Six heures cinquante – Caroline Nallet

Six heures cinquante. Je pense que je dois me lever à six heures cinquante. Disons que je dois être à huit heures trente là-bas ; oui, huit heures trente, ce sera bien. Que je sois pas en retard pour cette fois, c’est une journée importante, je peux pas me le permettre. Donc si je dois y être à huit heures trente, il faut que je prenne le métro de sept heures quarante cinq, soit quitter l’appartement à sept heures trente cinq. Je vais compter vingt minutes pour prendre le temps de faire un vrai petit déjeuner, je vais faire un effort et pas tout avaler en quatrième vitesse, debout dans la cuisine comme je fais d’habitude. Je vais m’asseoir à table avec un café brûlant, la radio en bruit de fond et le journal du jour, comme les gens qui ont l’air de réussir leur vie chaque matin. Et une douche aussi, c’est bien de prendre une douche avant les grandes occasions, au moins dix minutes sous l’eau chaude. Ça me fait arriver à quelle heure tout ça ? Trente cinq moins vingt moins dix, ça fait sept heures cinq, ça me laisse quinze minutes pour émerger après le réveil, quinze minute pour me remettre du traumatisme répété chaque matin de bruit strident qui vient me titiller les neurones et me sortir d’un des endroits les plus agréable au monde. Six heures cinquante donc. Sonnerie activée sur le téléphone, sonnerie activée sur le radio réveil, deuxième sonnerie de secours activée à six heures cinquante cinq, je crois que c’est bon, je suis prêt pour demain.

Tiens, on dirait que la voisine est déjà rentrée. C’est bizarre, elle travaille tard le mardi soir habituellement. Elle est peut être en congés, ou en arrêt maladie, ou la bibliothèque où elle travaille a peut-être brûlé dans l’après midi et elle se retrouve au chômage technique de manière inopinée. Elle se fait couler un bain. Elle a bien raison. Après le tel traumatisme qu’elle a dû vivre à cause de cet incendie, un bain c’est une bonne idée. Enfin, elle a peut-être juste la grippe.

Je vais dormir maintenant, elle viendra me voir demain soir si elle a besoin d’aide, mais pour l’instant il faut que je me repose pour la journée de demain ; j’ai pas tellement de temps à perdre ce soir avec des histoires de grippes incendiaires.

Je reprends : il faut que j’y sois à huit heures trente, donc je monte dans le métro à sept heures quarante cinq. Je pars à sept heures trente cinq, avec vingt minutes de petit déjeuner, mais pas un petit-dej lambda, non, un petit-dej digne de celui que prendrait un PDG sorti tout droit d’un film d’auteur français, et une douche, sans compter aussi une phase larvaire pour me sortir de mon nid. C’est bon pour six heure cinquante, mes réveils sont activés. Huit heures trente tapantes, au siège social. Je débarque, je dis bonjour à Bruno à l’accueil, il va encore me demander si j’ai passé un bon week-end et il va me parler du sien sans même attendre ma réponse. Le gigot de sa belle mère et le match de foot du petit dernier, le vin bouchonné rapporté par le beau frère. Toujours le même week-end qu’il me raconte chaque semaine, du lundi au mercredi, et à partir du jeudi, on embraye sur les prévisions pour le week-end suivant. Bref, je prends l’ascenseur. Je tombe sur Chantal de la compta accompagnée de son sempiternel caniche nain amputé des deux pattes arrière depuis deux mois et qui se trimballe avec deux petites roulettes qui grincent. Peut-être que demain matin il aura une collerette, y a rien de plus ridicule qu’un caniche avec une collerette. Ah si, un caniche avec une collerette qui traîne une charrette. Bon ça fera mon quota d’interactions sociales désintéressées de la journée. Finies les simagrées, direction le bureau d’Anaïs Grandjean. Demain, je me démonterai pas, je lui demanderai. Après Chantal et son caniche qui passent toujours pile quand je sors de l’ascenseur, je tourne à droite. Machine à café à gauche en panne depuis des siècles, vieux ficus à droite, grabataire mais immortel. Qui arrose ce ficus ? Y a quelqu’un qui a dans son contrat : « arroser le ficus moche du troisième étage une fois par semaine? » A plus, vieux ficus, j’ai un truc important à faire, souhaite-moi bonne chance, je repasse tout à l’heure, je serai un autre homme, t’en reviendras pas. Allez, là ce sera direction le couloir de l’administration, l’enfer des esthètes. Je suis sûr que même un aveugle sentirait le mauvais goût qui habille les murs de ce couloir. Jean-Christophe Mounier a fait cinq croûtes dans toute son existence, et elles sont toutes là, dans ce couloir. D’ailleurs c’est qui ce J-C ? Sûrement un ami de quelqu’un qui bosse ici, un mec en burn-out qui se reconvertit à la peinture pour tenter de donner un peu de sens à son existence. Comme si peindre des croûtes et les exposer dans un couloir lugubre d’entreprise qui fabrique des cartons pouvait te sortir du marasme. Moi je dirais plutôt que c’est le signe ultime que t’es vraiment au fond du trou. Elle est dans quel bureau, déjà, Anaïs Grandjean ? Celui au fond à droite, non ? Merde, j’aurais dû regarder la dernière fois. C’est pas grave, j’avancerai d’un air décontracté et je jetterai des coups d’œil discrets sur les portes, ni vu ni connu. Qu’est-ce que je fais quand j’ai trouvé la porte ? Je toque combien de fois ? Une fois, ça fait un peu sec, quatre fois, on dirait que je vais annoncer la troisième guerre mondiale. Trois fois c’est bien, la plupart des gens toquent trois fois. Trois coups rapides, mais pas trop. Et j’attends la réponse, et j’espère qu’elle répondra parce que quand y a pas de réponse, on sait jamais quoi faire. On toque à nouveau ? On ouvre ? On va dire qu’elle va répondre.

