Elle avait fait ce qu’il fallait, le village était prévenu. A présent, il ne restait plus qu’à attendre. Baptiste et le maréchal-ferrant étaient partis à leur recherche, ils seraient de retour avant la nuit.
Rosalie poussa la porte de sa maison. Il commençait à y faire frais. C’était la fin du printemps, la montagne s’était dégagée de son manteau de neige et les routes étaient à nouveau praticables, mais les soirées restaient fraîches. Elle déposa ses sabots crottés dans l’entrée, referma la porte avec soin et commença à s’affairer pour faire repartir le feu. Les braises, tirées de leur sommeil de sous la cendre, embrasèrent rapidement le petit-bois, tandis que Rosalie mettait la dernière bûche. Cette fois-ci, ce serait à elle de couper le bois. Cette année l’hiver avait été plus long que de coutume et ils étaient pratiquement arrivés à la fin de leurs réserves. Heureusement qu’ils avaient gardé le surplus de l’année passée.
La maison était silencieuse, hormis le doux crépitement du feu qui revenait à la vie. Le petit José était là, recroquevillé dans l’angle, près de la commode. Il ne disait rien. De toute façon, il n’avait jamais rien dit. “L’enfant qui ne parle pas” qu’ils l’appelaient dans le village. A cinq ans déjà, il ne parlait toujours pas, mais disait tout avec les yeux. Deux grands yeux brillants et noirs comme la nuit. A cet instant, ils regardaient intensément sa mère, l’air grave.
De ses deux enfants, José avait toujours été le préféré, bien qu’elle ne lui manifestât que rarement son affection. Cet enfant silencieux, qui ne jouait pas, ne pleurait pas, mais qui portait dans ses yeux la sagesse d’un vieil homme, lui rappelait son grand-père. Un grand homme en son temps, sévère mais juste, il avait fait la guerre contre les Prussiens et en était revenu changé : comme si la rencontre avec la mort lui avait pris une part de vie et avait laissé à la place quelque chose de sombre et d’inflexible. Dans la cuisine exiguë de Rosalie, les yeux de José réincarnaient le regard du vieux combattant.
L00e feu brûlait dans l’âtre et répandait sa lumière vacillante sur la maison rendue vide par la disparition du mari et de la fille de la paysanne. Cette fille, son aînée, avec ses manières de garce, elle avait toujours su qu’elle lui causerait des ennuis. Dans son ventre déjà, elle sentait sa présence malveillante et son plaisir sadique à la réveiller en pleine nuit. Après des mois de calvaire, étaient venues les douleurs atroces de l’accouchement. Rosalie s’était battue pendant une journée et une nuit entières contre le mal qui la déchirait à lui faire perdre la raison. Elle avait cru ne jamais tenir jusqu’à la délivrance. Et pourtant, au petit jour, elle avait fini par la faire naître, la Margot.
Mais Rosalie était loin d’être au bout de ses peines : Margot était une enfant difficile, capricieuse et pleurant sans cesse. Peu à peu, la maternité était devenue un véritable enfer. C’est pourquoi, la naissance inattendue de José, l’enfant calme dont elle avait rêvé pendant des années, était arrivée comme une bénédiction.
Mais sa fille, fidèle à elle-même, continuait à lui rendre la vie impossible. Aujourd’hui, non seulement, la jeune fille se faisait retrousser les jupes par tous les garçons du village, mais, du haut de ses quatorze ans, elle osait lui tenir tête quand elle la sermonnait. Et Jacques, son mari, dans ces moments-là, souriait et ne disait rien.
Rosalie frémissait encore de la dispute de la veille. Au milieu de l’après-midi, elle les avait surpris dans l’étable, elle et le fils du gros Georges. Ce n’était pas assez que sa fille lui fasse honte aux yeux de tout le village, il fallait qu’elle vienne faire ses cochonneries devant son nez, c’était de la provocation ! Devant l’air narquois de sa fille, son sourire en coin et ses cheveux en bataille, Rosalie était entrée dans une fureur noire. Heureusement que Jacques était venu les séparer. Tout honteux, le fils du gros George, lui, s’était esquivé avec l’envie subite et irrépressible d’aider son père à réparer la toiture de l’étable.
