« Tes yeux sont revenus d’un pays imaginaire où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard ».
Paul Eluard
C’est une ville. On y parle peut-être espagnol ou peut-être arabe. Elle pourrait être entourée par le désert. Ou bien, au loin, se profilerait la silhouette estompée d’une chaîne de montagnes. Certains soirs, les ciels y seraient magnifiques, rougeoyants, brillants ou estompés. Ceux qui auraient réussi à franchir terres et mers pour quitter sans retour cette ville trahie se souviendraient pourtant jour après jour de ses ciels si intensément mordorés.
C’était déjà à cette époque une ville qui avait atteint des proportions démesurées, monstrueusement grossie par le flot inlassable de nouveaux arrivants simplement en quête d’une vie meilleure. A quelques centaines de kilomètres de là, on pouvait encore mourir de faim dans l’indifférence générale: chacun ne s’intéressait qu’à sa propre survie, avec des succès divers. Des cortèges entiers de pauvres et de mal-nourris tentaient le voyage pour s’arracher à leur sort, pour échapper enfin à la misère. La plupart échouaient sur les trottoirs de la ville: certains tombaient d’épuisement, d’autres se contentaient de mendier. Personne ne les rejetait, personne ne les aidait non plus parce que, à vrai dire, plus personne ne les remarquait. Ils semblaient s’incruster petit à petit dans les murs, comme des gargouilles immémoriales figées dans leur cri.
D’autres exilés, plus chanceux, parvenaient à vivoter tant bien que mal en cumulant des emplois minuscules: taxi, vigile, gardien de camping, agent de nettoyage. Certains décrochaient une bourse d’étude qui les nourrissait peu ou prou. La ville, pour certains, était censée n’être qu’une étape, une halte avant de traverser terres et mers. Mais le voyage qui les avait conduits jusqu’ici avait déjà absorbé toute leur énergie et ils n’avaient simplement plus la force d’aller plus loin.
Aujourd’hui encore, c’est une ville où résonnent régulièrement les bruits de bottes, où se devinent des silhouettes policières caparaçonnées qui amusent les enfants, mais inquiètent les adultes. Sans prévenir, au détour d’une rue, s’élèvent une altercation, une interpellation, une mise au pas. La plupart des passants sont mal à l’aise et préfèrent forcer l’allure, ne plus y penser, chercher une distraction en détournant le regard vers une enseigne luminescente, un vol de pigeon, le clignotement d’un phare. Les corps des femmes sont dissimulés, honteux et criminels. Les hommes s’arrangent pour détourner le regard, les femmes s’efforcent de ne rien leur montrer. Les rues sont ponctuées par la circulation dense des voitures et des autobus.
Lui peut s’appeler Miguel ou Ahmed, Aymen ou Joachim, peu importe. Il circule tel un fantôme dans les rues de la ville. Il rêve des photographies qu’il n’ose pas prendre, de prises de vue qui n’existeront jamais. Dehors, au vu de tous, à nu, à découvert, il n’aura jamais l’audace de voler une photo ou de brandir une caméra. Mais depuis son appartement, seul et protégé par sa solitude, il regarde en contrebas la rue brillante qui serpente comme un ruban asphalté. Bien à l’abri d’un nid d’aigle parfait pour son regard-épervier. A travers son viseur, il saisit un homme pressé, un enfant rêveur, un groupe d’amis. Parfois, dans une encoignure de porte, il aperçoit un couple qui se dispute, en vient aux mains, s’abîme finalement dans la violence. Il ferme les yeux, écarte son appareil. Et soudain, l’homme et la femme en aperçoivent le reflet, lèvent la tête, le cherchent du regard, hurlent des injures. Il se cache: sa lâcheté a le goût âcre de la honte et de l’amertume. D’autres fois, il voit des policiers frapper durement des corps à terre. Il dirige son viseur vers eux, un instant tenté par les sirènes d’une marche héroïque: ciné-reporter prêt à hurler à la face du monde le scandale de l’injustice. Et dans le même instant, il renonce: incapable de trouver en lui un courage qu’il n’a jamais eu.
