Vincent Reynard jeta machinalement un coup d’œil à sa montre. Minuit sept. Malgré la forte pluie qui se déversait sans interruption sur la ville depuis deux heures, le tram était à l’heure. Fidèle au poste, la voix féminine annonça « Université Lyon 1 ». En voilà au moins une qui ne se plaint pas de faire des heures sup, rumina Reynard. Bientôt cinq mois qu’il finissait ses soirées sur les sièges bleus des rames blanches.
Flashback. Convocation matinale chez le vieux. La tête des mauvais jours. Faut dire qu’il avait quelques raisons d’être soucieux le Patron. « Asseyez-vous Reynard ». Le dossier glissa sur le large bureau au bois foncé et lisse pour s’immobiliser en face d’une des chaises vides. « Le rapport sur l’homicide du tram. Vous êtes au courant, Reynard ? ». Il ne prit pas la peine d’ouvrir le dossier. Il avait déjà eu l’occasion de lire le rapport. Pas joli, joli et plutôt embarrassant pour la Crim de Lyon. Quatre morts en 7 mois. Enfilés comme un collier de perle sanglant le long de la ligne du tramway traversant le campus. Quatre stations, quatre morts. Avec le terminus en point de mire. « Pas question qu’on laisse continuer ce petit jeu ! Vous comprenez Reynard ? ». Il acquiesça ; comme pour le rassurer. Il se rappelait le baratin du vieux. « Vous êtes tout jeune, Reynard. On vous prendrait encore pour un étudiant. Et puis vous connaissez bien ce milieu ». Ça pour sûr qu’il connaissait, cela faisait à peine six mois qu’il avait décidé de ne plus poursuivre ses études (faute de les rattraper comme lui balançait perfidement son frère), passé une série de concours et, comme il le disait lui-même, orienté son improbable carrière du CNRS vers les CRS.
Retour vers la case départ donc, à arpenter les allées du Campus et à parcourir la ligne du tram. Arrêt « Université Lyon 1 ». Le premier mort. Reynard se rappelait les titres des journaux de cette fin décembre. « Sauvage assassinat d’un chercheur renommé de l’Université». Comme si la notoriété de la victime rajoutait à l’horreur du crime. Le biologiste en question avait fini tard. D’habitude il emportait ses dossiers chez lui mais ce soir-là une manip un peu longue l’avait retenu dans son laboratoire. On l’avait retrouvé allongé le long des voies, la tête dans le gazon, la moelle épinière sectionnée au niveau de la septième cervicale. Mort par asphyxie suite à la paralysie des muscles thoraciques, selon le rapport d’autopsie. L’arme du crime n’avait pas été retrouvée et si l’hypothèse d’un mobile crapuleux avait été retenue, apparemment rien n’avait été dérobé sur le pauvre homme.
La rame au profil de bélouga s’ébranla, prit de la vitesse, glissant entre les alignements sombres et bas des bâtiments de mathématiques et de biologie désertés à cette heure tardive. Par les vitres embuées, Reynard devinait le cube massif et gris de la bibliothèque, étrange forteresse de béton. Un virage, accompagné de grincements stridents, et la rame contourna, comme à son habitude, la BU. Bientôt la frontière, songea Reynard. Le tram quittait l’Université pour les terrains de l’INSA. « La Doua Gaston Berger » confirma sa compagne invisible. Il se tourna vers la voie opposée sur la gauche. C’est ici qu’avait eu lieu la deuxième mort. Un accident celle-là, comme aimait à le répéter le patron. C’était effectivement les conclusions de l’enquête. Selon la thèse retenue, le veilleur de nuit avait glissé sur une plaque de neige tardive de ce mois de mars glacial et avait été happé sous les roues de la voiture de tête. Depuis le début, Reynard avait eu du mal à accepter les conclusions du rapport. Comment croire que cet homme jeune et sportif, portant des chaussures aux épaisses semelles crantées, ait pu se laisser piéger par une maigre plaque de neige ? Ses doutes s’étaient renforcés depuis qu’il avait repris l’ensemble des dossiers. Un détail, anodin au départ, s’était imposé à lui, avait lentement émergé à la surface de sa conscience. Un fil conducteur se dessinait entre ces morts apparemment si différentes.
