Âmes qui vivent – Albane Mesnet

“Qu’est-ce qu’il se passe quand on meurt, maman ?”
Je reviens à la réalité. Cela fait de longues heures que nous marchons maintenant. Le ciel est gris et rend Belfast plus triste que jamais. Je ne reconnais plus cette ville si chère à mes yeux, cette ville que j’ai toujours trouvée agréable à vivre. Les maisons colorées ont perdu leur éclat, leurs façades sont décrépies et l’agglomération entière semble tomber en ruine. Les pavés défilent sous nos pieds pendant que le ciel s’assombrit au-dessus de nous. Le long du canal, des oiseaux s’envolent pour ne jamais revenir.
Chloé regarde le sol et face à mon silence prolongé, semble ne plus attendre de réponse.
Ses boucles brunes tombent en cascade sur ses épaules et des dizaines de taches de rousseur soulignent son regard, pourtant moins pétillant qu’autrefois. Je l’observe ; elle semble avoir mûri tout à coup. Où s’est envolée cette innocence qui se reflétait dans ses yeux ?
Je réfléchis un moment à sa question.
“Personne ne le sait vraiment, ma puce. Certains imaginent une vie après la mort, d’autres ne conçoivent rien. Certains pensent que l’on monte au ciel et d’autres imaginent un monde parallèle au nôtre… Chacun a sa vision des choses.”
Elle fronce les sourcils. C’est clair, mon explication ne lui a pas plu.
“Mais nous, maman, on en pense quoi ? Papa et Max, ils sont où ?”
Je hausse les épaules. Les mains dans les poches, je marche en regardant mes pieds. Ils commencent à me faire mal, je n’aurais décidément jamais dû acheter ces chaussures.
“Tu sais, la vie était peut-être faite pour qu’on ne soit plus ensemble aujourd’hui. Je les imagine dans un joli endroit, comme là où nous sommes partis l’été dernier, tu te souviens ?”
Elle s’en souvient. Elle me regarde avec des grands yeux et esquisse un sourire.
“Au bord du lac ? C’était beau, j’aimerais y retourner ! Ils doivent être heureux là-bas.” clame-t-elle.

Je hoche la tête. Nous continuons à longer le canal, sans réellement savoir où nous nous dirigeons.
Où se trouvent-ils aujourd’hui ? Chloé se pose les mêmes questions que moi. Pas étonnant. Mais qu’aurais-je pu lui répondre d’autre de toute manière ? Je n’en sais pas plus. Tout est flou dans ma tête, je ne sais pas réellement ce qui s’est passé ce soir-là. Je n’ai que très peu de souvenirs de l’accident, et encore moins de ce qui s’en est suivi. Mon cerveau a-t-il volontairement effacé ce moment douloureux de ma mémoire ?
“Maman, on rentre ?”
J’acquiesce et nous marchons toutes les deux en direction de la maison. C’est vrai qu’il est tard maintenant, je n’ai pas vu les heures défiler.
Du haut de ses six ans, Chloé aurait déjà été dans son lit depuis longtemps si tout n’avait pas basculé. Les rues sont vides, les échoppes sont fermées, un courant d’air froid glisse sur nos visages. Avec ce temps, personne n’est venu égayer les rues de sa présence.
On roule bien ce soir-là. Le soleil se couche doucement et laisse des couleurs rose et ocre dans le ciel. Max dort paisiblement dans son siège auto, Chloé, accoudée à la fenêtre les cheveux au vent, regarde les paysages avec émerveillement. A l’avant, pendant qu’il conduit, je gère la musique, les sandwichs et la carte routière.
“Sweet Child O Mine” des Guns n’Roses en fond sonore, j’intercale avec application des tranches de fromage et de jambon dans un morceau de baguette. Il enchaîne les cigarettes, une main sur le volant et les yeux rivés, tantôt sur la route, tantôt sur mon visage.
C’est un moment hors du temps. Nous parlons peu, hypnotisés par le solo de guitare.
Et soudain tout qui s’arrête, la musique, la voiture, le sommeil, et la vie à cet instant. La voiture qui dévale la pente, semblable à un tonneau, et puis des cris, des pleurs, de l’eau.
Je me réveille en sursaut. Assise dans mon lit, la respiration saccadée, j’ai le cœur prêt à sortir de ma poitrine. Une multitude d’émotions m’envahit. Le front perlé de sueur et les mains moites, je reprends petit à petit mes esprits.
Encore un cauchemar. Toujours la même scène, qui se répète à l’infini. Je finis par ne plus faire la distinction entre mes souvenirs et mes rêves. Ils s’entremêlent, se ressemblent.