Jacques, le mari de Rosalie, était un homme rude comme tant d’autres dans cette région montagneuse. Il aimait les bêtes et travaillait aussi dur qu’elles. Elle l’avait séduit sans trop de peine alors qu’il venait juste d’hériter des terres de son père. Ils s’étaient mariés peu de temps après et avaient vécu plusieurs années à deux avant la naissance de Margot. A cette époque, ils travaillaient du matin au soir côte à côte, sans un mot, dans une continuité des esprits et des corps. Cette vie empreinte d’honnêteté et de simplicité la rendait heureuse. Avec le temps et les épreuves traversées ensemble, elle avait fini par avoir de la tendresse pour cet homme simple. Il n’était pas mauvais au fond. Mais ces derniers temps, il était de plus en plus porté sur la boisson. Il prétextait une quelconque affaire avec un voisin pour s’éclipser. Le travail de la ferme prenait du retard et Rosalie travaillait pour deux. Le soir, il rentrait ivre et en devenait violent.
Après s’être réchauffée près du feu naissant, Rosalie débarrassa la table des restes du repas qu’elle avait laissés à leur départ. Elle rangea les deux bouteilles de vin vides qu’exceptionnellement Jacques avait bues à lui seul dès le repas de midi. Puis elle sortit dans la cour pour puiser de l’eau. La nuit tombait au dehors et le soleil avait déjà disparu au fond de la vallée en laissant derrière lui ses rayons incarnats. Comme elle s’approchait du puits, le vent frais qui s’engouffrait dans sa blouse la fit frissonner. Tout autour d’elle, la montagne était calme et le ciel paisible couvrait d’un silence immuable la terre des hommes.
Les bruits familiers du seau de bois et des clapotis de l’eau étaient les seuls à percer le silence. Elle s’arrêta un instant, rendue pensive par les eaux noires et profondes du puits qui, dans un vertige, lui renvoyaient en écho les souvenirs de la journée. Avant de rentrer, elle donna à boire aux bêtes, ajouta un peu de foin dans les auges et ferma les portes de l’étable pour la nuit. Le village était paisible et la ferme dégageait une atmosphère de calme et d’harmonie.
Alors qu’elle revenait vers la maison, celle-ci, pareille à une grande lanterne en terre cuite laissait échapper une lumière envoûtante et orangée. La cuisine était baignée de la douce chaleur du feu qui enveloppa Rosalie toute entière dès qu’elle eût passé la porte. José, recroquevillé dans l’ombre, était toujours immobile à la même place et la regardait.
Elle s’assit et se mit tranquillement à peler les légumes pour la soupe du soir. La nuit était à présent tombée et essayait de s’immiscer à l’intérieur de la maison par les deux petites fenêtres qui donnaient sur la cour.
Rosalie était absorbée par sa tâche quand soudain, on frappa à la porte : c’était Baptiste accompagné du maréchal-ferrant. Ils étaient revenus.
Bonsoir Rosalie, dit Baptiste.
Bonsoir. Entrez, je vais vous faire du café, dit-elle.
Les deux hommes s’attablèrent sous le regard grave de l’enfant muet. Rosalie sortit des tasses et prépara le café.
On est allés à Marigny par le col, comme tu nous as dit, commença posément le maréchal. Et on n’a rien vu. Là-bas, personne ne les a aperçus de la journée non plus. La Lucie était étonnée que personne ne soit venu chercher le boisseau de farine qu’elle gardait pour toi. Elle disait que quelqu’un passait toujours le 1er du mois.
J’ai envoyé Margot le chercher ce matin. Et comme elle ne revenait pas, j’ai envoyé le Jacques à sa recherche, comme j’ai dit, répondit Rosalie en versant le liquide sombre dans les tasses. J’irai moi-même chez la Lucie demain, finit-elle par dire.
Ce n’est pourtant pas loin, et il n’y a qu’un chemin qui mène à Marigny, reprit Baptiste. Il n’y a aucune raison de se perdre. Où ont-ils pu aller ?