Les portes se refermèrent. Le tram, indifférent aux pensées de l’homme hébergé dans son ventre, reprit imperturbablement sa marche en avant. « Prochaine station : INSA Einstein ». Tiens, est-ce qu’il aurait fait un bon flic celui-là, se demanda Reynard ? Certainement, à en croire les vieux maîtres du roman policier anglo-saxon et le déroulement scientifique de leurs enquêtes. Conan Doyle, Agatha Christie et même le grand Poe. Idem pour leurs avatars télévisuels contemporains : « Experts », « FBI » et autres « Cold Case ». Ces tristes caricatures modernes de l’enquête policière désespéraient Reynard déjà bien avant son entrée à la Crim. En quelques mois, il avait rapidement pu se rendre compte de la distance qui séparait son travail des enquêtes aseptisées que la télé servait aux spectateurs en mal de voyeurisme. Il en éprouvait d’autant plus d’admiration pour Simenon et son personnage à la pipe fumante. Géniale intuition de l’enquêteur. Faire l’éponge, renifler et absorber par tous les pores de son corps. Comprendre et non pas résoudre. Qu’avait-il donc appris pendant ses années d’études scientifiques qui pouvait lui servir maintenant ? Ce n’était pas la première fois qu’il se posait la question. Le sens de l’observation, la rigueur, cela pouvait se révéler utile bien sûr, comme dans beaucoup d’autres professions. Mais il avait pris conscience également du formidable formatage des esprits, en tout cas du sien, durant ces années passées au lycée et à l’université. On avait appris à l’étudiant en sciences qu’il était à procéder par induction, à généraliser, vérifier, organiser dans le but de démontrer, prévoir et appliquer. L’accumulation de connaissances, leur maîtrise au service de l’efficacité technique. Tout cela, il fallait bien le reconnaître, éloignait terriblement de l’humain et de son irréductible singularité. Il lui fallait maintenant se colleter avec le singulier, affronter le multiple, appréhender d’autres lui-même, proches et tellement lointains. Le jeu lui semblait autrement plus complexe. Plus passionnant aussi.
Ces réflexions le distrayaient un peu de la pensée vaguement consciente que ses neurones tournaient et retournaient sans cesse en arrière-plan. Il sourit intérieurement en pensant au surnom que lui donnait ses collègues. « L’intello ». Le tram s’arrêta dans la station. L’air frais et humide qui envahit l’intérieur de la rame le ramena à la réalité. Il inspira profondément, s’étira, constatant avec plaisir que la pluie avait cessé. C’était à quelques mètres d’ici que le drame avait eu lieu. Quelques années en arrière, le jeune étudiant sportif, espoir de la perche française, aurait eu la vie sauve. Le progrès technique de sa discipline lui avait été fatal. La fibre de carbone avait de meilleures propriétés mécaniques que la fibre de verre. Elle était également une excellente conductrice d’électricité. Les 750V continus de la caténaire avaient foudroyé le jeune homme lorsque la perche, cadeau flambant neuf de son équipementier, était entrée en contact avec le câble sous tension. Officiellement, stupide et tragique accident. Cependant dans la maison, les macabres accumulations le long de cette ligne intriguaient et inquiétaient bougrement.
La rame s’élança comme pour un sprint dans la longue ligne droite vers la prochaine station. « Croix-Luizet » annonça la voix familière et anonyme. Le couple assis à l’avant de la rame se leva. La jeune fille passa tendrement son bras autour de la taille de son compagnon. Probablement des étudiants de retour d’une sortie en ville. Reynard les regarda s’éloigner vers des promesses d’heures enchantées.
Sur la droite s’étalait le long champ mortuaire vert piqueté de croix blanches, de stèles musulmanes et israélites. Y compris dans la mort, les occupants des 5126 tombes se devaient de respecter l’ordre et l’alignement si agréable aux généraux et qui, lorsqu’il s’agit de s’étriper, permettent de distinguer facilement nos sociétés évoluées des tribus sauvages de Nouvelle-Guinée ou d’Amazonie. Au moins, je n’aurai pas à m’occuper de leur cas, songea Reynard [1]. L’affaire était pliée depuis longtemps. Les mobiles et les coupables identifiés, même si ces derniers couraient toujours et pour longtemps encore.
Le cadavre qui occupait son esprit et réclamait son aide était beaucoup plus frais que les pauvres bougres qui s’alignaient derrière la clôture. Reynard connaissait le rapport d’autopsie par cœur. L’homme était passé sous le tramway. L’enquête avait conclu à un suicide. Reynard frissonna à la pensée de sa fin terrible sous les roues de la motrice. Et là encore, le même indice qui le menait vers le terminus. C’est là-bas que finissait la ligne et c’est ici, il en était persuadé, que devait se terminer ce jeu de piste mortel. Un dernier virage sur la gauche, et le quai désert apparut au bout de la ligne droite. « IUT Feyssine. Terminus de la ligne. Tous les passagers descendent de voiture ». La voix avait terminé sa journée et l’invitait à faire de même. Malgré la perspective des retrouvailles prochaines avec son lit, une grande lassitude l’envahit. Heureusement, l’air frais et saturé d’humidité l’accueillit avec bienveillance. Il se dirigea vers le parking et sa voiture.