A défaut d’avoir un sommeil réparateur, ces cauchemars pourraient au moins être une porte pour éclaircir ma mémoire. Mais la nuit succède au jour, et le jour à la nuit, sans que je ne puisse jamais aller plus loin dans mes songes.
Je jette un œil à côté de moi, Chloé dort profondément. Elle a l’air si calme, si tranquille. Je l’envie de pouvoir s’assoupir de cette manière, avec autant de facilité. La nuit est ce que je redoute le plus : mes rêves sont aussi noirs que l’obscurité dans laquelle je suis plongée. Les journées ne sont pas joyeuses, mais elles ont le mérite d’exister.
J’ai alors l’intime conviction que je dois me rendre sur les lieux de l’accident.
J’attrape mon manteau, grimace en enfilant à nouveau ma paire de chaussures, et claque la porte.
Nous n’étions pas si loin de la maison quand l’accident s’est produit, je ne mettrai pas longtemps pour m’y rendre. J’avance d’un pas rapide et décidé. Je ne sais pas exactement ce que j’ai en tête, mais cela nous aidera, Chloé et moi, à tourner la page. Nous ne réussirons pas à vivre sans réponses à toutes ces interrogations.
Il fait jour quand j’arrive sur le lieu. Je repère rapidement ce tournant où la voiture a chuté. Je m’approche et un profond sentiment de tristesse m’envahit. Cet endroit a l’air soudain si familier… Les branches des arbres dansent au rythme du vent, le fleuve paraît emporté par son propre courant.
J’ai les joues rosies par le froid et les doigts glacés.
J’observe autour de moi, des fleurs ont été posées là. Des fleurs en quantité, qui ornent les arbres du bord de la route jusqu’au précipice. Certaines, un peu fanées, sont ici depuis un bon moment déjà. D’autres semblent dater du jour. J’erre parmi les fleurs, un peu étonnée d’en trouver autant à cet endroit.
Je m’assois un instant et observe le fleuve en contrebas. Un frisson parcourt mon corps, j’ai le vertige : une fois tombés au fond du précipice, l’eau tumultueuse ne laissait aucune chance de ressortir vivants.
J’observe le panorama qui s’offre à moi et aperçois soudain une ombre un peu plus loin. Intriguée, je me dirige dans la direction de la masse sombre. Je ne cherche pas la compagnie, mais cette présence m’attire.
Je prends alors conscience d’une chose : je n’ai pas croisé âme qui vive depuis longtemps.
Je m’approche doucement et l’ombre devient, à chaque pas que j’entreprends, un peu plus humaine. Je ressens un sentiment étrange au fond de moi.

Je finis par distinguer un homme, assis par terre. Il courbe le dos, et paraît se balancer doucement de gauche à droite. Il est grand, imposant, et porte un blouson en cuir noir. Une écharpe épaisse m’empêche de distinguer les traits de son visage, seules quelques mèches de cheveux s’en échappent discrètement. Un enfant est assis sur ses genoux. Ils semblent tous les deux absorbés par le paysage.
Mon cœur bat à toute vitesse, je m’approche encore. Et si c’était eux ? Je veux y croire, je crie leurs noms. ils ne bougent pas, ne paraissent pas m’entendre. Je les appelle une fois encore. Je panique. Je cours dans leur direction, le visage livide, les cheveux en bataille, une lueur d’espoir dans les yeux. J’arrive à leur niveau, l’homme est en train de bercer doucement l’enfant. Ils ne remarquent pas ma présence et persistent à regarder au loin.
Je ne distingue pas clairement leur visage, mais pourtant j’en suis persuadée : cet homme est mon mari et dans ses bras, c’est mon fils.
“Thib, Max !”
Abasourdie, je commence à prendre conscience de l’impossibilité de la chose. Mon cerveau me joue des tours, ils sont décédés dans cet accident. Ils sont partis pour un autre monde, loin du nôtre, et leur présence n’est qu’une construction de mon imagination. La fatigue et le désespoir sont la cause de cette illusion. Je suis tétanisée, je tombe à genoux. Les larmes inondent mes yeux et progressivement l’ensemble de mon visage.
Je suis seule et je perds la tête. Pourquoi suis-je venue jusqu’ici ? Que pensais-je trouver ? Je m’en veux tout à coup : toute cette escapade n’avait aucun sens. Cela ne rend que plus réelle la mort de Thibaud et Max, et ancre cette idée un peu plus au fond de moi.
J’enfouis ma tête dans mes mains et reste là un moment. La douleur dans mon cœur se répand dans mon corps, comme un poison que l’on sent couler doucement dans ses veines, jusqu’aux extrémités de mes membres.
C’est humain, me rassuré-je, nous nous attachons à nos souvenirs avec une telle puissance que ceux-ci s’humanisent.

