Le raz-de-marée en Afrique a entraîné la grève des garçons de café en France. Cette journée insensée a commencé par cette information, qui m’a été apprise par Jean-Pierre Daron au flash info de treize heures. Non, en fait maintenant que j’y pense, elle n’a pas commencé comme cela. Cette journée de fous a commencé par la disparition de mon foulard, mon foulard de velours rouge que Lucette m’avait offert, dans nos belles années, et qui m’a toujours porté bonheur. Puis, les choses ont dégénéré.
8 h 07
Je me suis fait une habitude de claquer la porte de mon appartement à huit heures pétantes, mais la recherche infructueuse de mon foulard m’a retardé. Alors même que ma seule occupation de la matinée est d’aller acheter une baguette de pain au coin de la rue, je ne peux contenir un pas pressé afin de rattraper mon retard sur le planning arbitraire que je me suis fixé il y a sept ans déjà. Je me sens mal à l’aise. Contrairement à d’habitude, mon emploi du temps est décalé et je ne rencontre pas les mêmes personnages familiers sur mon itinéraire matinal. A la place de croiser la charmante et jeune infirmière du deuxième dans le hall de l’immeuble, qui souvent me tient la porte avec un joli sourire, ce matin je n’ai droit qu’à l’indifférence de l’affreux du rez-de-chaussée, son casque intégral vissé sur la tête, me claquant sèchement la porte d’entrée sur le nez. Quant à l’épicier qui a l’habitude de me saluer en ajustant son magnifique étal de fruits et légumes devant sa boutique, il n’y est pas. La mise en place est déjà faite, cependant elle est moins harmonieuse et soignée qu’à l’habitude. Continuant ma route vers la boulangerie, chaque regard que je croise semble hagard, comme s’il leur manquait à tous quelque chose. Après m’être fait cette remarque, et dans ce que je crois être un éclair de lucidité, je pense qu’en réalité je n’analyse chez les autres que ce que je ressens au fond de moi, et ce que je décèle dans leur regard n’est simplement que le reflet de mon état intérieur. Sept ans que Lucette a disparu, me laissant seul. Sept ans que je tente de m’accrocher à la routine d’un quotidien inchangé depuis sa disparition. Cette réflexion m’amène devant la boulangerie avec un air un peu plus morne que d’habitude. A ma grande déception, il ne reste plus de baguette tradition, je suis contraint de prendre une baguette normale, ce qui sera bien la seule chose « normale » de cette journée. Une fois rentré dans mon appartement, le cours habituel des choses sembla revenir. Pour quelques heures seulement.
12 h 39
Après déjeuner, je bois mon café comme d’ordinaire. Aujourd’hui, il a un goût amer. Je dois être un peu retourné par mes pensées nostalgiques, mais je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit que les passants n’avaient pas un comportement naturel. Alors je me mets à la fenêtre pour observer l’avenue des Frères Lumière qui court en dessous. D’ailleurs, quelques hommes en costume cravate courent quant à eux à travers la chaussée, leur serviette contre la poitrine comme pour la protéger d’un malheur. La terrasse du restaurant Marguerite est vide, seuls les deux responsables de l’agence immobilière attenante sont dehors. Ils ne se donnent pas le coup de coude lourdingue habituel dès qu’une jolie fille passe sur le trottoir en la regardant avec insistance, mais fument leurs cigarettes, recroquevillés, l’air inquiet, sans parler.
Je crois qu’il se passe un truc dehors. Depuis que la plupart des copains sont morts et que ceux qui restent sont incapables de sortir, il n’y a plus personne que je connais au terrain de boules. Alors les infos, je ne les ai pas. Le journal c’est écrit trop petit, et hors de question que je passe ma journée devant la télévision comme les autres vieux ! Mes gamins sont sympas à m’offrir des trucs, mais quand ils ont vu que j’avais rangé le téléviseur, le téléphone portable et la tablette dans le sellier, ils ont fini par comprendre. Il n’y a que la radio que je supporte à peu près parce qu’il est possible de faire autre chose en même temps. Mais bon, ça fait un moment que je ne l’ai pas écoutée parce que dans le fond, c’est la même chose, il y a toujours des gens qui me font une tête grosse comme ça avec des problèmes qui ne me concernent jamais.
