrit que c’était un homme qui faisait tout pour être si étrange qu’on ne le remarquait pas. Il était payé à la prestation par tous ceux qui avaient besoin d’un petit coup de pouce dans leur éloquence. Il arrivait, repartait, comme un courant d’air à la dégaine non commune, glissant à la sauvette la phrase qui faisait mouche. Térésa l’avait tué pour sortir Georges de son enlisement. Cette solution drastique pèsera sur sa conscience chaque matin et chaque soir, au moment de regarder son reflet. Suzie lit cet aveu en fouillant dans son carnet de pensées intimes.
Cela avait créé un véritable et impensable chaos à l’échelle mondiale, les hommes politiques faisaient des blancs interminables dans leur discours…de nombreux coups d’état s’en étaient suivis, la France en était à sa quinzième république. Il n’y avait plus d’émissions de télévisions, ni de miss météo. Les familles se disloquaient. Plus personne ne pouvait se réfugier derrière ces petites phrases de conclusion et de rassemblement. Chacun devait trouver dans ses entrailles ce qu’il souhaitait réellement dire… Ce qui était épuisant. D’ailleurs, l’espérance de vie avait considérablement chuté.
Oncle Georges et Térésa s’étaient exilés dans une île proche de l’Equateur où il avait inventé la coupe « moustaches parisiennes » qui faisait fureur. Ils avaient écrit ensemble l’encyclopédie du barbier.
Comme dirait l’autre, dans la vie il y a probablement un « juste retour des choses ».