Le nouveau gardien de la résidence a le nez sensible. Il s’asperge de parfum. Il vaporise le local poubelles de produits, anesthésiant toutes émanations de pourriture. Il tue tout ce qui pue. Madame Dubois s’approche de lui et le salue.
– Bonjour Monsieur Pietra.
Toujours prêt à interrompre sa tâche, il répond en minaudant d’un ton mielleux :
– ‘Jour M’dame Dubooaas. Fais beau aujourd’hui.
– Brillantissime, j’espère que cela va continuer. C’est si agréable.
Madame Dubois pose ces sacs et s’apprête à appeler l’ascenseur.
– Voui, voui, ça va durer quéque jours. Et la santé ? Ça va ti mieux ?
– Je vous remercie Monsieur Pietra. Tout va bien maintenant.
– Z’avez plus de traitement?
Madame Dubois laisse repartir l’ascenseur sans le prendre.
– Non, la chimiothérapie est terminée. Je suis plus sensible aux écarts de température.
Il opine de la tête. Heureuse d’avoir une oreille attentive, elle reprend:
– Vous savez, la vie devient si précieuse lorsque l’on a frôlé la mort…Tout prend une saveur, chaque moment devient un don, chaque plaisir compte. Les choses simples prennent un éclat particulier. Un rayon de soleil illumine la journée…
Madame Dubois semble rêveuse.
– Z’allez mieux alors! reprend le gardien pour résumer ces propos qui lui ont un peu fait tourner la tête.
Madame Dubois sourit avec gentillesse.
– Je pars prendre ma retraite dans le Sud, continue-t-elle.
– Fini le travail à l’hosto alors ?
Madame Dubois hoche la tête.
– J’ai aimé mon métier d’infirmière. J’ai eu de belles satisfactions. Mais….ça change. Il y a l’informatique maintenant. La jeune génération, de nouvelles méthodes. Il est temps pour moi de partir. Je serai bien dans le sud.
Pietra pense à Bastia puis à Marseille. Une série d’images se bousculent. Cela a été une aubaine pour lui ce job de gardien dans une résidence de grand standing. Pour sortir et se faire oublier du milieu !
Mais déjà madame Dubois interrompt ses pensées.
– A ce sujet, samedi, je voulais vous demander de mettre les plots. Il faut réserver le stationnement pour notre déménagement.
D’un naturel nonchalant, Pietra, tel un Mister Hyde, se raidit avant la métamorphose. Il a une mission. Le jeune régisseur, diplômé en droit, lui a répété qu’il avait plein pouvoir en sa qualité de gardien de la résidence. A ce titre, monsieur Pietra a savouré ce mot : à ce « titre », le régisseur a insisté, personne ne donne des ordres à monsieur Pietra en dehors de la régie. Monsieur Pietra sait que les épouses des penthouses, les luxueux duplex en dernier étage passent le temps en supervisant l’entretien des espaces verts par les jardiniers. Elles n’y connaissent rien, leurs époux leur laissent carte blanche pour la paix des ménages, les autres résidents paient les factures. Et attention aux déménagements ! Lors des manœuvres, il ne faut pas abimer la pelouse ni le système d’arrosage installé en bordure.
Pietra demande d’un ton sec :
– C’est quoi comme véhicule ?
Madame Dubois perçoit une tension, passe outre. Face au visage vide du gardien, elle précise, c’est une entreprise de déménageurs d’Arles.
– Voui. Mais ils ont quoi comme tonnage ?
– C’est un camion, précise madame Dubois convaincue de fournir une réponse satisfaisante.
Pietra sursaute. Sa voix devient coupante, sèche, rauque.
– Savez quel tonnage ? expulse-t-il.
– Ah! je crois….heu 40m3, oui c’est ça. J’ai payé pour un 40m3.
La moutarde monte au nez de Pietra. D’un coup, il s’emporte. Se transforme.
– Faut le laisser dehors, faut pas rentrer les camions dans la résidence, z’avez pas le droit, rugit -il.
– Mais, monsieur Pietra, on habite la résidence depuis vingt ans et…
– C’est le règlement. Interdit ! Z’avez pas le droit. Le règlement, z’êtes pas au courant ? Non mais! Vous’ve prenez pour qui?
Madame Dubois est abasourdie. Elle ignore qu’il n’y a rien de tel qu’un repenti pour faire appliquer un règlement à la lettre, aussi bête, stupide, incongru soit-il.
Le gardien repart vers sa maison, joli pavillon à l’entrée de la propriété.
– Non mais, c’est pas vrai ! Pas de camion. Non, mais !
Il gesticule et vocifère des commentaires, se parlant à lui même à voix haute en s’éloignant.
Madame Dubois entre dans l’ascenseur, toute tremblante. Quelques minutes plus tard, dans le hall d’entrée au sol de marbre écru, aux boites aux lettres lisses, sur le panneau d’information fermé à clé, une note de deux pages énonce et confirme l’interdiction d’accès aux camions de déménagement dans l’enceinte de la copro. Le gardien a toute autorité.
Deux jours plus tard, après avoir fait signer une pétition d’autorisation du véhicule de déménagement dans la résidence (les femmes des étages intermédiaires se sont empressées d’apposer leur griffe de soutien mais les derniers étages avec leurs épouses ont refusé et rappelé avec grande autorité le règlement), les vingt-cinq amis de l’infirmière récemment rescapée de son cancer du sein et sa fille s’activent .
Le camion entre dans la résidence sous l’œil critique du gardien. Monsieur Delatour, membre du conseil syndical, et Pietra, sourcils froncés, marchent à côté du camion qui vient de parcourir 300 kilomètres et doit se garer en double file : l’emplacement ne lui a pas été réservé.
L’un des déménageurs descend le hayon. Pietra se penche, un sourire aux lèvres.
Le conducteur descend de son véhicule, il vient les rejoindre à l’arrière.
– Vot ‘camion là, c’est un 20m3 ? lui demande alors le gardien.
– Et voui !
Pietra éclate de rire… Elle s’est fait rouler m’dame Dubooooas. Ah ah ah!!! C’est pas un camion, ça!