13 h 01
Je me suis décidé à attraper la radio sur une étagère de la cuisine, elle me laisse sur le doigt une pellicule de ce qu’il semble être un mélange de graisse et de poussière. En tournant la molette du volume, je m’étonne que cette camelote fonctionne toujours. Flash info, et comme d’habitude ça blablate des trucs que je ne pige pas. Ça parle de protocoles étranges, d’acronymes inconnus, et je n’ai aucune idée de ce que cela signifie. Je sais que tous les transistors modernes sont made in china mais j’ignorais que les programmes radiophoniques l’étaient aussi. En réalité, c’est encore ces satanés Parisiens qui discutent d’une obscure technologie inutile. À travers tout ce charabia, la seule information que je retiens, c’est qu’un tremblement de terre en Atlantique a provoqué un petit raz-de-marée en Afrique qui n’a pas fait de victime. Je suis rassuré, quel plaisir d’entendre enfin une catastrophe compréhensible et logique ! Mais ça ne dure pas longtemps. Juste après, on m’explique que ce phénomène naturel a entraîné la paralysie des serveurs dans tout le pays, ce qui entraînerait un manque à gagner énorme. C’est reparti, ça ne veut rien dire. Je n’en peux plus, je bazarde ce poste de l’enfer d’un revers de la main qui en tombant s’éteint net.
Ça fait du bien quand ça s’arrête.
En retournant à ma fenêtre, je cogite.
Je n’ai pas rêvé, ils ont bien parlé de paralysie du pays, de manque à gagner. Mais quel est le lien avec ce tremblement de terre ? Ils ont bien parlé de conséquences fâcheuses… Ça n’a aucun sens. En ce qui concerne les serveurs, j’ai pourtant cru voir le garçon de café à son poste ce matin, au bar du coin. Je tente de me raisonner, de me dire que ce sont eux les fous. Qu’ils sont tous tarés. Les voisins, les passants, les journalistes. Un pétage de câble général.
13 h 35
C’est alors que je pense avoir compris mon sentiment. Tout ceci n’est qu’une prise de conscience. Nous vivons dans une société absurde et je viens de m’en rendre compte. J’ai besoin de prendre l’air. Je vais aller m’acheter quelque chose au supermarché du quartier. Sur le chemin, je cogite derechef. J’en suis sûr, depuis ce matin : ce sentiment d’incompréhension n’est en réalité que de la lucidité. Je passe devant un homme qui fait la manche à côté de la porte coulissante automatique du magasin. Elle s’ouvre en laissant s’échapper un vent de chaleur, m’invitant à entrer. J’entre sans réfléchir.
Ce temple de la consommation est peut-être tout aussi déraisonnable que ce que je déplore depuis ce matin, mais on peut être sûr de trouver tous les biens que l’on veut, quel que soit le jour de l’année, quelle que soit la provenance du produit, c’est cela qui compte. C’est fou, c’est déraisonnable, mais c’est rassurant. Cependant, ce que je vois au supermarché en ce début d’après-midi ne me rassure pas du tout. Je suis instantanément plongé dans mes vagues souvenirs d’enfance. Ma mère nous racontait lors de dimanches après-midi pluvieux, sur le grand canapé du salon, les moments durs de la guerre. J’entends sa voix, en même temps que je lis dans les rayons de nombreux écriteaux avec les mots « pénurie », « régulé par rationnement ». C’est bien la première fois que cela arrive, dans cette époque où l’on a plutôt l’habitude d’avoir trop que de manquer. Il n’y a plus de beurre, plus de lait, plus d’?ufs, plus de viande, plus de conserves, plus de pâtes. J’ai le choix entre trois pâtés en croûte à 12 euros, et quelques paquets de lentilles corail à la méditerranéenne. Le seul rayon plein est celui des produits ménagers et des fournitures scolaires. Même le rayon papier toilette a été dévalisé. Certaines personnes courent, et je retrouve les mêmes regards paniqués que j’ai pu observer plus tôt dans la journée. À cet instant, je n’ai plus de doute, un grave événement est en train de se produire. J’attrape un paquet de lentilles sans savoir vraiment pourquoi et fais un tour rapide du supermarché afin de dénicher ce qui pourrait me manquer. Mais tout manque ici, et moi je suis entré là un peu par hasard, sans besoins particuliers, alors je ne prends rien d’autre et me dirige vers les caisses, davantage pour comprendre ce qu’il se passe que pour régler mon achat inutile. Mais là, impossible d’entrer en communication avec quiconque. Les caissières pleurent, les clients hurlent, et je comprends vite que la raison de cet affolement est due à un élément bien précis : impossible de régler par carte bancaire. Je reste paralysé devant une des caisses, englobé dans une terrible insécurité que je n’ai ressentie que le jour où l’on m’a annoncé le décès de Lucette. Plus aucun son ne parvient à mes oreilles et les yeux dans le vide, je ne vois même plus l’agitation autour de moi. Je ne sais pas combien de temps je reste dans cet état de sidération avant qu’un homme me tapote l’épaule en me faisant revenir à la réalité. Il a ramassé mon paquet de lentilles qui a dû me glisser des mains et me le tend, sa bienveillance dénotant avec la panique autour de nous. Sans même récupérer le paquet qu’il me tend, je n’arrive qu’à prononcer : « c’est la guerre ». Dans un sourire, il tente de me rassurer en me disant qu’il n’y a aucune guerre, que c’est uniquement les serveurs qui sont bloqués et que ça crée une petite panique mais que ce n’est pas grave. Devant mon regard interloqué, il me dit de prendre mon paquet de lentilles et de rentrer chez moi. Je dis sèchement : « non merci » et me dirige rapidement vers la sortie, les mains vides.