Il y a elle aussi: Nour ou Maria, Ayet ou Angelica, qu’importe. Elle se sent trop à l’étroit ici. Elle vit dans l’attente d’un prochain départ. Elle rêve d’un endroit où elle pourrait se promener seule sans être jaugée, jugée, et dans l’instant même, dénigrée. Elle imagine un lieu où elle pourrait offrir à la lumière son corps désirant sans qu’on lui en fasse honte à chaque instant. Elle aime orner ses lèvres de rouge incarnat, trait couleur sang qui barre sa bouche: plus qu’un simple embellissement, un manifeste: manifeste incertain, mais valant pour une affirmation forte de son être, de son droit majeur à exister, à occuper sa place dans le monde, cette place qui n’appartient à personne d’autre qu’à elle. Mais cette forte aspiration à être là n’est pas le genre d’affirmation qui pourrait être entendue et accueillie dans cette ville-monstre. Et en Nour ou Maria, en Ayet ou Angelica, la ville ne voit qu’une vile séductrice, une vulgaire courtisane en mal d’envoûtement: désir, lucre et perdition. Alors, elle imagine d’autres villes où bardée de rouge ou fardée de noir elle demeurerait pourtant invisible, libre d’aller et de venir à sa guise sans avoir à braver ces armées de regards qui la fusillent, la crucifient sur place et la condamnent sans jamais l’avoir entendue. Nour ou Angelica ne peut s’empêcher de rêver à des villes qui n’existent probablement que dans son imagination.
Et cette ville-ci, pour être un vaste agrégat de dizaines de millions d’habitants, n’en reste pas moins aussi un village où chacun se juge, se méprise et se rejette. Malgré tout, Miguel ou Ahmed n’a jamais cessé de regarder en artiste la pluralité extraordinaire de cette fourmilière d’individus de tous âges, de toutes couleurs, qu’ils soient vêtus de complets sombres ou d’étoffes chatoyantes, qu’ils disparaissent comme rendus soudain à l’invisibilité ou qu’ils s’épanouissent au contraire en corolles chamarrées. Il a les yeux du photographe, le regard du cinéaste que l’incomparable beauté du monde ne cesse d’étonner. Mais autour de lui s’assemblent en cercles toujours plus rapprochés, d’autres regards qui mesurent, soupèsent et comparent. Des regards-médecins qui rendent tous le même diagnostic: celui d’une société malade et incurable. Et tout cela, il ne peut non plus l’ignorer.
C’est une ville qui a grandi, par aplats ou par ajouts successifs, ce qui était banlieue ou village a été petit à petit englouti dans le grand orbe de la ville qui satellise progressivement toutes les petites planètes adventices. Une ville-ogre qui ne cesse de s’étendre, d’attirer à elle et d’engloutir tout ce qui l’entoure. Une immense bouche vorace et insatiable dont rien ne peut apaiser l’appétit monstre. C’est une ville qui n’a plus de centre et qui, à force d’être partout, n’est plus jamais nulle part. Ou qui, au contraire, démultiplie ses centres, se sépare et se fragmente pour ne plus avoir à grandir encore. Sur une carte géographique, elle pourrait être tâche d’huile qui ne cesse de s’étendre ou tout aussi bien un creux, un vide, une grotte sans fond, la bouche du diable.