Il n’osa pas poursuivre car même si Rosalie devait être au courant des bruits qui couraient sur Jacques et sa fille, c’était des choses qui ne se disaient pas. Margot avait dû flâner avant de partir et son père aurait pu la retrouver sur le chemin et la retarder encore davantage. Mais tout de même, ils auraient dû rentrer avant la nuit.
Tu as bien fait de venir nous voir, qui sait ? continua-t-il, avec un brin d’inquiétude dans la voix.
C’est que je ne pouvais pas laisser le petit tout seul trop longtemps. J’y serais allée, croyez le bien ! répondit-elle.
Ne t’inquiète pas. On fera une battue demain avec les hommes du village. On finira bien par les trouver, dit le maréchal.
Oui, c’est ce qu’il faut, répondit Rosalie.
Ils ont peut-être croisé des bouquetins et s’écarter du chemin. Et comme il commençait à faire nuit, ils ont dû chercher un abri, poursuivit-il.
L’explication avait une certaine logique et aurait pu être plausible, mais du fait de la faible distance entre les deux villages, elle ne convainquit personne, pas même le maréchal. Cependant, à défaut de mieux, elle avait le mérite de donner un sens à l’absence de Jacques et Margot, et il ne vint à l’idée de personne de la remettre en question.
Tu fais la soupe ? demanda Baptiste après un silence.
Il faut bien manger, répondit-elle.
C’est vrai.
Malgré les rides naissantes et la rudesse de ses mains, c’était encore une belle femme, la Rosalie. Personne n’aurait pu dire d’elle qu’elle était d’une beauté exceptionnelle, mais elle avait toujours eu ce charme inexplicable tapi quelque part entre ses petits yeux sombres et ses cheveux noirs toujours soignés. Elle les attachait toujours de la même manière, avec un soin constant, quoi que sans excès. Et toute sa personne dégageait cette impression de beauté rustique et soignée. Comme un galet des rivières, elle était faite de pierre brute, mais elle avait pris cet aspect soyeux et lisse par l’œuvre de la vie et du temps. Lorsqu’ils étaient jeunes, elle avait fait tourner les têtes des hommes et ils étaient nombreux à s’y être brûlé les ailes. Baptiste se souvenait d’avoir lui aussi tenté sa chance lors d’une fête de village, sans succès. Et puis un jour, sans que l’on ait bien su pourquoi, elle avait jeté son dévolu sur Jacques, qui n’avait d’yeux que pour le travail, et ils s’étaient mariés.
Aujourd’hui, Baptiste la trouvait toujours aussi belle et intimidante. Il l’admirait car elle avait toujours su mener sa vie d’une main forte et inébranlable. Là encore, alors que sa fille et son mari avaient disparu, elle ne perdait pas le sens des réalités. Et elle avait certainement raison. On allait les retrouver demain à coup sûr et comprendre qu’il s’agissait juste d’un malentendu. Il n’y avait pas de raison de s’en faire, que pouvait-il arriver entre ici et Marigny ?
Merci pour le café, reprit Baptiste en se levant. On va passer le mot aux autres ce soir et on viendra te chercher demain avant la battue.
Sur ces paroles, il avala sa dernière gorgée de café et les deux hommes repartirent dans la nuit.
De nouveau seule avec José, Rosalie se remit à cuisiner sous le regard accusateur de son fils. Elle n’osait encore soutenir ce regard lourd de sens. Pourtant, elle avait le sentiment qu’à présent, tout était en ordre. Demain, il lui resterait à laver ses sabots et son jupon qu’elle avait tachés de boue près du gouffre dans le sous-bois derrière le champ des Richard. Petite, elle avait toujours aimé vadrouiller dans les abords du village et se perdre dans les fourrés. C’est à cette époque qu’elle avait découvert ce lieu secret à la sortie du village, juste à droite avant le chemin qui mène à Marigny. Et elle resterait encore longtemps la seule à connaître l’existence de ce trou sans fond juste à côté du village.