Non merci, je ne vais pas rentrer chez moi tranquillement. Non merci, je veux comprendre. La grève des serveurs, c’est quoi cette histoire ? C’est vrai que le restaurant en face de chez moi semblait fermé, mais cela semble incroyable que tant de gens se ruent sur les denrées de première nécessité de peur que personne ne puisse leur servir leur plat au restaurant. Invraisemblable ! Je passe devant plusieurs restaurants, ils sont tous fermés. Quel drôle de monde dans lequel nous vivons… Puis j’arrive devant un café ouvert, et stupéfaction, j’y vois un serveur en action. Je m’approche et lui demande s’il n’est pas en grève. Il me répond alors qu’il n’y a aucune grève et que si je veux boire un café, il y a de la place autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je lui demande pourquoi les serveurs sont en grève, il me répète qu’il n’y en a aucune, que les serveurs ne font pas grève, que je dois confondre avec les profs ou la SNCF, et que si je veux m’asseoir je n’ai qu’à choisir la table vide qui me convient le mieux. Je me dirige alors vers la terrasse. J’y trouve un homme le journal à la main, lui au moins doit être bien informé, et lui demande s’il y a une grève des serveurs. Il me répond que non, mais que le raz-de-marée fait une pagaille monstre. Je tourne les talons. Et pourquoi y a-t-il une file d’attente de plusieurs mètres devant les banques ? C’est pas le jour des allocs pourtant.
Ils sont tous fous. Ou alors c’est moi. Je suis fou. Je me dirige alors chez Pernechon, mon médecin généraliste depuis 30 ans. Alors que j’entre dans le cabinet, sans même passer devant la secrétaire, je croise le docteur qui raccompagne un patient vers la sortie. À peine l’a-t-il salué que je l’interpelle : « Docteur, je suis fou ! Je suis fou ! Faites quelque chose ! » Surpris de me voir dans cet état, il me fait entrer directement dans son cabinet. Je lui dis que les gens sont fous, que c’est la guerre comme en 40 et que le foulard de Lucette a disparu. Il m’écoute attentivement, m’ausculte. Il me dit que mon état est fragile depuis la mort de Lucette, qu’il n’est pas inquiet, que je dois faire une petite dépression. Il me prépare une ordonnance de médicaments homéopathiques et me donne un rendez-vous pour une IRM la semaine prochaine. Ouf, je suis rassuré, quelqu’un me comprend. En me raccompagnant à la porte de son cabinet il ajoute : « Ne vous inquiétez pas, et puis cette histoire de raz-de-marée ça n’aide pas. » Je deviens blanc, lui aussi me parle de raz-de-marée. Qu’est-ce qu’ils ont tous avec ce raz-de-marée ? Ce n’est pas possible ! Mais je ne dis rien. Ils verront bien à l’IRM que j’ai un pet au casque.
Je rentre chez moi après être passé à la pharmacie. Je picore une dizaine de granulés de sucre aux noms compliqués, l’effet commence à se faire sentir, je me détends. Cet après-midi à courir partout m’a épuisé et je m’endors sans souper.
8 h 00, le lendemain.
J’ai retrouvé mon foulard. Je claque la porte à 8 heures pétantes, l’infirmière me tient la porte, l’épicier me salue en ajustant sa rangée de poires, la baguette tradition sort du four et me réchauffe les mains sur le chemin du retour.
En posant le pain sur la table de la cuisine, je ramasse la radio qui était tombée par terre la veille et y insère les piles qui avaient roulé sous une chaise. Elle se remet instantanément en marche.
« … câbles de fibre optique sous-marins sectionnés par le raz-de-marée ont été raccordés avec l’aide de navires militaires russes qui patrouillaient dans la zone. Le réseau internet en Europe occidentale est revenu à la stabilité, les transactions financières sont relancées, la bourse de Paris rouvrira dans la matinée. Internet n’a pas disparu, son accès est donc rétabli pour tous, particuliers et entreprises, notamment les agences bancaires qui avaient particulièrement été affectées par cette rupture du réseau entre l’Europe et les serveurs situés outre-Atlantique. Ce rétrécissement du réseau principal ayant entraîné un blocage quasi total de l’accès à la toile autant pour les utilisateurs de Facebook que pour les tradings bots… »
J’éteins la radio avant de péter un câble de nouveau.