Il était une fois un riche industriel qui possédait une immense fortune et la perdit lors de l’affaire du canal de Panama qui projetait de créer cette ouverture sur le Pacifique. Celle-ci se révéla si désastreuse qu’elle provoqua chez lui le désespoir de trop qui lui fit perdre la vie. Pour sauver les meubles de famille ou ce qu’il en restait, il avait été contraint de faire un legs des trois biens qui étaient encore en sa possession. Sa femme étant morte lors de l’accouchement de leur troisième fils, il avait établi auprès d’un notaire, un testament pour le moins inéquitable mais qui, disait-il, aurait l’avantage de mettre en avant l’habilité de chacun pour mettre en valeur la partie de l’héritage qui lui revenait.
Le premier reçut la gentilhommière où toute la famille vivait, le deuxième deux chevaux de course qui avaient participé au derby d’Epson et le troisième reçut le chat, le compagnon de tout un chacun, qui vivait libre et heureux dans cette demeure confortable aux portes de Paris. C’était la belle époque et malgré la crise, la vie battait son plein en festivités de tout genre, du French cancan des Folies Bergère au très classique chant lyrique à l’opéra Garnier.
Comme il avait compris qu’il n’était plus désiré, le benjamin partit avec son sac sur le dos pour chercher fortune avec son compagnon le chat. Cela ne l’enchantait pas de le traîner avec lui mais il fit de sa mauvaise fortune, bon cœur. Quant au chat il ne se laissait pas abattre. Il n’avait pas d’état d’âme quand il s’agissait de survivre, pour lui, la fin justifiait les moyens. Ce félin avait gardé une nature indépendante tout en ayant préservé son statut d’animal domestiqué.
Tout en marchant avec son baluchon vers la capitale, son chat sur les talons, le jeune garçon était absorbé par ses pensées quand tout à coup, il entendit ces mots : « Ne t’inquiète pas, nous allons nous en sortir». Le jeune garçon répondit sans savoir d’où provenait cette voix « J’aimerais bien y croire ! » Puis il prit conscience que les paroles émises étaient celles de son chat. Il fut si étonné qu’il le regarda fixement pour s’assurer qu’il ne rêvait pas alors que la nuit commençait à tomber. « Tu parles, toi un chat » lui dit-il. « Oui, la nature m’a donné ce pouvoir. Donc, écoute-moi. Tu vois le musicien qui joue du violon à la terrasse de ce café. Je détourne son attention et tu t’empares du violon. »
Le chat se positionna en face des clients de ce café à la mode de la Place Clichy, puis se mit à faire quelques facéties pour amuser la galerie. Le tzigane, vexé d’être mis en concurrence à son insu, posa son violon et poursuivit le chat qui décampa aussitôt. Tout le monde assista à la scène médusé sans prendre garde que le compagnon du chat s’emparait de l’instrument pour s’enfuir dans une rue sombre et étroite. Arrivé près d’un porche, celui-ci entendit : « maitre, me voici » et le chat d’ajouter : « Maintenant, retourne donner le violon au tsigane pour que tu puisses faire la preuve de ton héroïsme en leur disant que tu as couru après le voleur, et que tu as risqué ta vie pour lui reprendre son bien.»
De retour vers le restaurant, une foule de badauds entourait une importante personnalité qui était de passage. C’était le président de la république lui-même. Le jeune garçon remit l’instrument au tzigane qui le remercia vivement. Témoin de cet acte de bravoure, le président l’interpella ainsi : « Comment vous appelez-vous jeune homme ? » « Ernest de Profiterole », répondit le jeune homme avec une certaine fierté. « Je vous présente ma fille Eugénie. Elle tient actuellement un rôle de soprano à l’opéra de Paris. Mais permettez-moi de vous offrir ce petit pécule pour vous récompenser » conclue le président en tendant quelques billets d’anciens francs à Ernest de Profiterole.
Ravi par cette opportunité, le jeune homme retrouva son ami le chat à l’angle d’une rue, puis ils se dirigèrent côté rive gauche de la Seine. Il leur suffit de passer le pont de l’Alma avec son zouave célèbre pour avoir cette impression de liberté retrouvée. Ernest trouva enfin un restaurant, il s’installa à une table et commanda au serveur du poulet à la crème qu’il partagea subrepticement avec son compagnon le chat. De même, il réserva une chambre dans une mansarde, ce qui permit au chat de passer discrètement par les toits.
Le lendemain, au petit déjeuner Ernest compta l’argent qui lui restait et regarda son chat pour lui signifier qu’il ne mangerait toujours pas d’ortolan ce soir. Ils commencèrent par se promener sur les grands boulevards puis passèrent devant le grand magasin Au bonheur des Dames. La foule déambulait à travers les rayons sur un parquet grinçant, un incessant mouvement de cliquetis de caisse bruyante rendait difficile la communication entre les chalands et la caissière. Le chef de département vérifiait que tout se passait bien à chaque transaction signalée par un glin glin qui retentissait dans la salle de ce grand magasin.
Le chat dit à son maitre : « Je vais emprunter une automobile que je précipiterai vers l’entrée du magasin, et je m’arrêterai face à toi quand tu feindras de bloquer la voiture en criant à tout le monde : C’est la bande à Bonnot ». Aussi dit, aussi fait, le chat saute dans un vieux tacot qui passait devant le magasin et dit au conducteur « haut les mains peau de lapin ». Celui-ci fut si terrifié d’entendre un félin parler qu’il lâcha le volant. Le chat s’en saisit et le conducteur appuya sur l’accélérateur au lieu du frein, ce qui fit une telle pétarade, que l’on crut due à une décharge de fusil à répétition dans une panique générale.