La couverture nuageuse s’était déchirée. Sous la face hilare et ronde d’une lune de banquet les cumulus se débandaient comme des lapins pris dans des phares. De larges flaques, souvenirs de l’averse récente, pavaient le bitume noir et luisant de miroirs aux formes molles et alanguies dans lesquelles le ciel se reflétait avec une extraordinaire acuité. A ses pieds ce soir-là, la Terre, l’eau, le vent et les astres célébraient leur union scellée à l’aube des temps. La contemplation silencieuse de ces noces de Titans emplissait Vincent Reynard d’une profonde sérénité. N’était-ce pas là l’unique et immense privilège accordé à l’homme, celui d’éclairer, à travers ses yeux, le spectacle de l’univers et d’enchanter le monde ?
Le bruissement timide des feuilles des trembles alignés le long de la voie annonça l’arrivée du souffle de vent. La surface des miroirs d’eau se rida de fines vaguelettes, interrompant la rêverie de Vincent Reynard. Relevant la tête, il aperçut la silhouette qui se déplaçait dans sa direction. Au complet sombre et à la chemise blanche, il reconnut le chauffeur du tramway. Lui aussi avait terminé sa journée, parqué sa machine et rejoignait son véhicule. L’homme, souriant et à la démarche légère, tenait un paquet roulé sous son bras. Ses effets personnels sans doute, pensa Reynard, qui, arrivé à sa hauteur, lui rendit un sourire de connivence, en compagnon complice de la nuit. Le mouvement imperceptible des lèvres n’échappa pas à Reynard ; les mots murmurés non plus lorsque l’homme le dépassa sur sa gauche. Tout alla très vite. La sensation du danger imminent envahit son cerveau avant de se répandre violemment dans l’ensemble du corps. Se retournant rapidement, il n’eut que le temps de lever son bras gauche pour protéger son visage de l’éclat brillant qui s’abattait déjà vers lui. L’insoutenable douleur, déclencha une deuxième décharge nerveuse et les muscles raidis de ses jambes le propulsèrent d’un bond plusieurs mètres en arrière. Le visage figé de l’homme s’avançant armé vers lui et le bruit sec de son Sig-Sauer dans sa main droite crispée furent ses derniers souvenirs avant que le voile noir ne s’installât sur ses yeux.
Une agréable odeur de café le tira de son sommeil. Quelle grasse mâtinée, mes aïeux ! « Comment allez-vous Vincent ? ». Planté en face de lui, c’était bien le patron qui le regardait avec l’air énamouré d’une Mama italienne ayant retrouvé son polisson de rejeton égaré. « Comme un dimanche, Monsieur ». Il grimaça en s’essayant de se redresser. « Ne bougez pas mon garçon. Ca va être douloureux pendant quelques jours mais les chirs ont fait du bon boulot » lui expliqua-t-il en pointant son bras endolori et emmailloté dans des mètres de bandages. « Vincent ? mon garçon ? profite ! profite Vincent ! Ca sera pas toujours comme ça » se dit en lui-même Reynard. « Je vous ai amené des fleurs. Ca égaye toujours une chambre d’hôpital ». Des fleurs maintenant ; c’était…le bouquet. « Heu, merci patron c’est sympa. Y fallait pas ». Le vieux le fixait la tête penchée, un sourire un peu stupide sur le visage. « Si vous me racontiez un peu le déroulement des faits, Vincent ? un café ? ». Ca y est, le professionnel est de retour, je préfère ça, songea Reynard. « Je peux vous chanter une comptine, patron ? ». Le regard interloqué et vaguement inquiet du commissaire amusa Reynard. « Tout va bien, patron. C’est rigolo les comptines, vous savez. J’en chante beaucoup en ce moment à ma fille. Qu’est ce que vous pensez de celle-là ?
Les doigts de ma main font cinq
Les doigts de ma main font cinq
C’est le pouce le plus malin,
c’est l’index le plus coquin.
Le majeur est le plus heureux car il est au milieu.
L’annulaire est le plus fier car il sait à quoi il sert.
C’est le plus petit, le plus joli,
On l’appelle l’auriculaire mais on dit aussi le petit riquiqui.