Pourtant, Ahmed ou Miguel s’est irrémédiablement épris de cette sombre bouche, à force de la regarder, à force de faire corps avec elle, à force de lui donner à elle la beauté de son regard à lui. La pauvreté, la saleté, la violence lui paraissent l’essence même de sa ville. Il sait que son regard ne pourra les transformer (il connaît son impuissance d’artiste), mais il les embrasse et les mélange aux couleurs ocres des murs, aux ciels brillants et finit par ne plus voir leur laideur. Il n’aperçoit plus que leur parfaite intégration à la totalité qu’il recrée à travers sa perception. Et c’est la raison pour laquelle il ne peut se résoudre à quitter cette ville car sans son regard, que deviendrait-elle et sans elle, qu’adviendrait-il de son regard à lui? Il se sent lié et en même temps piégé, totalement piégé par cette cité dans laquelle il n’osera jamais sortir armé d’un appareil-photo ou d’une caméra, dans laquelle il ne pourra jamais montrer ses images: une botte qui défonce un crâne, un homme qui approche son visage hurlant et déformé par la colère du visage pâlissant d’un enfant. Il sent qu’on pourrait le tuer pour cela, qu’on ne lui pardonnerait pas de montrer ces instantanés: quand lui en voit la beauté, d’autres n’y verront reflétée que leur propre laideur. Il pense à toutes ces images de la ville qu’il a accumulées, protégé par sa tour d’ivoire ou tapi dans un recoin, ramassé ou recroquevillé sous un pont. Il est cette silhouette, ce vagabond qui se terre comme un rat et qui en a peut-être désormais aussi la dissimulation car quelle quantité de lâcheté ne faut-il pas pour refuser d’agir à ciel ouvert ? Sa démarche tient désormais de la reptation du serpent, son regard est fuyant et indirect. A force de dérober des images pour ne pas renoncer à ce que voit son regard, il a acquis la duplicité de l’espion, l’identité troublée de l’agent-double. Sa folie ou son obsession d’esthète ont ainsi précipité en lui une forme d’abdication morale. Il avance semblable à un insecte, une blatte: furtif, caché, malsain et fuyant. Désormais pris au piège d’une immonde souricière.
Angelica ou Ayet, Miguel ou Ahmed habitent tous deux cette ville et sont aussi amants. Il l’aime mais refuse obstinément de quitter cette ville-aimée, cette ville-piège, cette ville-maudite. Elle ne peut plus rester ici, elle rêve de villes imaginaires dans lesquelles pourrait s’assouvir son intense besoin de liberté. Elle sait au fond d’elle qu’il ne la suivra pas, même si elle entreprend encore parfois de le convaincre. Elle a la certitude pourtant qu’ils seraient plus heureux ailleurs, que cet endroit, de toute façon, ne les mènera jamais à rien. Elle ne comprend pas l’obsession esthétique qu’il nourrit pour cette ville. Elle pense qu’il refuse de partir par lâcheté, par son seul manque de courage. Elle ne sait pas voir qu’il transforme le chaos ambiant à travers son regard et n’aperçoit que son naufrage moral, dont elle voudrait à tout prix le sauver. Elle se persuade que vouloir qu’il l’accompagne dans son départ n’est pas une impulsion égoïste, puisque seul cet exil serait désormais en mesure de le sauver de la déchéance intime dans laquelle il est en train de s’enfoncer inexorablement.
Quant à lui, il ne sait plus si elle est son obsession seconde après cette obsession première que serait la ville ou si la ville est son obsession seconde après cette obsession première qui serait Ayet ou Angelica. Il regarde sans cesse son visage, ses joues rebondies aux teintes orangées, l’arc de ses sourcils, ses cils si merveilleusement séparés les uns des autres. Il regarde ses gestes: sa main qui ramène une mèche de ses cheveux derrière ses oreilles, la manière dont ses doigts s’enroulent autour de l’anse de sa tasse de café, sa cheville saillante et la naissance de son mollet. Il n’arrive pas à lui parler, il ne peut détacher ses yeux de son corps et de son visage, comme si elle était pour lui un spectacle toujours nouveau, toujours recommencé dont il ne pourrait jamais se lasser. Sa présence est comme un sort, comme un enchantement qui le maintient sous son emprise, mais qui le rend muet également, qui l’empêche de parler, de lui dire qu’il faut qu’elle reste, qu’il voudrait qu’elle ne le quitte jamais, qu’il ne peut concevoir sa vie, privée des ces images toujours recommencées d’elle-même, dont il ne parvient pas à se lasser. Il la veut toujours auprès de lui, même s’il sait qu’elle ne pourra plus jamais être heureuse ici. Mais la ville, la ville et ses sortilèges, la ville maudite, la ville fantasmée le fascine plus encore et fait corps avec lui. Renoncer à Ayet à Angelica, c’est renoncer à la grâce, à l’enchantement, à la possibilité du bonheur mais renoncer à la ville c’est renoncer à lui-même, devenir un autre dans lequel il n’est plus certain de pouvoir se reconnaître. Il a peur de se perdre, il craint plus que tout de se trahir et de disparaître.