Merde, la plaque. Est-ce que j’ai éteint la plaque électrique dans la cuisine ? On dirait que ça sent le chaud. Oh, la flemme. Mais faut que je me lève sinon je vais pas pouvoir dormir. Pour fabriquer des cartons de toutes les tailles et de toutes les couleurs, y a du monde mais dès qu’il faut inventer quelque chose d’utile à la société, là y a plus personne. Les ingénieurs, ils attendent quoi pour inventer quelque chose qui permette de savoir depuis son lit si on a bien éteint la plaque de cuisson sans avoir à se lever et à marcher pieds nus sur le carrelage froid et sale de la cuisine ? Il y a un vrai marché, j’en suis sûr.

Ok, elle était éteinte. Elle est toujours éteinte, mais j’ai toujours le doute. Quand je suis au cinéma, c’est encore pire. A chaque fois, au lieu de regarder le film, je me demande si j’ai bien éteint la plaque, si j’ai pas laissé le four allumé et s’il y a pas tout l’immeuble qui est en train de cramer à cause de moi. C’est peut-être ce qui s’est passé dans la bibliothèque de la voisine d’ailleurs. Et puis les livres, y a rien de tel pour propager un incendie. Les liseuses électroniques, c’est moins dangereux. On dira ce qu’on voudra, ça a pas l’odeur du vieux papier, mais au moins, ça brûle moins facilement, et ça, c’est important.

Alors, imaginons qu’elle m’ait répondu. Je rentre d’un pas alerte, l’esprit vif et l’œil aiguisé. Il faut que je mette toutes les chances de mon côté, le jeu en vaut la chandelle. Enfin faut pas que je rentre trop vite quand même, restons mesuré sinon ça va paraître louche. Partons du principe qu’elle va me dire bonjour. Et me regarder d’un air interrogateur juste après. Elle va peut-être même me demander le pourquoi du comment de ma venue ici. Et là, faudra pas que je me dégonfle. Je tergiverse pas moi, si je veux quelque chose, je le dis, je tourne pas autour du pot.