Reynard s’arrêta pour observer le patron. Satisfait de son effet, il reprit :
« C’est ce que chantonnait le chauffeur du tram avant de m’agresser. Mais lui ? Qu’est- ce que… ? »
« Je vous raconterai, Reynard. Continuez ». Le boss était bien de retour.
« Vous vous rappelez ce qui me trottait dans la tête depuis quelques temps ? Ces morts, le long de la voie, station après station. Ca ne pouvait pas être le fait du hasard. Il y avait forcément un fil conducteur, un rationnel derrière tout ça. Le fil conducteur, c’était le tram bien sûr. Un fil avec des nœuds, les arrêts. Et à chaque arrêt, un passager, descendu en quelque sorte. Et forcément le terminus en bout de ligne car même les histoires tordues mènent quelque part. C’est pour ça que je voulais pas lâcher, patron. Il allait forcément vouloir remettre le couvert, une dernière fois. Et je voulais être là pour l’empêcher. J’étais certain du lieu du dernier acte. Il me manquait encore l’acteur principal. Vous connaissez cette théorie, patron, selon laquelle les criminels aiment laisser un indice sur le lieu de leurs méfaits pour défier les enquêteurs. C’est vrai que ça arrive parfois mais je ne pense pas que ce soit pour cette raison. »
« Et pourquoi alors d’après vous Reynard ?»
« Et bien, je pense que c’est un besoin humain profond. Celui de partager des évènements ou des pensées. Le plus solitaire et le plus frustre des assassins éprouvera le besoin de faire connaître à au moins une personne son crime ou, s’il ne peut pas le faire, laissera des traces pour raconter son histoire ».
« Pour se vanter ou se donner de l’importance ? »
« Pas forcément. Même dans les crimes les plus horribles, l’assassin a quelque chose à raconter. Et à quoi sert de dire quelque chose, si personne ne vous entend ? J’ai cherché ce que celui-là avait à raconter et j’ai fini par le trouver. J’ai trouvé le message caché grâce aux rapports d’autopsie. Une blessure au doigt de chacune des victimes. Mais pas n’importe quelle blessure et pas n’importe quel doigt. Le pouce pour le premier mort, l’index pour le second, puis le majeur et enfin l’annulaire. Et la blessure ; une petite marque ronde sur la face interne du doigt. Comme un poinçon. A chaque arrêt, une victime poinçonnée ! Oui, je sais, patron, j’aurais dû vous en parler, mais j’avais mes raisons. J’avais une bonne idée sur le meurtrier maintenant. Le lien était fait encore une fois avec le tram et il n’y avait aucun doute sur le lieu de la prochaine tentative. Si je vous avais fait part de mes soupçons, on aurait interrogé tous les gars des TCL et le type se serait tenu tranquille pendant un an ou deux peut-être, avant de remettre ça. Là au moins, il se croyait à l’abri. Mais je ne le lâchais pas et j’étais sûr qu’il allait essayer de terminer son œuvre. J’étais prêt à chaque fois que je croisais un chauffeur, un contrôleur dans les environs du terminus. De toute façon, après la série d’accidents, j’étais le seul à fréquenter encore ce coin. Mais je dois dire que la comptine qu’il fredonnait ce soir-là m’a sûrement sauvé. »
« Je sais pas si je dois vous féliciter Reynard. Vous avez eu de la chance. La prochaine fois tenez-moi au courant bon Dieu !»
« Mais alors, ce type ? »
« Un gars sans histoire, embauché il y a trois ans comme chauffeur de tram. Le plus intéressant apparemment c’est son parcours avant. Cinq années à la fac, comme vous, sans rien vraiment au bout. Mais lui, on dirait qu’il ne l’a pas digéré aussi bien que vous. »
« Quatre morts pour des études ratées ? Mais pourquoi ? »
« J’ai peur qu’on n’ait jamais le fin mot de l’histoire. Vous ne l’avez pas raté, Reynard. Une balle en plein cœur. »
Vincent Reynard se laissa retomber sur son oreiller. La nausée le saisit. Il ferma les yeux pour se remémorer le visage de l’homme qu’il avait croisé ce soir-là. Ce n’était pas la fin qu’il avait souhaité. Ce n’était pas encore cette fois qu’il allait comprendre.
[1] Si Vincent Reynard avait été plus curieux, il aurait appris que deux de ces homonymes, peut-être parents, morts deux semaines avant l’armistice de 1918, occupaient une concession dans la nécropole nationale de la Doua (N.d.A.).