Je reprends mon souffle. Chloé. Si elle me voyait dans cet état… Mon dieu, Chloé. Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps suis-je ici ?

Elle est sûrement réveillée et doit se faire un sang d’encre. Je fais le chemin inverse le plus vite possible. Qu’est-ce qui m’a pris ? Je me force à ne pas me retourner ni à regarder en arrière. Je cours maintenant, j’essaie de rejoindre le plus vite possible le centre de Belfast. Je ne sens plus mes pieds, je vis un cauchemar éveillé. Quelle genre de mère je suis ! Où s’est envolé mon bon sens ? Au lieu de me préoccuper des vivants, je m’entête à raviver les morts.
J’ouvre la porte de la maison en trombe : Chloé, assise sur le bord de son lit, me regarde avec interrogation.
“Maman ! Tu étais où ?”
Je la prends dans mes bras et la serre fort contre mon cœur. J’embrasse son front de mes lèvres glacées.
“Je te demande pardon. J’avais besoin de prendre l’air, je n’ai pas vu l’heure. Excuse-moi, je n’aurais pas dû… je ne partirai plus sans toi, promis. Tout va bien maintenant.”
Je m’en veux de l’avoir laissée seule. La douleur me rend égoïste. Parfois je me dis que j’aurais préféré qu’on y reste tous ce soir-là. C’est si difficile pour ceux qui restent.
Des milliers de pensées se bousculent, je cogite : peut-être que ceux qui partent souffrent aussi finalement. On n’y pense pas assez… si l’âme continue d’exister une fois le corps inanimé, c’est envisageable. Peut-on ressentir des émotions une fois décédé ? Je souhaite de tout mon cœur que cela ne soit pas le cas. J’espère que la mort les aura au moins soulagés de cela.

*

Thibaud éteint sa cigarette et se relève en serrant Max dans ses bras.
Il viennent tous les matins depuis l’accident fleurir les arbres alentours. C’est devenu leur petite habitude : ils prennent la route jusqu’ici, puis se dirigent vers le cimetière. Ils partent ensuite pour la crèche où Thibaud dépose avec confiance Max auprès de l’auxiliaire puéricultrice. Ce n’est qu’à ce moment précis qu’il se sent capable d’aller travailler.
Ces quelques semaines ont été difficiles, mais ils ont été très soutenus. Tous ces gens qui ont été là pour eux et qui le sont toujours, Thibaud se dit qu’il ne pourra jamais assez les remercier.

La vie finira par reprendre son cours.
Il regarde son art. Les arbres et rochers arborent des dizaines et des dizaines de freesias, les fleurs préférées de sa femme. Elle aurait trouvé ça tellement joli, se persuade-t-il. Cela aurait plu à Chloé aussi, elle qui aimait tant les couleurs vives. C’est pour elles qu’il se donne ce mal, mais également pour eux deux. L’odeur florale et la tranquillité qui planent dans l’air lui mettent du baume au coeur.
Il ne peut s’empêcher de penser : si elles passent par là un jour, elles seront heureuses de voir qu’ils ne les ont pas oubliées.
“On va dire bonjour à Chloé et Maman, Max ? Il reste un énorme bouquet de fleurs à mettre sur leur tombe.”
Max sourit et agite ses petits bras potelés. Thibaud envie cette innocence, ce sourire si vrai sur son frêle visage. Comment fait-il pour être si heureux ? Il semble comprendre du haut de ses deux ans, mais continue d’arborer un sourire jusqu’aux oreilles.

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