Du haut de sa tour d’ivoire, il l’aperçoit qui s’éloigne. Il voit sa silhouette qui zigzague entre les automobiles, agile, vive, énergique, un point de couleur au milieu des ocres ternes. Et à la manière dont elle se détache sur ce décor dans lequel elle se meut, il comprend alors mieux qu’il ne le comprendra jamais, il saisit soudain à quel point elle n’est qu’une incongruité dans cette ville, à quel point elle est ici comme déplacée, déphasée. Et il sait à cet instant qu’elle va partir, qu’il va la perdre à jamais parce qu’il n’a pas su trouver les mots, parce qu’il n’a pas su la retenir, parce qu’il n’est jamais parvenu à lui expliquer à quel point la laideur était affaire de regard, à la convaincre enfin que cette ville aberrante et chaotique pouvait aussi parfois être belle à sa manière. Mais Nour ou Maria prenait la vie à bras le corps, se colletait avec énergie à la réalité, elle habitait le monde avec tout son corps et le regard pour elle n’était qu’un écran, une distance coupable, le pitoyable subterfuge de ceux qui préféraient transfigurer la laideur plutôt que de la voir avec lucidité et qui choisissaient de remodeler la ville à l’image de leurs rêves plutôt que de la regarder en face dans toute sa stupidité crasseuse.
Le temps a passé: Miguel ou Ahmed est resté là, chaque jour davantage perdu dans ses visions d’esthète, en proie au songe d’une ville qu’il aurait recréée de toutes pièces, de plus en plus étrangère à sa réalité brutale. La ville de ses rêves devenait château-fort et il en refermait, l’une après l’autre, toutes les issues. Sa solitude peuplée d’images s’approfondissait, toujours un peu plus hermétique au monde extérieur.
Quant à elle, elle avait réussi. Elle était parvenue à s’arracher à ce qu’elle avait tant voulu fuir. Elle ne serait plus jamais celle qui reste à quai, à attendre, à espérer quelque chose qui n’adviendrait pas à moins que l’on ne forçât décisivement le destin. Elle avait franchi terres et mers et elle avait savouré avec gourmandise chaque goutte de son éclatante victoire.
Ayet a donc finalement rejoint une autre ville-monde où plusieurs dizaines de millions d’habitants s’agglutinent aussi en un vaste agrégat sans nom. Les gens y parlent arménien ou peut-être mandarin. Mais elle n’oublie pas qu’elle s’appelle Ayet ou Angelica. Elle demeure inchangée alors même qu’autour d’elle tout est neuf. La nouveauté de cette ville-monde la tient encore en éveil, aiguise ses sens et nourrit fébrilement son attente. Elle craint pourtant qu’elle ne devienne insensiblement ville-monstre, comme une jumelle de celle qu’elle a tant voulu fuir. Elle se rappelle parfois les ciels, les matins brillants de la ville qu’elle a quittée, mais ils s’effacent et elle sent qu’elle commence à les oublier. Elle n’a jamais su porter sur les choses le regard qu’avait Miguel ou Ahmed, elle n’est jamais parvenue à amalgamer les paysages que ses yeux voyaient à ce qu’elle ressentait. Elle n’a presque rien gardé au fond d’elle-même, se voulant toujours prête à accueillir de nouvelles couleurs. Elle regrette parfois qu’Ahmed ne lui ait pas appris à mieux voir. Peut-être se sentirait-elle aujourd’hui moins seule, moins vide surtout dans cette nouvelle ville sans contours où elle s’apprête à disparaître.