Publié dans la categorie Concours Jets d’encre

Sans en avoir l’air – Jean Krug

« — Sea.
— Si ?
— Non. Sea. En anglais. Ça veut dire la mer.
— La mère ? »
Excès d’oxygène. Les vieux finissent toujours comme ça. À croire qu’être riche et enquiller les shoots d’air pur comme des cacahuètes, ça fait freezer du boulard.

Je me lèverai demain – Grégoire Godinaud

La voiture a tourné longtemps avant de s’immobiliser. Le ciel était encore clair, zébré de rouge comme une peau de velours taillée au couteau. L’air était pourtant lourd et dense et sentait le sang. De gros nuages noirs descendaient du nord et présageaient une nuit sans étoiles. Une nuit sans vie pour le conducteur. Tout s’est brusquement accéléré. Le pare-brise a explosé, les épis de blé l’ont comme transpercé. Je n’ai rien entendu, je crois, j’étais trop loin. La tôle s’est froissée, et j’ai imaginé son crissement métallique aux accents de mort. J’ai senti des jambes qui se broyaient sans douleur, des organes que l’on comprime comme on presse une orange. Facilement, inexorablement, l’accident extirpait de ces corps la sève de la vie, à la manière d’un enfant suçant d’une paille les dernières gouttes d’un jus. J’imaginais les ultimes paroles d’une mère à son fils : « Sois prudent ».

Demain les arbres – Jérôme Goffette

Demain, les arbres s’apprêteront à marcher vers la mer. Ils se tourneront, une dernière fois, vers leurs compagnons de toujours, les champignons et leurs réseaux de fluides, d’odeurs et de signaux. Les milliers de bras minuscules des radicelles embrasseront avec la plus grande tendresse les milliers de bras minuscules des mycéliums. Puis, au rythme lent et sûr de leurs pattes d’éléphants, les hêtres sortiront des bois. Dans leurs bras gris, ils porteront à pleines brassées les houx, les fragons et les bois-jolis, les myrtilliers et les genets. Les chênes à l’écorce fendue prendront par la main les aubépines aux fruits rouges et les sorbiers garnis de passereaux. L’air sentira la feuille, la fleur et l’humus, et lorsque ces forêts arriveront sur la falaise ou sur la grève, on les verra, bruissantes et résolues, aller vers l’écume. Il faudra un frissonnement de plusieurs semaines pour que toutes et tous s’engouffrent dans la houle, pour que toutes et tous disparaissent dans la plaine liquide. Plusieurs saisons plus tard, les marées laisseront encore sur l’estran des andains de feuillées.

Le bunker – Mélina Cabot

« Papa a toujours dit que les gens étaient fous dehors, et il avait raison.
C’est lui qui m’a tout expliqué.
La Troisième Guerre Mondiale a éclaté il y a de ça plus de trente ans, tout le monde ignore où elle a commencé.
Le terrorisme grandissait d’année en année, les grandes puissances étaient gouvernées par des dictateurs prêts à tout pour faire croître leur influence et la surpopulation créait de plus en plus d’inégalités ; la famine était devenue monnaie courante. Les écarts économiques et sociaux entre pays se sont creusés à tel point que les pays les plus riches se sont livrés une guerre sans merci pour prendre possession des petites terres affaiblies et de leur population.
Finalement, c’est une guerre nucléaire mondiale qui a tout ravagé et rendu l’air irrespirable.

Six heures cinquante – Caroline Nallet

Six heures cinquante. Je pense que je dois me lever à six heures cinquante. Disons que je dois être à huit heures trente là-bas ; oui, huit heures trente, ce sera bien. Que je sois pas en retard pour cette fois, c’est une journée importante, je peux pas me le permettre. Donc si je dois y être à huit heures trente, il faut que je prenne le métro de sept heures quarante cinq, soit quitter l’appartement à sept heures trente cinq. Je vais compter vingt minutes pour prendre le temps de faire un vrai petit déjeuner, je vais faire un effort et pas tout avaler en quatrième vitesse, debout dans la cuisine comme je fais d’habitude. Je vais m’asseoir à table avec un café brûlant, la radio en bruit de fond et le journal du jour, comme les gens qui ont l’air de réussir leur vie chaque matin. Et une douche aussi, c’est bien de prendre une douche avant les grandes occasions, au moins dix minutes sous l’eau chaude. Ça me fait arriver à quelle heure tout ça ? Trente cinq moins vingt moins dix, ça fait sept heures cinq, ça me laisse quinze minutes pour émerger après le réveil, quinze minute pour me remettre du traumatisme répété chaque matin de bruit strident qui vient me titiller les neurones et me sortir d’un des endroits les plus agréable au monde. Six heures cinquante donc. Sonnerie activée sur le téléphone, sonnerie activée sur le radio réveil, deuxième sonnerie de secours activée à six heures cinquante cinq, je crois que c’est bon, je suis prêt pour demain.