Attends, y a pas un bruit, là ? Oh non, ok, j’ai compris. Broutille… Broutille et sa baguette à grelots. Mais pourquoi je lui ai acheté ça… Il faut que j’arrête de lui acheter des choses, surtout des choses qui font du bruit, en pensant que ça va vraiment lui faire plaisir. Le voilà qui monte. Cet abruti de chat cogne les grelots dans tous les murs. Dans trois secondes, il gratte à la porte pour venir jouer. Sérieusement, il est deux heures du mat. Il pionce toute la journée et à deux heures, faut qu’il vienne chercher un gai luron pour jouer avec lui et sa baguette à grelots. Mais moi je suis pas un gai luron, et encore moins à deux heures du mat. Et surtout quand j’ai quelque chose d’important à faire le lendemain. Ils respectent vraiment rien les chats. Est-ce qu’ils s’en rendent compte ? Ils le font peut-être exprès. Ils n’ont que ça à faire. Il y a peut-être un complot des félidés domestiques pour empêcher les humains de dormir. C’est une piste à creuser, mais pas ce soir. Demain, on se lève tôt. Le plus important, c’est le sommeil, j’ai entendu ça toute mon enfance. Bien dormir et ne jamais mentir, les deux préceptes de ma mère.

D’ailleurs demain, je vais pas mentir, je vais dire les choses comme elles sont, directement. Je vais demander ce que je veux sans détour, et je vais l’obtenir.

Si elle me demande comment je vais avant de me demander pourquoi je viens la voir, qu’est-ce que je réponds ? C’est quoi cette manie de demander comment ça va à la moindre personne qu’on croise alors qu’on s’en balance ? C’est fou ça. Les conventions sociales… Est-ce qu’Anaïs Grandjean a vraiment envie de savoir comment je vais en ce moment ? Est-ce que ça l’intéresse de savoir que je vis dans le même studio depuis dix ans, avec un chat casse-couille et insomniaque, des plaques de cuisson qui sont pas foutues de te dire si elles sont bien éteintes, un velux qui fuit à la première averse, que mon boulot me fait chier et que quand j’étais petit, mon rêve c’était pas de faire de l’import-export de cartons multicolores ?! Moi je voulais monter un business dans la construction d’arbres à chat en bois. Arbres à chats, pour chats obèses, avec des monte-escaliers électriques et tout pour les aider à aller sur les différents étages. Je suis sûr que j’aurais pu faire fortune, c’est peut-être pas trop tard d’ailleurs. Peut-être que je pourrais passer un contrat avec les chats, je fais des aménagements pour chats à mobilité réduite et en échange, ils arrêtent de me faire chier la nuit. Je vais proposer ça à Broutille, tiens. Lui il est pas obèse, mais il a peut-être des potes qui seraient intéressés. Je suis sûr que quand il va se promener sur le toit la nuit, c’est parce qu’il fait des réunions du syndic avec les chats de l’immeuble. Et à mon avis, le chat de la dame du premier est en surpoids. Quand elle revient des courses, il y a toujours quinze boîtes de pâtée pour chat premier prix, et il doit pas faire beaucoup d’exercice.

Enfin bon, c’est peut-être préférable qu’elle me demande pas comment je vais. Au pire, je répondrai laconiquement « ça va ». C’est moins risqué. Et puis moins long à expliquer aussi. A moins qu’elle ait elle-même un chat obèse ! Non, allez, on se concentre.

Passé cet instant de tension maximale, il faudra en venir aux faits.

Je m’assieds ou je m’assieds pas ? Faut voir si elle me le propose. Si elle me le propose pas, je reste debout. Mais je poserai peut-être quand même mes mains sur le dossier de la chaise pour me donner un peu de contenance. En espérant que ce soit pas des tabourets parce que là, je serai mal. Mais en même temps, quelle responsable des achats d’un grand groupe international met des tabourets dans son bureau ? C’est pas poli. Surtout pour les gens qui ont des lombalgies, on n’y pense pas assez. Ma cousine, qui a une double hernie discale, ça m’étonnerait qu’elle puisse s’asseoir sur un tabouret sans se déclencher une sciatique. Bon, en même temps, ma cousine a pas de raison d’aller dans le bureau d’Anaïs Grandjean. Pas que je sache en tout cas.

Donc je m’installe, assis si elle me le propose, debout derrière la chaise sinon. Et là, je me lance. Je prends une voix ferme et déterminée et je lui dis que c’est plus possible. Ça donnerait un truc du style : « Est-ce que vous pouvez recommander des trombones jaunes ? Je n’en ai plus depuis deux semaines, je ne peux pas travailler dans de telles conditions. »

Non mais c’est vrai, je veux bien être gentil, mais, je suis désolé, on déconne pas avec les fournitures de bureau.

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