Le tacot fonçait sur l’entrée du Bonheur des Dames quand notre héros du moment fit barrage en faisant de grands gestes à la voiture, tout en criant. « Attention, c’est la bande à Bonnot, qui déboule pour s’octroyer la recette» Mais comme par enchantement, le conducteur retrouva la pédale de frein, puis après s’être arrêté, il se mit à reculer pour s’enfuir vers une destination inconnue.
Le président, qui passait de nouveau par là accompagné de sa fille avec sa limousine et la garde nationale à cheval, fut heureux de retrouver Ernest de Profiterole, harangué et félicité par la foule en délire. « Encore merci, dit le président à ce héros coutumier du fait ». Il l’invita à venir à l’Opéra le soir même où sa fille devait tenir le rôle de Tamina dans la Flûte Enchanté à l’opéra Garnier..
Le jeune homme retrouva le chat un peu plus tard sans qu’il eut besoin de le chercher. Tous deux décidèrent de trouver une tenue habillée pour la soirée. Ernest trouva un magasin de costumes pour homme à proximité de la rue de Rivoli. Il pouvait encore dépenser ses derniers francs mais le chat lui fit comprendre que c’était un peu cher et qu’il ne voulait pas renoncer à sa pâtée du soir pour un bout de tissu. Ils prirent donc la poudre d’escampette lorsque le marchand retourna dans l’arrière-boutique pour aller chercher quelques épingles afin de faire quelques retouches. Ils arrivèrent devant le palais Garnier et virent une longue file d’attente des spectateurs inconditionnels de Mozart. Ils prirent l’entrée des artistes et pénètrent dans les coulisses de l’opéra où tout le monde s’affairait pour mettre son costume. Mais une discussion s’était engagé entre le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre sur le remplacement de Papageno car le chanteur qui devait tenir ce rôle était souffrant et il ne pourrait être présent pour la représentation de ce soir. Il fallait de toute urgence trouver un remplaçant à l’oiseleur qui capture les oiseaux déguisés en perroquet tout en imitant leur chant.
Le grand ténor Caruso devait jouer Tamino. La principale raison pour laquelle il avait choisi ce rôle était qu’il était très épris de la fille du président. Etant donné que l’apothéose était à la fin du spectacle quand Tamino et Tamina finissaient dans les bras l’un de l’autre. Pourtant ce rôle avait la particularité de n’être ni chanté, ni parlé car Tamino avait fait le vœu de subir l’épreuve du silence pour obtenir la délivrance de Tamina, sa bien-aimée, retenue par le lugubre Monostatos. Ce qui est un comble pour un ténor, mais convenez-en, seul l’amour peut provoquer ce genre de déraison. En conséquence de quoi, le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre signifièrent au grand Caruso qu’il devait prendre le rôle de Papageno car les circonstances l’exigeaient. Le chant lyrique était le domaine où il excellait, il ne ferait donc que son devoir et pourrait se montrer à la hauteur pour émouvoir un public venu nombreux. Quant à Ernest qui se trouvait là par hasard, lui revenait le rôle de Tamino puisqu’il ne restait plus que lui. Il était le dernier espoir pour sauver le spectacle de ce soir. En désespoir de cause, tous les acteurs le dévisagèrent en lui signifiant qu’il lui fallait interpréter Tamino.
En retrait, le chat fit signe à Ernest d’accepter. Un baiser langoureux, et sa fraicheur de jeune premier ferait le reste.
L’opéra fut joué comme si rien n’était. Au dernier acte, au moment où Tamino embrasse Tamina, toujours en gardant le silence, le très jaloux Caruso faillit s’interposer en s’avançant subitement vers les amoureux transis, ce qui aurait changé le cours des choses et aurait pu être aussi un affront à l’encontre de Mozart qui n’avait jamais imaginé transformer Papageno en funeste Otello. Mais heureusement, debout sur ses pattes arrières avec des bottes de circonstance, le chat reposait son épaule contre un pilier du théâtre comme un larron qui envisageait un larcin. Il dévisagea le pauvre Papageno dans sa tenue de perroquet tout en mâchouillant des plumes qu’il avait dérobées au costume de scène et l’interpella: « Zurück Caruso! J’aime particulièrement les oiseaux des tropiques et je ne ferai de toi qu’une bouchée. » Dissimulé dans son costume d’oiseau des îles, le pauvre Papageno fut terrifié par ces propos menaçants et se mit à reculer, pour tomber dans une trappe que notre ami le chat semblait avoir actionnée malencontreusement.
Le baiser de Tamino et Tamina dura plus longtemps que prévu, mettant dans l’embarras le directeur artistique, le metteur en scène et le chef d’orchestre suspendu à ses baguettes. Ernest et Eugénie étaient donc tombés amoureux pendant la représentation de la Flûte Enchantée, sans doute une ruse que notre ami le chat avait encore provoquée sans le vouloir. Le président ne pouvait que convenir de cette alliance aussi improbable qu’inattendue et finit par accorder la main de sa fille.
Ils se marièrent et eurent deux enfants car les mœurs changent avec le temps.