Rêverie – Aurélie Aguesse

Gracieuse, légère, délicate, elle semble presque survoler la petite rue aux façades colorées. Son regard gourmand scrute la devanture de la boulangerie-pâtisserie : « La flûte enchantée ». On croirait même qu’elle dévore mentalement les babas au rhum, éclairs au café et tartelettes aux framboises. La jeune femme aux cheveux bouclés et aux yeux de biche se décide finalement à entrer.

Elle pousse la porte. La boulangère apparait au tintement de la clochette. Elles se sourient.

Zippo, le vieux clown – Bernard Langlois

Juin 1953. Quelque part en Bavière, au bord d’un lac. En ce début d’été, une tiédeur insolente alimentait une soif insatiable de plaisir pour oublier les tourments de la guerre, encore très vivaces. Le soir tombait, la foule s’agglutinait peu à peu vers la porte du chapiteau, dans les rires et la bonne humeur, prête à s’esbaudir des gags des clowns et à frémir aux audaces des trapézistes. Les cuivres de l’orchestre éclatèrent pour annoncer l’entrée.

A l’opposé, sous une petite tente en verrue le long du chapiteau, Zippo se préparait sans précipitation, selon un plan immuable. Tout d’abord, son corps, certes un peu enveloppé par l’âge, devint difforme dans le costume empesé, tout d’une seule pièce, qu’il enfila en un tournemain. Ce costume duveteux qu’il se plaisait à caresser avant chaque représentation, dans un lent rituel savamment calculé où se dissolvait son trac.

La dispari-son – Lou Rochard

La vie fait beaucoup de bruit.

L’alarme du réveil sonnait une autre couleur ce matin-là. C’était une des rares nuits où l’on attendait de l’entendre. Une des nuits où un silence entier enveloppe la maison car la quiétude du lendemain apaise les corps et les prépare au vacarme. Une mélodie est venue fendre cette paix avec rythme et douceur: elle n’annonçait pas les journées pressantes où une minute chasse l’autre comme un écho. Elle avait le goût des vacances, du calme et du repos.

Rosalie – Janna Koroid

Elle avait fait ce qu’il fallait, le village était prévenu. A présent, il ne restait plus qu’à attendre. Baptiste et le maréchal-ferrant étaient partis à leur recherche, ils seraient de retour avant la nuit.

Rosalie poussa la porte de sa maison. Il commençait à y faire frais. C’était la fin du printemps, la montagne s’était dégagée de son manteau de neige et les routes étaient à nouveau praticables, mais les soirées restaient fraîches. Elle déposa ses sabots crottés dans l’entrée, referma la porte avec soin et commença à s’affairer pour faire repartir le feu. Les braises, tirées de leur sommeil de sous la cendre, embrasèrent rapidement le petit-bois, tandis que Rosalie mettait la dernière bûche. Cette fois-ci, ce serait à elle de couper le bois. Cette année l’hiver avait été plus long que de coutume et ils étaient pratiquement arrivés à la fin de leurs réserves. Heureusement qu’ils avaient gardé le surplus de l’année passée.

Pétage de câble – Léa Basso

Le raz-de-marée en Afrique a entraîné la grève des garçons de café en France. Cette journée insensée a commencé par cette information, qui m’a été apprise par Jean-Pierre Daron au flash info de treize heures. Non, en fait maintenant que j’y pense, elle n’a pas commencé comme cela. Cette journée de fous a commencé par la disparition de mon foulard, mon foulard de velours rouge que Lucette m’avait offert, dans nos belles années, et qui m’a toujours porté bonheur. Puis, les choses ont dégénéré.